Littérature française
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment :
Jeux, jouets et Lego : le deuxième à ...
Voir le deal

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Page 2 sur 5 Précédent  1, 2, 3, 4, 5  Suivant

Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:48

Quant aux monuments modernes du Paris neuf nous nous dispenserons volontiers d'en parler. Ce n'est pas que nous ne les admirions comme il convient. La Sainte-Geneviève de M. Soufflot est certainement le plus beau gâteau de Savoie qu'on ait jamais fait en pierre. Le palais de la Légion d'honneur est aussi un morceau de pâtisserie fort distingué. Le dôme de la Halle au blé est une casquette de jockey anglais sur une grande échelle. Les tours Saint-Sulpice sont deux grosses clarinettes, et c'est une forme comme une autre ; le télégraphe tortu et grimaçant fait un aimable accident sur leur toiture. Saint-Roch a un portail qui n'est comparable pour la magnificence qu'а Saint-Thomas d'Aquin. Il a aussi un calvaire en ronde-bosse dans une cave et un soleil de bois doré. Ce sont lа des choses tout а fait merveilleuses. La lanterne du labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingénieuse. Quant au palais de la Bourse, qui est grec par sa colonnade, romain par le plein cintre de ses portes et fenêtres, de la renaissance par sa grande voûte surbaissée, c'est indubitablement un monument très correct et très pur. La preuve, c'est qu'il est couronné d'un attique comme on n'en voyait pas а Athènes, belle ligne droite, gracieusement coupée çа et lа par des tuyaux de poêle. Ajoutons que, s'il est de règle que l'architecture d'un édifice soit adaptée а sa destination de telle façon que cette destination se dénonce d'elle-même au seul aspect de l'édifice, on ne saurait trop s'émerveiller d'un monument qui peut être indifféremment un palais de roi, une chambre des communes, un hôtel de ville, un collège, un manège, une académie, un entrepôt, un tribunal, un musée, une caserne, un sépulcre, un temple, un théâtre. En attendant, c'est une Bourse. Un monument doit en outre être approprié au climat. Celui-ci est évidemment construit exprès pour notre ciel froid et pluvieux. Il a un toit presque plat comme en Orient, ce qui fait que l'hiver, quand il neige, on balaye le toit, et il est certain qu'un toit est fait pour être balayé. Quant а cette destination dont nous parlions tout а l'heure, il la remplit а merveille ; il est Bourse en France, comme il eût été temple en Grèce. Il est vrai que l'architecte a eu assez de peine а cacher le cadran de l'horloge qui eût détruit la pureté des belles lignes de la façade ; mais en revanche on a cette colonnade qui circule autour du monument, et sous laquelle, dans les grands jours de solennité religieuse, peut se développer majestueusement la théorie des agents de change et des courtiers de commerce.

Ce sont lа sans aucun doute de très superbes monuments. Joignons-y force belles rues, amusantes et variées comme la rue de Rivoli, et je ne désespère pas que Paris vu а vol de ballon ne présente un jour aux yeux cette richesse de lignes, cette opulence de détails, cette diversité d'aspects, ce je ne sais quoi de grandiose dans le simple et d'inattendu dans le beau qui caractérise un damier.

Toutefois, si admirable que vous semble le Paris d'а présent, refaites le Paris du quinzième siècle, reconstruisez-le dans votre pensée, regardez le jour а travers cette haie surprenante d'aiguilles, de tours et de clochers, répandez au milieu de l'immense ville, déchirez а la pointe des îles, plissez aux arches des ponts la Seine avec ses larges flaques vertes et jaunes, plus changeante qu'une robe de serpent, détachez nettement sur un horizon d'azur le profil gothique de ce vieux Paris, faites-en flotter le contour dans une brume d'hiver qui s'accroche а ses nombreuses cheminées ; noyez-le dans une nuit profonde, et regardez le jeu bizarre des ténèbres et des lumières dans ce sombre labyrinthe d'édifices ; jetez-y un rayon de lune qui le dessine vaguement, et fasse sortir du brouillard les grandes têtes des tours ; ou reprenez cette noire silhouette, ravivez d'ombre les mille angles aigus des flèches et des pignons, et faites-la saillir, plus dentelée qu'une mâchoire de requin, sur le ciel de cuivre du couchant. - Et puis, comparez.

Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fête, au soleil levant de Pâques ou de la Pentecôte, montez sur quelque point élevé d'où vous dominiez la capitale entière, et assistez а l'éveil des carillons. Voyez а un signal parti du ciel, car c'est le soleil qui le donne, ces mille églises tressaillir а la fois. Ce sont d'abord des tintements épars, allant d'une église а l'autre, comme lorsque des musiciens s'avertissent qu'on va commencer ; puis tout а coup voyez, car il semble qu'en certains instants l'oreille aussi a sa vue, voyez s'élever au même moment de chaque clocher comme une colonne de bruit, comme une fumée d'harmonie. D'abord, la vibration de chaque cloche monte droite, pure et pour ainsi dire isolée des autres, dans le ciel splendide du matin. Puis, peu а peu, en grossissant elles se fondent, elles se mêlent, elles s'effacent l'une dans l'autre, elles s'amalgament dans un magnifique concert. Ce n'est plus qu'une masse de vibrations sonores qui se dégage sans cesse des innombrables clochers, qui flotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien au delа de l'horizon le cercle assourdissant de ses oscillations. Cependant cette mer d'harmonie n'est point un chaos. Si grosse et si profonde qu'elle soit, elle n'a point perdu sa transparence. Vous y voyez serpenter а part chaque groupe de notes qui s'échappe des sonneries ; vous y pouvez suivre le dialogue, tour а tour grave et criard, de la crécelle et du bourdon ; vous y voyez sauter les octaves d'un clocher а l'autre ; vous les regardez s'élancer ailées, légères et sifflantes de la cloche d'argent, tomber cassées et boiteuses de la cloche de bois ; vous admirez au milieu d'elles la riche gamme qui descend et remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache ; vous voyez courir tout au travers des notes claires et rapides qui font trois ou quatre zigzags lumineux et s'évanouissent comme des éclairs. Lа-bas, c'est l'abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et fêlée ; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille ; а l'autre bout, la grosse Tour du Louvre, avec sa basse-taille. Le royal carillon du Palais jette sans relâche de tous côtés des trilles resplendissants sur lesquels tombent а temps égaux les lourdes couppetées du beffroi de Notre-Dame, qui les font étinceler comme l'enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple volée de Saint-Germain-des-Prés. Puis encore de temps en temps cette masse de bruits sublimes s'entr'ouvre et donne passage а la strette de l'Ave Maria qui éclate et pétille comme une aigrette d'étoiles. Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire а travers les pores vibrants de leurs voûtes. - Certes, c'est lа un opéra qui vaut la peine d'être écouté. D'ordinaire, la rumeur qui s'échappe de Paris le jour, c'est la ville qui parle ; la nuit, c'est la ville qui respire : ici, c'est la ville qui chante. Prêtez donc l'oreille а ce tutti des clochers, répandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue, éteignez-y ainsi que dans une demi-teinte tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d'airain chantant а la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette cité qui n'est plus qu'un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempête.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:48

LIVRE QUATRIÈME
---------------

I

LES BONNES ÂMES
---------------

Il y avait seize ans а l'époque où se passe cette histoire que, par un beau matin de dimanche de la Quasimodo, une créature vivante avait été déposée après la messe dans l'église de Notre-Dame, sur le bois de lit scellé dans le parvis а main gauche, vis-а-vis ce grand image de saint Christophe que la figure sculptée en pierre de messire Antoine des Essarts, chevalier, regardait а genoux depuis 1413, lorsqu'on s'est avisé de jeter bas et le saint et le fidèle. C'est sur ce bois de lit qu'il était d'usage d'exposer les enfants trouvés а la charité publique. Les prenait lа qui voulait. Devant le bois de lit était un bassin de cuivre pour les aumônes.

L'espèce d'être vivant qui gisait sur cette planche le matin de la Quasimodo en l'an du Seigneur 1467 paraissait exciter а un haut degré la curiosité du groupe assez considérable qui s'était amassé autour du bois de lit. Le groupe était formé en grande partie de personnes du beau sexe. Ce n'étaient presque que des vieilles femmes.

Au premier rang et les plus inclinées sur le lit, on en remarquait quatre qu'а leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait attachées а quelque confrérie dévote. Je ne vois point pourquoi l'histoire ne transmettrait pas а la postérité les noms de ces quatre discrètes et vénérables demoiselles. C'étaient Agnès la Herme, Jehanne de la Tarme, Henriette la Gaultière, Gauchère la Violette, toutes quatre veuves, toutes quatre bonnes-femmes de la chapelle Etienne-Haudry, sorties de leur maison, avec la permission de leur maîtresse et conformément aux statuts de Pierre d'Ailly, pour venir entendre le sermon.

Du reste, si ces braves haudriettes observaient pour le moment les statuts de Pierre d'Ailly, elles violaient, certes, а coeur joie, ceux de Michel de Brache et du cardinal de Pise qui leur prescrivaient si inhumainement le silence.

-- Qu'est-ce que c'est que cela, ma soeur ? disait Agnès Gauchère, en considérant la petite créature exposée qui glapissait et se tordait sur le lit de bois, tout effrayée de tant de regards.

-- Qu'est-ce que nous allons devenir, disait Jehanne, si c'est comme cela qu'ils font les enfants а présent ?

-- Je ne me connais pas en enfants, reprenait Agnès, mais ce doit être un péché de regarder celui-ci.

-- Ce n'est pas un enfant, Agnès.

-- C'est un singe manqué, observait Gauchère.

-- C'est un miracle, reprenait Henriette la Gaultière.

-- Alors, remarquait Agnès, c'est le troisième depuis le dimanche du Laetare. Car il n'y a pas huit jours que nous avons eu le miracle du moqueur de pèlerins puni divinement par Notre-Dame d'Aubervilliers, et c'était le second miracle du mois.

-- C'est un vrai monstre d'abomination que ce soi-disant enfant trouvé, reprenait Jehanne.

-- Il braille а faire sourd un chantre, poursuivait Gauchère. -- Tais-toi donc, petit hurleur !

-- Dire que c'est M. de Reims qui envoie cette énormité а M. de Paris ! ajoutait la Gaultière en joignant les mains.

-- J'imagine, disait Agnès la Herme, que c'est une bête, un animal, le produit d'un juif avec une truie ; quelque chose enfin qui n'est pas chrétien et qu'il faut jeter а l'eau ou au feu.

-- J'espère bien, reprenait la Gaultière, qu'il ne sera postulé par personne.

-- Ah mon Dieu ! s'écriait Agnès, ces pauvres nourrices qui sont lа dans le logis des enfants trouvés qui fait le bas de la ruelle en descendant la rivière, tout а côté de monseigneur l'évêque, si on allait leur apporter ce petit monstre а allaiter ! J'aimerais mieux donner а téter а un vampire.

-- Est-elle innocente, cette pauvre la Herme ! reprenait Jehanne. Vous ne voyez pas, ma soeur, que ce petit monstre a au moins quatre ans et qu'il aurait moins appétit de votre tétin que d'un tournebroche.

En effet, ce n'était pas un nouveau-né que " ce petit monstre ". (Nous serions fort empêché nous-même de le qualifier autrement.) C'était une petite masse fort anguleuse et fort remuante, emprisonnée dans un sac de toile imprimé au chiffre de messire Guillaume Chartier, pour lors évêque de Paris, avec une tête qui sortait. Cette tête était chose assez difforme. On n'y voyait qu'une forêt de cheveux roux, un oeil, une bouche et des dents. L'oeil pleurait, la bouche criait, et les dents ne paraissaient demander qu'а mordre. Le tout se débattait dans le sac, au grand ébahissement de la foule qui grossissait et se renouvelait sans cesse а l'entour.

Dame Aloïse de Gondelaurier, une femme riche et noble qui tenait une jolie fille d'environ six ans а la main et qui traînait un long voile а la corne d'or de sa coiffe, s'arrêta en passant devant le lit, et considéra un moment la malheureuse créature, pendant que sa charmante petite fille Fleur-de-Lys de Gondelaurier, toute vêtue de soie et de velours, épelait avec son joli doigt l'écriteau permanent accroché au bois de lit : ENFANTS TROUVÉS.

-- En vérité, dit la dame en se détournant avec dégoût, je croyais qu'on n'exposait ici que des enfants.

Elle tourna le dos, en jetant dans le bassin un florin d'argent qui retentit parmi les liards et fit ouvrir de grands yeux aux pauvres bonnes-femmes de la chapelle Étienne-Haudry.

Un moment après, le grave et savant Robert Mistricolle, protonotaire du roi, passa avec un énorme missel sous un bras et sa femme sous l'autre (damoiselle Guillemette la Mairesse), ayant de la sorte а ses côtés ses deux régulateurs spirituel et temporel.

-- Enfant trouvé ! dit-il après avoir examiné l'objet. Trouvé apparemment sur le parapet du fleuve Phlégéto !

-- On ne lui voit qu'un oeil, observa demoiselle Guillemette. Il a sur l'autre une verrue.

-- Ce n'est pas une verrue, reprit maître Robert Mistricolle. C'est un oeuf qui renferme un autre démon tout pareil, lequel porte un autre petit oeuf qui contient un autre diable, et ainsi de suite.

-- Comment savez-vous cela ? demanda Guillemette la Mairesse.

-- Je le sais pertinemment, répondit le protonotaire.

-- Monsieur le protonotaire, demanda Gauchère, que pronostiquez-vous de ce prétendu enfant trouvé ?

-- Les plus grands malheurs, répondit Mistricolle.

-- Ah ! mon Dieu ! dit une vieille dans l'auditoire, avec cela qu'il y a eu une considérable pestilence l'an passé et qu'on dit que les Anglais vont débarquer en compagnie а Harefleu.

-- Cela empêchera peut-être la reine de venir а Paris au mois de septembre, reprit une autre. La marchandise va déjа si mal !

-- Je suis d'avis, s'écria Jehanne de la Tarme, qu'il vaudrait mieux pour les manants de Paris que ce petit magicien-lа fût couché sur un fagot que sur une planche.

-- Un beau fagot flambant ! ajouta la vieille.

-- Cela serait plus prudent, dit Mistricolle.

Depuis quelques moments un jeune prêtre écoutait le raisonnement des haudriettes et les sentences du protonotaire. C'était une figure sévère, un front large, un regard profond. Il écarta silencieusement la foule, examina le petit magicien, et étendit la main sur lui. Il était temps. Car toutes les dévotes se léchaient déjа les barbes du beau fagot flambant.

-- J'adopte cet enfant, dit le prêtre.

Il le prit dans sa soutane, et l'emporta. L'assistance le suivit d'un oeil effaré. Un moment après, il avait disparu par la Porte-Rouge qui conduisait alors de l'église au cloître.

Quand la première surprise fut passée, Jehanne de la Tarme se pencha а l'oreille de la Gaultière :

-- Je vous avais bien dit, ma soeur, que ce jeune clerc monsieur Claude Frollo est un sorcier.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:49

II

CLAUDE FROLLO
-------------

En effet, Claude Frollo n'était pas un personnage vulgaire. Il appartenait а une de ces familles moyennes qu'on appelait indifféremment dans le langage impertinent du siècle dernier haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait hérité des frères Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l'évêque de Paris, et dont les vingt-une maisons avaient été au treizième siècle l'objet de tant de plaidoiries par-devant l'official. Comme possesseur de ce fief Claude Frollo était un des sept vingt-un seigneurs prétendant censive dans Paris et ses faubourgs ; et l'on a pu voir longtemps son nom inscrit en cette qualité, entre l'hôtel de Tancarville, appartenant а maître François Le Rez, et le collège de Tours, dans le cartulaire déposé а Saint-Martin des Champs.

Claude Frollo avait été destiné dès l'enfance par ses parents а l'état ecclésiastique. On lui avait appris а lire dans du latin. Il avait été élevé а baisser les yeux et а parler bas. Tout enfant, son père l'avait cloîtré au collège de Torchi en l'Université. C'est lа qu'il avait grandi, sur le missel et le Lexicon.

C'était d'ailleurs un enfant triste, grave, sérieux, qui étudiait ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les récréations, se mêlait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre, ne savait ce que c'était que dare alapas et capillos laniare, et n'avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de : " Sixième trouble de l'Université ". Il lui arrivait rarement de railler les pauvres écoliers de Montagu pour les cappettes dont ils tiraient leur nom, ou les boursiers du Collège de Dormans pour leur tonsure rase et leur surtout tri-parti de drap pers, bleu et violet, azurini coloris et bruni, comme dit la charte du cardinal des Quatre-Couronnes.

En revanche, il était assidu aux grandes et petites écoles de la rue Saint-Jean-de-Beauvais. Le premier écolier que l'abbé de Saint-Pierre de Val, au moment de commencer sa lecture de droit canon, apercevait toujours collé vis-а-vis de sa chaire а un pilier de l'école Saint-Vendregesile, c'était Claude Frollo, armé de son écritoire de corne, mâchant sa plume, griffonnant sur son genou usé, et l'hiver soufflant dans ses doigts. Le premier auditeur que messire Miles d'Isliers, docteur en Décret, voyait arriver chaque lundi matin, tout essoufflé, а l'ouverture des portes de l'école du Chef-Saint-Denis, c'était Claude Frollo. Aussi, а seize ans, le jeune clerc eût pu tenir tête, en théologie mystique а un père de église, en théologie canonique а un père des conciles, en théologie scolastique а un docteur de Sorbonne.

La théologie dépassée, il s'était précipité dans le Décret. Du Maître des Sentences, il était tombé aux Capitulaires de Charlemagne. Et successivement il avait dévoré, dans son appétit de science, décrétales sur décrétales, celles de Théodore, évêque d'Hispale, celles de Bouchard, évêque de Worms, celles d'Yves, évêque de Chartres ; puis le Décret de Gratien qui succéda aux Capitulaires de Charlemagne ; puis le recueil de Grégoire IX ; puis l'épître Super specula d'Honorius III. Il se fit claire, il se fit familière cette vaste et tumultueuse période du droit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le chaos du moyen âge, période que l'évêque Théodore ouvre en 618 et que ferme en 1227 le pape Grégoire.

Le Décret digéré, il se jeta sur la médecine, et sur les arts libéraux. Il étudia la science des herbes, la science des onguents. Il devint expert aux fièvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes. Jacques d'Espars l'eût reçu médecin physicien, Richard Hellain, médecin chirurgien. Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise et doctorerie des arts. Il étudia les langues, le latin, le grec, l'hébreu, triple sanctuaire alors bien peu fréquenté. C'était une véritable fièvre d'acquérir et de thésauriser en fait de science. А dix-huit ans, les quatre facultés y avaient passé. Il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique : savoir.

Ce fut vers cette époque environ que l'été excessif de 1466 fit éclater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille créatures dans la vicomté de Paris, et entre autres, dit Jean de Troyes, " maître Arnoul, astrologien du roi, qui était fort homme de bien, sage et plaisant ". Le bruit se répandit dans l'Université que la rue Tirechappe était en particulier dévastée par la maladie. C'est lа que résidaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude. Le jeune écolier courut fort alarmé а la maison paternelle. Quand il y entra, son père et sa mère étaient morts de la veille. Un tout jeune frère qu'il avait au maillot vivait encore et criait abandonné dans son berceau. C'était tout ce qui restait а Claude de sa famille. Le jeune homme prit l'enfant sous son bras, et sortit pensif. Jusque-lа il n'avait vécu que dans la science, il commençait а vivre dans la vie.

Cette catastrophe fut une crise dans l'existence de Claude. Orphelin, aîné, chef de famille а dix-neuf ans, il se sentit rudement rappelé des rêveries de l'école aux réalités de ce monde. Alors, ému de pitié, il se prit de passion et de dévouement pour cet enfant, son frère ; chose étrange et douce qu'une affection humaine а lui qui n'avait encore aimé que des livres.

Cette affection se développa а un point singulier. Dans une âme aussi neuve, ce fut comme un premier amour. Séparé depuis l'enfance de ses parents, qu'il avait а peine connus, cloîtré et comme muré dans ses livres, avide avant tout d'étudier et d'apprendre, exclusivement attentif jusqu'alors а son intelligence qui se dilatait dans la science, а son imagination qui grandissait dans les lettres, le pauvre écolier n'avait pas encore eu le temps de sentir la place de son coeur. Ce jeune frère sans père ni mère, ce petit enfant, qui lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau, il s'aperçut qu'il y avait autre chose dans le monde que les spéculations de la Sorbonne et les vers d'Homerus, que l'homme avait besoin d'affections, que la vie sans tendresse et sans amour n'était qu'un rouage sec, criard et déchirant ; seulement il se figura, car il était dans l'âge où les illusions ne sont encore remplacées que par des illusions, que les affections de sang et de famille étaient les seules nécessaires, et qu'un petit frère а aimer suffisait pour remplir toute une existence.

Il se jeta donc dans l'amour de son petit Jehan avec la passion d'un caractère déjа profond, ardent, concentré. Cette pauvre frêle créature, jolie, blonde, rose et frisée, cet orphelin sans autre appui qu'un orphelin, le remuait jusqu'au fond des entrailles ; et, grave penseur qu'il était, il se mit а réfléchir sur Jehan avec une miséricorde infinie. Il en prit souci et soin comme de quelque chose de très fragile et de très recommandé. Il fut а l'enfant plus qu'un frère, il lui devint une mère.

Le petit Jehan avait perdu sa mère, qu'il tétait encore. Claude le mit en nourrice. Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en héritage de son père le fief du Moulin, qui relevait de la tour carrée de Gentilly. C'était un moulin sur une colline, près du château de Winchestre (Bicêtre). Il y avait la meunière qui nourrissait un bel enfant ; ce n'était pas loin de l'Université. Claude lui porta lui-même son petit Jehan.

Dès lors, se sentant un fardeau а traîner, il prit la vie très au sérieux. La pensée de son petit frère devint non seulement la récréation, mais encore le but de ses études, il résolut de se consacrer tout entier а un avenir dont il répondait devant Dieu, et de n'avoir jamais d'autre épouse, d'autre enfant que le bonheur et la fortune de son frère. Il se rattacha donc plus que jamais а sa vocation cléricale. Son mérite, sa science, sa qualité de vassal immédiat de l'évêque de Paris, lui ouvraient toutes grandes les portes de l'église. А vingt ans, par dispense spéciale du saint-siège, il était prêtre, et desservait, comme le plus jeune des chapelains de Notre-Dame, l'autel qu'on appelle, а cause de la messe tardive qui s'y dit, altare pigrorum.

Lа, plus que jamais plongé dans ses chers livres qu'il ne quittait que pour courir une heure au fief du Moulin, ce mélange de savoir et d'austérité, si rare а son âge, l'avait rendu promptement le respect et l'admiration du cloître. Du cloître, sa réputation de savant avait été au peuple, où elle avait un peu tourné, chose fréquente alors, au renom de sorcier.

C'est au moment où il revenait, le jour de la Quasimodo, de dire sa messe des paresseux а leur autel, qui était а côté de la porte du choeur tendant а la nef, а droite, proche l'image de la Vierge, que son attention avait été éveillée par le groupe de vieilles glapissant autour du lit des enfants-trouvés.

C'est alors qu'il s'était approché de la malheureuse petite créature si haïe et si menacée. Cette détresse, cette difformité, cet abandon, la pensée de son jeune frère, la chimère qui frappa tout а coup son esprit que, s'il mourait, son cher petit Jehan pourrait bien aussi, lui, être jeté misérablement sur la planche des enfants-trouvés, tout cela lui était venu au coeur а la fois, une grande pitié s'était remuée en lui, et il avait emporté l'enfant.

Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet. Le pauvre petit diable avait une verrue sur l'oeil gauche, la tête dans les épaules, la colonne vertébrale arquée, le sternum proéminent, les jambes torses ; mais il paraissait vivace ; et quoiqu'il fût impossible de savoir quelle langue il bégayait, son cri annonçait quelque force et quelque santé. La compassion de Claude s'accrut de cette laideur ; et il fit voeu dans son coeur d'élever cet enfant pour l'amour de son frère, afin que, quelles que fussent dans l'avenir les fautes du petit Jehan, il eût par devers lui cette charité, faite а son intention. C'était une sorte de placement de bonnes oeuvres qu'il effectuait sur la tête de son jeune frère ; c'était une pacotille de bonnes actions qu'il voulait lui amasser d'avance, pour le cas où le petit drôle un jour se trouverait а court de cette monnaie, la seule qui soit reçue au péage du paradis.

Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu'il voulût marquer par lа le jour où il l'avait trouvé, soit qu'il voulût caractériser par ce nom а quel point la pauvre petite créature était incomplète et а peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n'était guère qu'un а peu près.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:49

III

IMMANIS PECORIS CUSTOS IMMANIOR IPSE
------------------------------------

Or, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il était devenu, depuis plusieurs années, sonneur de cloches de Notre-Dame, grâce а son père adoptif Claude Frollo, lequel était devenu archidiacre de Josas, grâce а son suzerain messire Louis de Beaumont, lequel était devenu évêque de Paris en 1472, а la mort de Guillaume Chartier, grâce а son patron Olivier le Daim, barbier du roi Louis XI par la grâce de Dieu.

Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame.

Avec le temps, il s'était formé je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur а l'église. Séparé а jamais du monde par la double fatalité de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonné dès l'enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s'était accoutumé а ne rien voir dans ce monde au delа des religieuses murailles qui l'avaient recueilli а leur ombre. Notre-Dame avait été successivement pour lui, selon qu'il grandissait et se développait, l'oeuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers.

Et il est sûr qu'il y avait une sorte d'harmonie mystérieuse et préexistante entre cette créature et cet édifice. Lorsque, tout petit encore, il se traînait tortueusement et par soubresauts sous les ténèbres de ses voûtes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l'ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres.

Plus tard, la première fois qu'il s'accrocha machinalement а la corde des tours, et qu'il s'y pendit, et qu'il mit la cloche en branle, cela fit а Claude, son père adoptif, l'effet d'un enfant dont la langue se délie et qui commence а parler.

C'est ainsi que peu а peu, se développant toujours dans le sens de la cathédrale, y vivant, y dormant, n'en sortant presque jamais, en subissant а toute heure la pression mystérieuse, il arriva а lui ressembler, а s'y incruster, pour ainsi dire, а en faire partie intégrante. Ses angles saillants s'emboîtaient, qu'on nous passe cette figure, aux angles rentrants de l'édifice, et il en semblait, non seulement l'habitant, mais encore le contenu naturel. On pourrait presque dire qu'il en avait pris la forme, comme le colimaçon prend la forme de sa coquille. C'était sa demeure, son trou, son enveloppe. Il y avait entre la vieille église et lui une sympathie instinctive si profonde, tant d'affinités magnétiques, tant d'affinités matérielles, qu'il y adhérait en quelque sorte comme la tortue а son écaille. La rugueuse cathédrale était sa carapace.

Il est inutile d'avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre les figures que nous sommes obligé d'employer ici pour exprimer cet accouplement singulier, symétrique, immédiat, presque co-substantiel, d'un homme et d'un édifice. Il est inutile de dire également а quel point il s'était faite familière toute la cathédrale dans une si longue et si intime cohabitation. Cette demeure lui était propre. Elle n'avait pas de profondeur que Quasimodo n'eût pénétrée, pas de hauteur qu'il n'eût escaladée, il lui arrivait bien des fois de gravir la façade а plusieurs élévations en s'aidant seulement des aspérités de la sculpture. Les tours, sur la surface extérieure desquelles on le voyait souvent ramper comme un lézard qui glisse sur un mur а pic, ces deux géantes jumelles, si hautes, si menaçantes, si redoutables, n'avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses d'étourdissement ; а les voir si douces sous sa main, si faciles а escalader, on eût dit qu'il les avait apprivoisées. А force de sauter, de grimper, de s'ébattre au milieu des abîmes de la gigantesque cathédrale, il était devenu en quelque façon singe et chamois, comme l'enfant calabrais qui nage avant de marcher, et joue, tout petit, avec la mer.

Du reste, non seulement son corps semblait s'être façonné selon la cathédrale, mais encore son esprit. Dans quel état était cette âme, quel pli avait-elle contracté, quelle forme avait-elle prise sous cette enveloppe nouée, dans cette vie sauvage, c'est ce qu'il serait difficile de déterminer. Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux. C'est а grande peine et а grande patience que Claude Frollo était parvenu а lui apprendre а parler. Mais une fatalité était attachée au pauvre enfant-trouvé. Sonneur de Notre-Dame а quatorze ans, une nouvelle infirmité était venue le parfaire ; les cloches lui avaient brisé le tympan ; il était devenu sourd. La seule porte que la nature lui eût laissée toute grande ouverte sur le monde s'était brusquement fermée а jamais.

En se fermant, elle intercepta l'unique rayon de joie et de lumière qui pénétrât encore dans l'âme de Quasimodo. Cette âme tomba dans une nuit profonde. La mélancolie du misérable devint incurable et complète comme sa difformité. Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon muet. Car, pour ne pas donner а rire aux autres, du moment où il se vit sourd, il se détermina résolument а un silence qu'il ne rompait guère que lorsqu'il était seul. Il lia volontairement cette langue que Claude Frollo avait eu tant de peine а délier. De lа il advenait que, quand la nécessité le contraignait de parler, sa langue était engourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouillés.

Si maintenant nous essayions de pénétrer jusqu'а l'âme de Quasimodo а travers cette écorce épaisse et dure ; si nous pouvions sonder les profondeurs de cette organisation mal faite ; s'il nous était donné de regarder avec un flambeau derrière ces organes sans transparence, d'explorer l'intérieur ténébreux de cette créature opaque, d'en élucider les recoins obscurs, les culs-de-sac absurdes, et de jeter tout а coup une vive lumière sur la psyché enchaînée au fond de cet antre, nous trouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude pauvre, rabougrie et rachitique comme ces prisonniers des plombs de Venise qui vieillissaient ployés en deux dans une boîte de pierre trop basse et trop courte.

Il est certain que l'esprit s'atrophie dans un corps manqué. Quasimodo sentait а peine se mouvoir aveuglément au dedans de lui une âme faite а son image. Les impressions des objets subissaient une réfraction considérable avant d'arriver а sa pensée. Son cerveau était un milieu particulier : les idées qui le traversaient en sortaient toutes tordues. La réflexion qui provenait de cette réfraction était nécessairement divergente et déviée.

De lа mille illusions d'optique, mille aberrations de jugement, mille écarts où divaguait sa pensée, tantôt folle, tantôt idiote.

Le premier effet de cette fatale organisation, c'était de troubler le regard qu'il jetait sur les choses. Il n'en recevait presque aucune perception immédiate. Le monde extérieur lui semblait beaucoup plus loin qu'а nous.

Le second effet de son malheur, c'était de le rendre méchant.

Il était méchant en effet, parce qu'il était sauvage ; il était sauvage parce qu'il était laid, il y avait une logique dans sa nature comme dans la nôtre.

Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de méchanceté. Malus puer robustus, dit Hobbes.

D'ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la méchanceté n'était peut-être pas innée en lui. Dès ses premiers pas parmi les hommes, il s'était senti, puis il s'était vu conspué, flétri, repoussé. La parole humaine pour lui, c'était toujours une raillerie ou une malédiction. En grandissant il n'avait trouvé que la haine autour de lui. Il l'avait prise. Il avait gagné la méchanceté générale. Il avait ramassé l'arme dont on l'avait blessé.

Après tout, il ne tournait qu'а regret sa face du côté des hommes. Sa cathédrale lui suffisait. Elle était peuplée de figures de marbre, rois, saints, évêques, qui du moins ne lui éclataient pas de rire au nez et n'avaient pour lui qu'un regard tranquille et bienveillant. Les autres statues, celles des monstres et des démons, n'avaient pas de haine pour lui Quasimodo. Il leur ressemblait trop pour cela. Elles raillaient bien plutôt les autres hommes. Les saints étaient ses amis, et le bénissaient ; les monstres étaient ses amis, et le gardaient. Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. Aussi passait-il quelquefois des heures entières, accroupi devant une de ces statues, а causer solitairement avec elle. Si quelqu'un survenait, il s'enfuyait comme un amant surpris dans sa sérénade.

Et la cathédrale ne lui était pas seulement la société, mais encore l'univers, mais encore toute la nature. Il ne rêvait pas d'autres espaliers que les vitraux toujours en fleur, d'autre ombrage que celui de ces feuillages de pierre qui s'épanouissent chargés d'oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d'autres montagnes que les tours colossales de l'église, d'autre océan que Paris qui bruissait а leurs pieds.

Ce qu'il aimait avant tout dans l'édifice maternel, ce qui réveillait son âme et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu'elle tenait si misérablement reployées dans sa caverne, ce qui le rendait parfois heureux, c'étaient les cloches. Il les aimait, les caressait, leur parlait, les comprenait. Depuis le carillon de l'aiguille de la croisée jusqu'а la grosse cloche du portail, il les avait toutes en tendresse. Le clocher de la croisée, les deux tours, étaient pour lui comme trois grandes cages dont les oiseaux, élevés par lui, ne chantaient que pour lui. C'étaient pourtant ces mêmes cloches qui l'avaient rendu sourd, mais les mères aiment souvent le mieux l'enfant qui les a fait le plus souffrir.

Il est vrai que leur voix était la seule qu'il pût entendre encore. А ce titre, la grosse cloche était sa bien-aimée. C'est elle qu'il préférait dans cette famille de filles bruyantes qui se trémoussait autour de lui, les jours de fête. Cette grande cloche s'appelait Marie. Elle était seule dans la tour méridionale avec sa soeur Jacqueline, cloche de moindre taille, enfermée dans une cage moins grande а côté de la sienne. Cette Jacqueline était ainsi nommée du nom de la femme de Jean de Montagu, lequel l'avait donnée а l'église, ce qui ne l'avait pas empêché d'aller figurer sans tête а Montfaucon. Dans la deuxième tour il y avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient le clocher sur la croisée avec la cloche de bois qu'on ne sonnait que depuis l'après-dîner du jeudi absolut, jusqu'au matin de la vigile de Pâques. Quasimodo avait donc quinze cloches dans son sérail, mais la grosse Marie était la favorite.

On ne saurait se faire une idée de sa joie les jours de grande volée. Au moment où l'archidiacre l'avait lâché et lui avait dit : Allez ! il montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eût descendue. Il entrait tout essoufflé dans la chambre aérienne de la grosse cloche ; il la considérait un moment avec recueillement et amour ; puis il lui adressait doucement la parole, il la flattait de la main, comme un bon cheval qui va faire une longue course. Il la plaignait de la peine qu'elle allait avoir. Après ces premières caresses, il criait а ses aides, placés а l'étage inférieur de la tour, de commencer. Ceux-ci se pendaient aux câbles, le cabestan criait, et l'énorme capsule de métal s'ébranlait lentement. Quasimodo, palpitant, la suivait du regard. Le premier choc du battant et de la paroi d'airain faisait frissonner la charpente sur laquelle il était monté. Quasimodo vibrait avec la cloche. Vah ! criait-il avec un éclat de rire insensé. Cependant le mouvement du bourdon s'accélérait, et а mesure qu'il parcourait un angle plus ouvert, l'oeil de Quasimodo s'ouvrait aussi de plus en plus phosphorique et flamboyant. Enfin la grande volée commençait, toute la tour tremblait, charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait а la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu'aux trèfles du couronnement. Quasimodo alors bouillait а grosse écume ; il allait, venait ; il tremblait avec la tour de la tête aux pieds. La cloche, déchaînée et furieuse, présentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze d'où s'échappait ce souffle de tempête qu'on entend а quatre lieues. Quasimodo se plaçait devant cette gueule ouverte ; il s'accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour а tour la place profonde qui fourmillait а deux cents pieds au-dessous de lui et l'énorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l'oreille. C'était la seule parole qu'il entendît, le seul son qui troublât pour lui le silence universel. Il s'y dilatait comme un oiseau au soleil. Tout а coup la frénésie de la cloche le gagnait ; son regard devenait extraordinaire ; il attendait le bourdon au passage, comme l'araignée attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui а corps perdu. Alors, suspendu sur l'abîme, lancé dans le balancement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d'airain aux oreillettes, l'étreignait de ses deux genoux, l'éperonnait de ses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volée. Cependant la tour vacillait ; lui, criait et grinçait des dents, ses cheveux roux se hérissaient, sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, son oeil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous lui, et alors ce n'était plus ni le bourdon de Notre-Dame ni Quasimodo, c'était un rêve, un tourbillon, une tempête ; le vertige а cheval sur le bruit ; un esprit cramponné а une croupe volante ; un étrange centaure moitié homme, moitié cloche ; une espèce d'Astolphe horrible emporté sur un prodigieux hippogriffe de bronze vivant.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:49

La présence de cet être extraordinaire faisait circuler dans toute la cathédrale je ne sais quel souffle de vie. Il semblait qu'il s'échappât de lui, du moins au dire des superstitions grossissantes de la foule, une émanation mystérieuse qui animait toutes les pierres de Notre-Dame et faisait palpiter les profondes entrailles de la vieille église. Il suffisait qu'on le sût lа pour que l'on crût voir vivre et remuer les mille statues des galeries et des portails. Et de fait, la cathédrale semblait une créature docile et obéissante sous sa main ; elle attendait sa volonté pour élever sa grosse voix ; elle était possédée et remplie de Quasimodo comme d'un génie familier. On eût dit qu'il faisait respirer l'immense édifice. Il y était partout en effet, il se multipliait sur tous les points du monument. Tantôt on apercevait avec effroi au plus haut d'une des tours un nain bizarre qui grimpait, serpentait, rampait а quatre pattes, descendait en dehors sur l'abîme, sautelait de saillie en saillie, et allait fouiller dans le ventre de quelque gorgone sculptée ; c'était Quasimodo dénichant des corbeaux. Tantôt on se heurtait dans un coin obscur de l'église а une sorte de chimère vivante, accroupie et renfrognée ; c'était Quasimodo pensant. Tantôt on avisait sous un clocher une tête énorme et un paquet de membres désordonnés se balançant avec fureur au bout d'une corde ; c'était Quasimodo sonnant les vêpres ou l'angélus. Souvent, la nuit, on voyait errer une forme hideuse sur la frêle balustrade découpée en dentelle qui couronne les tours et borde le pourtour de l'abside ; c'était encore le bossu de Notre-Dame. Alors, disaient les voisines, toute l'église prenait quelque chose de fantastique, de surnaturel, d'horrible ; des yeux et des bouches s'y ouvraient çа et lа ; on entendait aboyer les chiens, les guivres, les tarasques de pierre qui veillent jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte, autour de la monstrueuse cathédrale ; et si c'était une nuit de Noël, tandis que la grosse cloche qui semblait râler appelait les fidèles а la messe ardente de minuit, il y avait un tel air répandu sur la sombre façade qu'on eût dit que le grand portail dévorait la foule et que la rosace la regardait. Et tout cela venait de Quasimodo. L'Égypte l'eût pris pour le dieu de ce temple ; le moyen-âge l'en croyait le démon ; il en était l'âme.

А tel point que pour ceux qui savent que Quasimodo a existé, Notre-Dame est aujourd'hui déserte, inanimée, morte. On sent qu'il y a quelque chose de disparu. Ce corps immense est vide ; c'est un squelette ; l'esprit l'a quitté, on en voit la place, et voilа tout. C'est comme un crâne où il y a encore des trous pour les yeux, mais plus de regard.

IV

LE CHIEN ET SON MAÎTRE
----------------------

Il y avait pourtant une créature humaine que Quasimodo exceptait de sa malice et de sa haine pour les autres, et qu'il aimait autant, plus peut-être que sa cathédrale ; c'était Claude Frollo.

La chose était simple. Claude Frollo l'avait recueilli, l'avait adopté, l'avait nourri, l'avait élevé. Tout petit, c'est dans les jambes de Claude Frollo qu'il avait coutume de se réfugier quand les chiens et les enfants aboyaient après lui. Claude Frollo lui avait appris а parler, а lire, а écrire. Claude Frollo enfin l'avait fait sonneur de cloches. Or, donner la grosse cloche en mariage а Quasimodo, c'était donner Juliette а Roméo.

Aussi la reconnaissance de Quasimodo était-elle profonde, passionnée, sans borne ; et quoique le visage de son père adoptif fût souvent brumeux et sévère, quoique sa parole fût habituellement brève, dure, impérieuse, jamais cette reconnaissance ne s'était démentie un seul instant. L'archidiacre avait en Quasimodo l'esclave le plus soumis, le valet le plus docile, le dogue le plus vigilant. Quand le pauvre sonneur de cloches était devenu sourd, il s'était établi entre lui et Claude Frollo une langue de signes, mystérieuse et comprise d'eux seuls. De cette façon l'archidiacre était le seul être humain avec lequel Quasimodo eût conservé communication. Il n'était en rapport dans ce monde qu'avec deux choses, Notre-Dame et Claude Frollo.

Rien de comparable а l'empire de l'archidiacre sur le sonneur, а l'attachement du sonneur pour l'archidiacre. Il eût suffi d'un signe de Claude et de l'idée de lui faire plaisir pour que Quasimodo se précipitât du haut des tours de Notre-Dame. C'était une chose remarquable que toute cette force physique, arrivée chez Quasimodo а un développement si extraordinaire, et mise aveuglément par lui а la disposition d'un autre. Il y avait lа sans doute dévouement filial, attachement domestique ; il y avait aussi fascination d'un esprit par un autre esprit. C'était une pauvre, gauche et maladroite organisation qui se tenait la tête basse et les yeux suppliants devant une intelligence haute et profonde, puissante et supérieure. Enfin et par-dessus tout, c'était reconnaissance. Reconnaissance tellement poussée а sa limite extrême que nous ne saurions а quoi la comparer. Cette vertu n'est pas de celles dont les plus beaux exemples sont parmi les hommes. Nous dirons donc que Quasimodo aimait l'archidiacre comme jamais chien, jamais cheval, jamais éléphant n'a aimé son maître.

V

SUITE DE CLAUDE FROLLO
----------------------

En 1482, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo environ trente-six : l'un avait grandi, l'autre avait vieilli.

Claude Frollo n'était plus le simple écolier du collège Torchi, le tendre protecteur d'un petit enfant, le jeune et rêveur philosophe qui savait beaucoup de choses et qui en ignorait beaucoup. C'était un prêtre austère, grave, morose ; un chargé d'âmes ; monsieur l'archidiacre de Josas, le second acolyte de l'évêque, ayant sur les bras les deux décanats de Montlhéry et de Châteaufort et cent soixante-quatorze curés ruraux. C'était un personnage imposant et sombre devant lequel tremblaient les enfants de choeur en aube et en jaquette, les machicots, les confrères de Saint-Augustin, les clercs matutinels de Notre-Dame, quand il passait lentement sous les hautes ogives du choeur, majestueux, pensif, les bras croisés et la tête tellement ployée sur la poitrine qu'on ne voyait de sa face que son grand front chauve.

Dom Claude Frollo n'avait abandonné du reste ni la science, ni l'éducation de son jeune frère, ces deux occupations de sa vie. Mais avec le temps il s'était mêlé quelque amertume а ces choses si douces. А la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. Le petit Jehan Frollo, surnommé du Moulin а cause du lieu où il avait été nourri, n'avait pas grandi dans la direction que Claude avait voulu lui imprimer. Le grand frère comptait sur un élève pieux, docile, docte, honorable. Or le petit frère, comme ces jeunes arbres qui trompent l'effort du jardinier et se tournent opiniâtrement du côté d'où leur viennent l'air et le soleil, le petit frère ne croissait et ne multipliait, ne poussait de belles branches touffues et luxuriantes que du côté de la paresse, de l'ignorance et de la débauche. C'était un vrai diable, fort désordonné, ce qui faisait froncer le sourcil а dom Claude, mais fort drôle et fort subtil, ce qui faisait sourire le grand frère. Claude l'avait confié а ce même collège de Torchi où il avait passé ses premières années dans l'étude et le recueillement ; et c'était une douleur pour lui que ce sanctuaire autrefois édifié du nom de Frollo en fût scandalisé aujourd'hui. Il en faisait quelquefois а Jehan de fort sévères et de fort longs sermons, que celui-ci essuyait intrépidement. Après tout, le jeune vaurien avait bon coeur, comme cela se voit dans toutes les comédies. Mais, le sermon passé, il n'en reprenait pas moins tranquillement le cours de ses séditions et de ses énormités. Tantôt c'était un béjaune (on appelait ainsi les nouveaux débarqués а l'Université) qu'il avait houspillé pour sa bienvenue ; tradition précieuse qui s'est soigneusement perpétuée jusqu'а nos jours. Tantôt il avait donné le branle а une bande d'écoliers, lesquels étaient classiquement jetés sur un cabaret, quasi classico excitati, puis avaient battu le tavernier " avec bâtons offensifs ", et joyeusement pillé la taverne jusqu'а effondrer les muids de vin dans la cave. Et puis, c'était un beau rapport en latin que le sous-moniteur de Torchi apportait piteusement а dom Claude avec cette douloureuse émargination : Rixa ; prima causa vinum optimum potatum. Enfin on disait, horreur dans un enfant de seize ans, que ses débordements allaient souventes fois jusqu'а la rue de Glatigny.

De tout cela, Claude, contristé et découragé dans ses affections humaines, s'était jeté avec plus d'emportement dans les bras de la science, cette soeur qui du moins ne vous rit pas au nez et vous paie toujours, bien qu'en monnaie quelquefois un peu creuse, les soins qu'on lui a rendus. Il devint donc de plus en plus savant, et en même temps, par une conséquence naturelle, de plus en plus rigide comme prêtre, de plus en plus triste comme homme. Il y a, pour chacun de nous, de certains parallélismes entre notre intelligence, nos moeurs et notre caractère, qui se développent sans discontinuité, et ne se rompent qu'aux grandes perturbations de la vie.

Comme Claude Frollo avait parcouru dès sa jeunesse le cercle presque entier des connaissances humaines positives, extérieures et licites, force lui fut, а moins de s'arrêter ubi defuit orbis, force lui fut d'aller plus loin et de chercher d'autres aliments а l'activité insatiable de son intelligence. L'antique symbole du serpent qui se mord la queue convient surtout а la science. Il paraît que Claude Frollo l'avait éprouvé. Plusieurs personnes graves affirmaient qu'après, avoir épuisé le tas du savoir humain, il avait osé pénétrer dans le nefas. Il avait, disait-on, goûté successivement toutes les pommes de l'arbre de l'intelligence, et, faim ou dégoût, il avait fini par mordre au fruit défendu. Il avait pris place tour а tour, comme nos lecteurs l'ont vu, aux conférences des théologiens en Sorbonne, aux assemblées des artiens а l'image Saint-Hilaire, aux disputes des décrétistes а l'image Saint-Martin, aux congrégations des médecins au bénitier de Notre-Dame, ad cupam Nostrae Dominae ; tous les mets permis et approuvés que ces quatre grandes cuisines, appelées les quatre facultés, pouvaient élaborer et servir а une intelligence, il les avait dévorés et la satiété lui en était venue avant que sa faim fût apaisée ; alors il avait creusé plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie, matérielle, limitée ; il avait risqué peut-être son âme, et s'était assis dans la caverne а cette table mystérieuse des alchimistes, des astrologues, des hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen-âge, et qui se prolonge dans l'Orient, aux clartés du chandelier а sept branches, jusqu'а Salomon, Pythagore et Zoroastre.

C'était du moins ce que l'on supposait, а tort ou а raison.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:50

Il est certain que l'archidiacre visitait souvent le cimetière des Saints-Innocents où son père et sa mère avaient été enterrés, il est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466 ; mais qu'il paraissait beaucoup moins dévot а la croix de leur fosse qu'aux figures étranges dont était chargé le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude Pernelle, construit tout а côté.

Il est certain qu'on l'avait vu souvent longer la rue des Lombards et entrer furtivement dans une petite maison qui faisait le coin de la rue des Écrivains et de la rue Marivaulx. C'était la maison que Nicolas Flamel avait bâtie, où il était mort vers 1417, et qui, toujours déserte depuis lors, commençait déjа а tomber en ruine, tant les hermétiques et les souffleurs de tous les pays en avaient usé les murs rien qu'en y gravant leurs noms. Quelques voisins même affirmaient avoir vu une fois par un soupirail l'archidiacre Claude creusant, remuant et bêchant la terre dans ces deux caves dont les jambes étrières avaient été barbouillées de vers et d'hiéroglyphes sans nombre par Nicolas Flamel lui-même. On supposait que Flamel avait enfoui la pierre philosophale dans ces caves, et les alchimistes, pendant deux siècles, depuis Magistri jusqu'au père Pacifique, n'ont cessé d'en tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement fouillée et retournée, a fini par s'en aller en poussière sous leurs pieds.

Il est certain encore que l'archidiacre s'était épris d'une passion singulière pour le portail symbolique de Notre-Dame, cette page de grimoire écrite en pierre par l'évêque Guillaume de Paris, lequel a sans doute été damné pour avoir attaché un si infernal frontispice au saint poème que chante éternellement le reste de l'édifice. L'archidiacre Claude passait aussi pour avoir approfondi le colosse de saint Christophe et cette longue statue énigmatique qui se dressait alors а l'entrée du parvis et que le peuple appelait dans ses dérisions Monsieur Legris. Mais, ce que tout le monde avait pu remarquer, c'étaient les interminables heures qu'il employait souvent, assis sur le parapet du parvis, а contempler les sculptures du portail, examinant tantôt les vierges folles avec leurs lampes renversées, tantôt les vierges sages avec leurs lampes droites ; d'autres fois calculant l'angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde dans l'église un point mystérieux où est certainement cachée la pierre philosophale, si elle n'est pas dans la cave de Nicolas Flamel. C'était, disons-le en passant, une destinée singulière pour l'église Notre-Dame а cette époque que d'être ainsi aimée а deux degrés différents et avec tant de dévotion par deux êtres aussi dissemblables que Claude et Quasimodo ; aimée par l'un, sorte de demi-homme instinctif et sauvage, pour sa beauté, pour sa stature, pour les harmonies qui se dégagent de son magnifique ensemble ; aimée par l'autre, imagination savante et passionnée, pour sa signification, pour son mythe, pour le sens qu'elle renferme, pour le symbole épars sous les sculptures de sa façade comme le premier texte sous le second dans un palimpseste ; en un mot, pour l'énigme qu'elle propose éternellement а l'intelligence.

Il est certain enfin que l'archidiacre s'était accommodé, dans celle des deux tours qui regarde sur la Grève, tout а côté de la cage aux cloches, une petite cellule fort secrète où nul n'entrait, pas même l'évêque, disait-on, sans son congé. Cette cellule avait été jadis pratiquée presque au sommet de la tour, parmi les nids de corbeaux, par l'évêque Hugo de Besançon, qui y avait maléficié dans son temps. Ce que renfermait cette cellule, nul ne le savait ; mais on avait vu souvent, des grèves du Terrain, la nuit, а une petite lucarne qu'elle avait sur le derrière de la tour, paraître, disparaître et reparaître а intervalles courts et égaux une clarté rouge, intermittente, bizarre, qui semblait suivre les aspirations haletantes d'un soufflet et venir plutôt d'une flamme que d'une lumière. Dans l'ombre, а cette hauteur, cela faisait un effet singulier et les bonnes femmes disaient : Voilа l'archidiacre qui souffle, l'enfer pétille lа-haut.

Il n'y avait pas dans tout cela après tout grandes preuves de sorcellerie ; mais c'était bien toujours autant de fumée qu'il en fallait pour supposer du feu ; et l'archidiacre avait un renom assez formidable. Nous devons dire pourtant que les sciences d'Égypte, que la nécromancie, que la magie, même la plus blanche et la plus innocente, n'avaient pas d'ennemi plus acharné, pas de dénonciateur plus impitoyable par-devant messieurs de l'officialité de Notre-Dame. Que ce fût sincère horreur ou jeu joué du larron qui crie : au voleur, cela n'empêchait pas l'archidiacre d'être considéré par les doctes têtes du chapitre comme une âme aventurée dans le vestibule de l'enfer, perdue dans les antres de la cabale, tâtonnant dans les ténèbres des sciences occultes. Le peuple ne s'y méprenait pas non plus ; chez quiconque avait un peu de sagacité, Quasimodo passait pour le démon, Claude Frollo pour le sorcier. Il était évident que le sonneur devait servir l'archidiacre pendant un temps donné au bout duquel il emporterait son âme en guise de paiement. Aussi l'archidiacre était-il, malgré l'austérité excessive de sa vie, en mauvaise odeur parmi les bonnes âmes ; et il n'y avait pas nez de dévote si inexpérimentée qui ne le flairât magicien.

Et si, en vieillissant, il s'était formé des abîmes dans sa science, il s'en était aussi formé dans son coeur. C'est du moins ce qu'on était fondé а croire en examinant cette figure sur laquelle on ne voyait reluire son âme qu'а travers un sombre nuage. D'où lui venait ce front chauve, cette tête toujours penchée, cette poitrine toujours soulevée de soupirs ? Quelle secrète pensée faisait sourire sa bouche avec tant d'amertume au même moment où ses sourcils froncés se rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter ? Pourquoi son reste de cheveux étaient-ils déjа gris ? Quel était ce feu intérieur qui éclatait parfois dans son regard, au point que son oeil ressemblait а un trou percé dans la paroi d'une fournaise ?

Ces symptômes d'une violente préoccupation morale avaient surtout acquis un haut degré d'intensité а l'époque où se passe cette histoire. Plus d'une fois un enfant de choeur s'était enfui effrayé de le trouver seul dans l'église, tant son regard était étrange et éclatant. Plus d'une fois, dans le choeur, а l'heure des offices, son voisin de stalle l'avait entendu mêler au plain-chant ad omnem tonum des parenthèses inintelligibles. Plus d'une fois la buandière du Terrain, chargée de " laver le chapitre ", avait observé, non sans effroi, des marques d'ongles et de doigts crispés dans le surplis de monsieur l'archidiacre de Josas.

D'ailleurs, il redoublait de sévérité et n'avait jamais été plus exemplaire. Par état comme par caractère il s'était toujours tenu éloigné des femmes ; il semblait les haïr plus que jamais. Le seul frémissement d'une cotte-hardie de soie faisait tomber son capuchon sur ses yeux. Il était sur ce point tellement jaloux d'austérité et de réserve que lorsque la dame de Beaujeu, fille du roi, vint au mois de décembre 1481 visiter le cloître de Notre-Dame, il s'opposa gravement а son entrée, rappelant а l'évêque le statut du Livre Noir, daté de la vigile Saint-Barthélemy 1334, qui interdit l'accès du cloître а toute femme " quelconque, vieille ou jeune, maîtresse ou chambrière ". Sur quoi l'évêque avait été contraint de lui citer l'ordonnance du légat Odo qui excepte certaines grandes dames, aliquae magnates mulieres, quae sine scandalo evitari non possunt. Et encore l'archidiacre protesta-t-il, objectant que l'ordonnance du légat, laquelle remontait а 1207, était antérieure de cent vingt-sept ans au Livre Noir, et par conséquent abrogée de fait par lui. Et il avait refusé de paraître devant la princesse.

On remarquait en outre que son horreur pour les égyptiennes et les zingari semblait redoubler depuis quelque temps. Il avait sollicité de l'évêque un édit qui fît expresse défense aux bohémiennes de venir danser et tambouriner sur la place du parvis, et il compulsait depuis le même temps les archives moisies de l'official, afin de réunir les cas de sorciers et de sorcières condamnés au feu ou а la corde pour complicité de maléfices avec des boucs, des truies ou des chèvres.

VI

IMPOPULARITÉ
------------

L'archidiacre et le sonneur, nous l'avons déjа dit, étaient médiocrement aimés du gros et menu peuple des environs de la cathédrale. Quand Claude et Quasimodo sortaient ensemble, ce qui arrivait maintes fois, et qu'on les voyait traverser de compagnie, le valet suivant le maître, les rues fraîches, étroites et sombres du pâté Notre-Dame, plus d'une mauvaise parole, plus d'un fredon ironique, plus d'un quolibet insultant les harcelait au passage, а moins que Claude Frollo, ce qui arrivait rarement, ne marchât la tête droite et levée, montrant son front sévère et presque auguste aux goguenards interdits.

Tous deux étaient dans leur quartier comme les " poètes " dont parle Régnier.

Toutes sortes de gens vont après les poètes.
Comme après les hiboux vont criant les fauvettes.

Tantôt c'était un marmot sournois qui risquait sa peau et ses os pour avoir le plaisir ineffable d'enfoncer une épingle dans la bosse de Quasimodo. Tantôt une belle jeune fille, gaillarde et plus effrontée qu'il n'aurait fallu, frôlait la robe noire du prêtre en lui chantant sous le nez la chanson sardonique : niche, niche, le diable est pris. Quelquefois un groupe squalide de vieilles, échelonné et accroupi dans l'ombre sur les degrés d'un porche, bougonnait avec bruit au passage de l'archidiacre et du carillonneur, et leur jetait en maugréant cette encourageante bienvenue : " Hum ! en voici un qui a l'âme faite comme l'autre a le corps ! " Ou bien c'était une bande d'écoliers et de pousse-cailloux jouant aux merelles qui se levait en masse et les saluait classiquement de quelque huée en latin : Eia ! eia ! Claudius cum claudo !

Mais le plus souvent, l'injure passait inaperçue du prêtre et du sonneur. Pour entendre toutes ces gracieuses choses Quasimodo était trop sourd et Claude trop rêveur.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:50

LIVRE CINQUIÈME
---------------

I

ABBAS BEATI MARTINI
-------------------

La renommée de dom Claude s'était étendue au loin. Elle lui valut, а peu près vers l'époque où il refusa de voir madame de Beaujeu, une visite dont il garda longtemps le souvenir.

C'était un soir. Il venait de se retirer après l'office dans sa cellule canonicale du cloître Notre-Dame. Celle-ci, hormis peut-être quelques fioles de verre reléguées dans un coin, et pleines d'une poudre assez équivoque qui ressemblait fort а de la poudre de projection, n'offrait rien d'étrange ni de mystérieux. Il y avait bien çа et lа quelques inscriptions sur le mur, mais c'étaient de pures sentences de science ou de piété extraites des bons auteurs. L'archidiacre venait de s'asseoir а la clarté d'un trois-becs de cuivre devant un vaste bahut chargé de manuscrits. Il avait appuyé son coude sur le livre tout grand ouvert d'Honorius d'Autun, De praedestinatione et libero arbitrio, et il feuilletait avec une réflexion profonde un in-folio imprimé qu'il venait d'apporter, le seul produit de la presse que renfermât sa cellule. Au milieu de sa rêverie, on frappa а sa porte. -- Qui est lа ? cria le savant du ton gracieux d'un dogue affamé qu'on dérange de son os. Une voix répondit du dehors. -- Votre ami, Jacques Coictier. - Il alla ouvrir.

C'était en effet le médecin du roi ; un personnage d'une cinquantaine d'années dont la physionomie dure n'était corrigée que par un regard rusé. Un autre homme l'accompagnait. Tous deux portaient une longue robe couleur ardoise fourrée de petit-gris, ceinturonnée et fermée, avec le bonnet de même étoffe et de même couleur. Leurs mains disparaissaient sous leurs manches, leurs pieds sous leurs robes, leurs yeux sous leurs bonnets.

-- Dieu me soit en aide, messires ! dit l'archidiacre en les introduisant, je ne m'attendais pas а si honorable visite а pareille heure. Et tout en parlant de cette façon courtoise, il promenait du médecin а son compagnon un regard inquiet et scrutateur.

-- Il n'est jamais trop tard pour venir visiter un savant aussi considérable que dom Claude Frollo de Tirechappe, répondit le docteur Coictier, dont l'accent franc-comtois faisait traîner toutes ses phrases avec la majesté d'une robe а queue.

Alors commença entre le médecin et l'archidiacre un de ces prologues congratulateurs qui précédaient а cette époque, selon l'usage, toute conversation entre savants et qui ne les empêchaient pas de se détester le plus cordialement du monde. Au reste, il en est encore de même aujourd'hui, toute bouche de savant qui complimente un autre savant est un vase de fiel emmiellé.

Les félicitations de Claude Frollo а Jacques Coictier avaient trait surtout aux nombreux avantages temporels que le digne médecin avait su extraire, dans le cours de sa carrière si enviée, de chaque maladie du roi, opération d'une alchimie meilleure et plus certaine que la poursuite de la pierre philosophale.

-- En vérité ! monsieur le docteur Coictier, j'ai eu grande joie d'apprendre l'évêché de votre neveu, mon révérend seigneur Pierre Versé. N'est-il pas évêque d'Amiens ?

-- Oui, monsieur l'archidiacre ; c'est une grâce et miséricorde de Dieu.

-- Savez-vous que vous aviez bien grande mine, le jour de Noël, а la tête de votre compagnie de la chambre des Comptes, monsieur le président ?

-- Vice-président, dom Claude. Hélas ! rien de plus.

-- Où en est votre superbe maison de la rue Saint-André-des-Arcs ? C'est un Louvre. J'aime fort l'abricotier qui est sculpté sur la porte avec ce jeu de mots qui est plaisant : А L'ABRI-COTIER.

-- Hélas ! maître Claude, toute cette maçonnerie me coûte gros. А mesure que la maison s'édifie, je me ruine.

-- Ho ! n'avez-vous pas vos revenus de la Geôle et du bailliage du Palais, et la rente de toutes les maisons, étaux, loges, échoppes de la Clôture ? c'est traire une belle mamelle.

-- Ma châtellenie de Poissy ne m'a rien rapporté cette année.

-- Mais vos péages de Triel, de Saint-James, de Saint-Germain-en-Laye, sont toujours bons.

-- Six-vingt livres, pas même parisis.

-- Vous avez votre office de conseiller du roi. C'est fixe, cela.

-- Oui, confrère Claude, mais cette maudite seigneurie de Poligny, dont on fait bruit, ne me vaut pas soixante écus d'or, bon an mal an.

Il y avait dans les compliments que dom Claude adressait а Jacques Coictier cet accent sardonique, aigre et sourdement railleur, ce sourire triste et cruel d'un homme supérieur et malheureux qui joue un moment par distraction avec l'épaisse prospérité d'un homme vulgaire. L'autre ne s'en apercevait pas.

-- Sur mon âme, dit enfin Claude en lui serrant la main, je suis aise de vous voir en si grande santé.

-- Merci, maître Claude.

-- А propos, s'écria dom Claude, comment va votre royal malade ?

-- Il ne paie pas assez son médecin, répondit le docteur en jetant un regard de côté а son compagnon.

-- Vous trouvez, compère Coictier ? dit le compagnon.

Cette parole, prononcée du ton de la surprise et du reproche, ramena sur ce personnage inconnu l'attention de l'archidiacre qui, а vrai dire, ne s'en était pas complètement détournée un seul moment depuis que cet étranger avait franchi le seuil de la cellule. Il avait même fallu les mille raisons qu'il avait de ménager le docteur Jacques Coictier, le tout-puissant médecin du roi Louis XI, pour qu'il le reçût ainsi accompagné. Aussi sa mine n'eut-elle rien de bien cordial quand Jacques Coictier lui dit :

-- А propos, dom Claude, je vous amène un confrère qui vous a voulu voir sur votre renommée.

-- Monsieur est de la science ? demanda l'archidiacre en fixant sur le compagnon de Coictier son oeil pénétrant. Il ne trouva pas sous les sourcils de l'inconnu un regard moins perçant et moins défiant que le sien.

C'était, autant que la faible clarté de la lampe permettait d'en juger, un vieillard d'environ soixante ans et de moyenne taille, qui paraissait assez malade et cassé. Son profil, quoique d'une ligne très bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de sévère, sa prunelle étincelait sous une arcade sourcilière très profonde comme une lumière au fond d'un antre ; et sous le bonnet rabattu qui lui tombait sur le nez on sentait tourner les larges plans d'un front de génie.

Il se chargea de répondre lui-même а la question de l'archidiacre.

-- Révérend maître, dit-il d'une voix grave, votre renom est venu jusqu'а moi, et j'ai voulu vous consulter. Je ne suis qu'un pauvre gentilhomme de province qui ôte ses souliers avant d'entrer chez les savants. Il faut que vous sachiez mon nom. Je m'appelle le compère Tourangeau.

-- Singulier nom pour un gentilhomme ! pensa l'archidiacre. Cependant il se sentait devant quelque chose de fort et de sérieux. L'instinct de sa haute intelligence lui en faisait deviner une non moins haute sous le bonnet fourré du compère Tourangeau ; et en considérant cette grave figure, le rictus ironique que la présence de Jacques Coictier avait fait éclore sur son visage morose s'évanouit peu а peu comme le crépuscule а un horizon de nuit. Il s'était rassis morne et silencieux sur son grand fauteuil, son coude avait repris sa place accoutumée sur la table, et son front sur sa main. Après quelques moments de méditation, il fit signe aux deux visiteurs de s'asseoir, et adressa la parole au compère Tourangeau.

-- Vous venez me consulter, maître, et sur quelle science ?

-- Révérend, répondit le compère Tourangeau, je suis malade, très malade. On vous dit grand Esculape, et je suis venu vous demander un conseil de médecine.

-- Médecine ! dit l'archidiacre en hochant la tête. Il sembla se recueillir un instant et reprit : -- Compère Tourangeau, puisque c'est votre nom, tournez la tête. Vous trouverez ma réponse tout écrite sur le mur.

Le compère Tourangeau obéit, et lut au-dessus de sa tête cette inscription gravée sur la muraille : - La médecine est fille des songes. - JAMBLIQUE.

Cependant le docteur Jacques Coictier avait entendu la question de son compagnon avec un dépit que la réponse de dom Claude avait redoublé. Il se pencha а l'oreille du compère Tourangeau et lui dit, assez bas pour ne pas être entendu de l'archidiacre : -- Je vous avais prévenu que c'était un fou. Vous l'avez voulu voir !

-- C'est qu'il se pourrait fort bien qu'il eût raison, ce fou, docteur Jacques ! répondit le compère du même ton, et avec un sourire amer.

-- Comme il vous plaira ! répliqua Coictier sèchement. Puis s'adressant а l'archidiacre : -- Vous êtes preste en besogne, dom Claude, et vous n'êtes guère plus empêché d'Hippocratès qu'un singe d'une noisette. La médecine un songe ! Je doute que les pharmacopoles et les maîtres-myrrhes se tinssent de vous lapider s'ils étaient lа. Donc vous niez l'influence des philtres sur le sang, des onguents sur la chair ! Vous niez cette éternelle pharmacie de fleurs et de métaux qu'on appelle le monde, faite exprès pour cet éternel malade qu'on appelle l'homme !

-- Je ne nie, dit froidement dom Claude, ni la pharmacie ni le malade. Je nie le médecin.

-- Donc il n'est pas vrai, reprit Coictier avec chaleur, que la goutte soit une dartre en dedans, qu'on guérisse une plaie d'artillerie par l'application d'une souris rôtie, qu'un jeune sang convenablement infusé rende la jeunesse а de vieilles veines ; il n'est pas vrai que deux et deux font quatre, et que l'emprosthotonos succède а l'opisthotonos !

L'archidiacre répondit sans s'émouvoir : -- Il y a certaines choses dont je pense d'une certaine façon.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:50

Coictier devint rouge de colère.

-- Lа, lа, mon bon Coictier, ne nous fâchons pas, dit le compère Tourangeau, Monsieur l'archidiacre est notre ami.

Coictier se calma en grommelant а demi-voix : -- Après tout, c'est un fou !

-- Pasquedieu, maître Claude, reprit le compère Tourangeau après un silence, vous me gênez fort. J'avais deux consultations а requérir de vous, l'une touchant ma santé, l'autre touchant mon étoile.

-- Monsieur, repartit l'archidiacre, si c'est lа votre pensée, vous auriez aussi bien fait de ne pas vous essouffler aux degrés de mon escalier. Je ne crois pas а la médecine. Je ne crois pas а l'astrologie.

-- En vérité ! dit le compère avec surprise.

Coictier riait d'un rire forcé.

-- Vous voyez bien qu'il est fou, dit-il tout bas au compère Tourangeau. Il ne croit pas а l'astrologie !

-- Le moyen d'imaginer, poursuivit dom Claude, que chaque rayon d'étoile est un fil qui tient а la tête d'un homme !

-- Et а quoi croyez-vous donc ? s'écria le compère Tourangeau.

L'archidiacre resta un moment indécis, puis il laissa échapper un sombre sourire qui semblait démentir sa réponse : -- Credo in Deum.

-- Dominum nostrum, ajouta le compère Tourangeau avec un signe de croix.

-- Amen, dit Coictier.

-- Révérend maître, reprit le compère, je suis charmé dans l'âme de vous voir en si bonne religion. Mais, grand savant que vous êtes, l'êtes-vous donc а ce point de ne plus croire а la science ?

-- Non, dit l'archidiacre en saisissant le bras du compère Tourangeau, et un éclair d'enthousiasme se ralluma dans sa terne prunelle, non, je ne nie pas la science. Je n'ai pas rampé si longtemps а plat ventre et les ongles dans la terre а travers les innombrables embranchements de la caverne sans apercevoir, au loin devant moi, au bout de l'obscure galerie, une lumière, une flamme, quelque chose, le reflet sans doute de l'éblouissant laboratoire central où les patients et les sages ont surpris Dieu.

-- Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez-vous vraie et certaine ?

-- L'alchimie.

Coictier se récria : -- Pardieu, dom Claude, l'alchimie a sa raison sans doute, mais pourquoi blasphémer la médecine et l'astrologie ?

-- Néant, votre science de l'homme ! néant, votre science du ciel ! dit l'archidiacre avec empire.

-- C'est mener grand train Épidaurus et la Chaldée, répliqua le médecin en ricanant.

-- Écoutez, messire Jacques. Ceci est dit de bonne foi. Je ne suis pas médecin du roi, et sa majesté ne m'a pas donné le jardin Dédalus pour y observer les constellations.

-- Ne vous fâchez pas et écoutez-moi. -- Quelle vérité avez-vous tirée, je ne dis pas de la médecine, qui est chose par trop folle, mais de l'astrologie ? Citez-moi les vertus du boustrophédon vertical, les trouvailles du nombre ziruph et du nombre zephirod.

-- Nierez-vous, dit Coictier, la force sympathique de la clavicule et que la cabalistique en dérive ?

-- Erreur, messire Jacques ! aucune de vos formules n'aboutit а la réalité. Tandis que l'alchimie a ses découvertes. Contesterez-vous des résultats comme ceux-ci ? La glace enfermée sous terre pendant mille ans se transforme en cristal de roche. - Le plomb est l'aïeul de tous les métaux. (Car l'or n'est pas un métal, l'or est la lumière.) - Il ne faut au plomb que quatre périodes de deux cents ans chacune pour passer successivement de l'état de plomb а l'état d'arsenic rouge, de l'arsenic rouge а l'étain, de l'étain а l'argent. - Sont-ce lа des faits ? Mais croire а la clavicule, а la ligne pleine et aux étoiles, c'est aussi ridicule que de croire, avec les habitants du Grand-Cathay, que le loriot se change en taupe et les grains de blé en poisson du genre cyprin !

-- J'ai étudié l'hermétique, s'écria Coictier, et j'affirme...

Le fougueux archidiacre ne le laissa pas achever. -- Et moi j'ai étudié la médecine, l'astrologie et l'hermétique. Ici seulement est la vérité (en parlant ainsi il avait pris sur le bahut une fiole pleine de cette poudre dont nous avons parlé plus haut), ici seulement est la lumière ! Hippocratès, c'est un rêve, Urania, c'est un rêve, Hermès, c'est une pensée. L'or, c'est le soleil, faire de l'or, c'est être Dieu. Voilа l'unique science. J'ai sondé la médecine et l'astrologie, vous dis-je ! Néant, néant. Le corps humain, ténèbres ; les astres, ténèbres !

Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et inspirée. Le compère Tourangeau l'observait en silence. Coictier s'efforçait de ricaner, haussait imperceptiblement les épaules, et répétait а voix basse : Un fou !

-- Et, dit tout а coup le Tourangeau, le but mirifique, l'avez-vous touché ? avez-vous fait de l'or ?

-- Si j'en avais fait, répondit l'archidiacre en articulant lentement ses paroles comme un homme qui réfléchit, le roi de France s'appellerait Claude et non Louis.

Le compère fronça le sourcil.

-- Qu'est-ce que je dis lа ? reprit dom Claude avec un sourire de dédain. Que me ferait le trône de France quand je pourrais rebâtir l'empire d'Orient !

-- А la bonne heure ! dit le compère.

-- Oh ! le pauvre fou ! murmura Coictier.

L'archidiacre poursuivit, paraissant ne plus répondre qu'а ses pensées :

-- Mais non, je rampe encore ; je m'écorche la face et les genoux aux cailloux de la voie souterraine. J'entrevois, je ne contemple pas ! je ne lis pas, j'épelle !

-- Et quand vous saurez lire, demanda le compère, ferez-vous de l'or ?

-- Qui en doute ? dit l'archidiacre.

-- En ce cas, Notre-Dame sait que j'ai grande nécessité d'argent, et je voudrais bien apprendre а lire dans vos livres. Dites-moi, révérend maître, votre science est-elle pas ennemie ou déplaisante а Notre-Dame ?

А cette question du compère, dom Claude se contenta de répondre avec une tranquille hauteur : -- De qui suis-je archidiacre ?

-- Cela est vrai, mon maître. Eh bien ! vous plairait-il m'initier ? Faites-moi épeler avec vous.

Claude prit l'attitude majestueuse et pontificale d'un Samuel.

-- Vieillard, il faut de plus longues années qu'il ne vous en reste pour entreprendre ce voyage а travers les choses mystérieuses. Votre tête est bien grise ! On ne sort de la caverne qu'avec des cheveux blancs, mais on n'y entre qu'avec des cheveux noirs. La science sait bien toute seule creuser, flétrir et dessécher les faces humaines ; elle n'a pas besoin que la vieillesse lui apporte des visages tout ridés. Si cependant l'envie vous possède de vous mettre en discipline а votre âge et de déchiffrer l'alphabet redoutable des sages, venez а moi, c'est bien, j'essaierai. Je ne vous dirai pas, а vous pauvre vieux, d'aller visiter les chambres sépulcrales des pyramides dont parle l'ancien Hérodotus, ni la tour de briques de Babylone, ni l'immense sanctuaire de marbre blanc du temple indien d'Eklinga. Je n'ai pas vu plus que vous les maçonneries chaldéennes construites suivant la forme sacrée du Sikra, ni le temple de Salomon qui est détruit, ni les portes de pierre du sépulcre des rois d'Israël qui sont brisées. Nous nous contenterons des fragments du livre d'Hermès que nous avons ici. Je vous expliquerai la statue de saint Christophe, le symbole du Semeur, et celui des deux anges qui sont au portail de la Sainte-Chapelle, et dont l'un a sa main dans un vase et l'autre dans une nuée...

Ici, Jacques Coictier, que les répliques fougueuses de l'archidiacre avaient désarçonné, se remit en selle, et l'interrompit du ton triomphant d'un savant qui en redresse un autre : -- Erras, amice Claudi. Le symbole n'est pas le nombre. Vous prenez Orpheus pour Hermès.

-- C'est vous qui errez, répliqua gravement l'archidiacre. Dedalus, c'est le soubassement, Orpheus, c'est la muraille, Hermès, c'est l'édifice. C'est le tout. -- Vous viendrez quand vous voudrez, poursuivit-il en se tournant vers le Tourangeau, je vous montrerai les parcelles d'or restées au fond du creuset de Nicolas Flamel, et vous les comparerez а l'or de Guillaume de Paris. Je vous apprendrai les vertus secrètes du mot grec peristera. Mais avant tout, je vous ferai lire l'une après l'autre les lettres de marbre de l'alphabet, les pages de granit du livre. Nous irons du portail de l'évêque Guillaume et de Saint-Jean-le-Rond а la Sainte-Chapelle, puis а la maison de Nicolas Flamel, rue Marivaulx, а son tombeau, qui est aux Saints-Innocents, а ses deux hôpitaux rue de Montmorency. Je vous ferai lire les hiéroglyphes dont sont couverts les quatre gros chenets de fer du portail de l'hôpital Saint-Gervais et de la rue de la Ferronnerie. Nous épellerons encore ensemble les façades de Saint-Côme, de Sainte-Geneviève-des-Ardents, de Saint-Martin, de Saint-Jacques-de-la-Boucherie...
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:51

Il y avait déjа longtemps que le Tourangeau, si intelligent que fût son regard, paraissait ne plus comprendre dom Claude. Il l'interrompit.

-- Pasquedieu ! qu'est-ce que c'est donc que vos livres ?

-- En voici un, dit l'archidiacre.

Et ouvrant la fenêtre de la cellule, il désigna du doigt l'immense église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel étoilé la silhouette noire de ses deux tours, de ses côtes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un énorme sphinx а deux têtes assis au milieu de la ville.

L'archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque édifice, puis étendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre а l'église :
-- Hélas ! dit-il, ceci tuera cela.

Coictier qui s'était approché du livre avec empressement ne put s'empêcher de s'écrier : -- Hé mais ! qu'y a-t-il donc de si redoutable en ceci ; GLOSSA IN EPISTOLAS D. PAULI. Norimbergae, Antonius Koburger, 1474 ? Ce n'est pas nouveau. C'est un livre de Pierre Lombard, le Maître des Sentences. Est-ce parce qu'il est imprimé ?

-- Vous l'avez dit, répondit Claude, qui semblait absorbé dans une profonde méditation et se tenait debout, appuyant son index reployé sur l'in-folio sorti des presses fameuses de Nuremberg. Puis il ajouta ces paroles mystérieuses : -- Hélas ! hélas ! les petites choses viennent а bout des grandes ; une dent triomphe d'une masse. Le rat du Nil tue le crocodile, l'espadon tue la baleine, le livre tuera l'édifice !

Le couvre-feu du cloître sonna au moment où le docteur Jacques répétait tout bas а son compagnon son éternel refrain : Il est fou. - А quoi le compagnon répondit cette fois : -- Je crois que oui.

C'était l'heure où aucun étranger ne pouvait rester dans le cloître. Les deux visiteurs se retirèrent. -- Maître, dit le compère Tourangeau, en prenant congé de l'archidiacre, j'aime les savants et les grands esprits, et je vous tiens en estime singulière. Venez demain au palais des Tournelles, et demandez l'abbé de Saint-Martin de Tours.

L'archidiacre rentra chez lui stupéfait, comprenant enfin quel personnage c'était que le compère Tourangeau, et se rappelant ce passage du cartulaire de Saint-Martin de Tours : Abbas beati Martini, SCILICET REX FRANCIAE, est canonicus de consuetudine et habet parvam praebendam quam habet sanctus Venantius et debet sedere in sede thesaurarii.

On affirmait que depuis cette époque l'archidiacre avait de fréquentes conférences avec Louis XI, quand sa majesté venait а Paris, et que le crédit de dom Claude faisait ombre а Olivier le Daim et а Jacques Coictier, lequel, selon sa manière, en rudoyait fort le roi.

II

CECI TUERA CELA
---------------

Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l'archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice.

А notre sens, cette pensée avait deux faces. C'était d'abord une pensée de prêtre. C'était l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie. C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s'alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil а la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Légion ouvrir ses six millions d'ailes. C'était le cri du prophète qui entend déjа bruire et fourmiller l'humanité émancipée, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la foi, l'opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s'évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d'airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu'une puissance allait succéder а une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l'église.

Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait а notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile а apercevoir et plus facile а contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idée capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L'imprimerie tuera l'architecture.

En effet, depuis l'origine des choses jusqu'au quinzième siècle de l'ère chrétienne inclusivement, l'architecture est le grand livre de l'humanité, l'expression principale de l'homme а ses divers états de développement soit comme force, soit comme intelligence.

Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d'en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle а la fois. On scella chaque tradition sous un monument.

Les premiers monuments furent de simples quartiers de roche que le fer n'avait pas touchés, dit Moïse. L'architecture commença comme toute écriture. Elle fut d'abord alphabet. On plantait une pierre debout, et c'était une lettre, et chaque lettre était un hiéroglyphe, et sur chaque hiéroglyphe reposait un groupe d'idées comme le chapiteau sur la colonne. Ainsi firent les premières races, partout, au même moment, sur la surface du monde entier. On retrouve la pierre levée des celtes dans la Sibérie d'Asie, dans les pampas d'Amérique.

Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre а la pierre, on accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons. Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus étrusque, le galgal hébreu, sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois même, quand on avait beaucoup de pierre et une vaste plage, on écrivait une phrase. L'immense entassement de Karnac est déjа une formule tout entière.

Enfin on fit des livres. Les traditions avaient enfanté des symboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l'arbre sous son feuillage ; tous ces symboles, auxquels l'humanité avait foi, allaient croissant, se multipliant, se croisant, se compliquant de plus en plus ; les premiers monuments ne suffisaient plus а les contenir ; ils en étaient débordés de toutes parts ; а peine ces monuments exprimaient-ils encore la tradition primitive, comme eux simple, nue et gisante sur le sol. Le symbole avait besoin de s'épanouir dans l'édifice. L'architecture alors se développa avec la pensée humaine ; elle devint géante а mille têtes et а mille bras, et fixa sous une forme éternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. Tandis que Dédale, qui est la force, mesurait, tandis qu'Orphée, qui est l'intelligence, chantait, le pilier qui est une lettre, l'arcade qui est une syllabe, la pyramide qui est un mot, mis en mouvement а la fois par une loi de géométrie et par une loi de poésie, se groupaient, se combinaient, s'amalgamaient, descendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s'étageaient dans le ciel, jusqu'а ce qu'ils eussent écrit, sous la dictée de l'idée générale d'une époque, ces livres merveilleux qui étaient aussi de merveilleux édifices ; la pagode d'Eklinga, le Rhamseïon d'Égypte, le temple de Salomon.

L'idée mère, le verbe, n'était pas seulement au fond de tous ces édifices, mais encore dans la forme. Le temple de Salomon, par exemple, n'était point simplement la reliure du livre saint, il était le livre saint lui-même. Sur chacune de ses enceintes concentriques les prêtres pouvaient lire le verbe traduit et manifesté aux yeux, et ils suivaient ainsi ses transformations de sanctuaire en sanctuaire jusqu'а ce qu'ils le saisissent dans son dernier tabernacle sous sa forme la plus concrète qui était encore de l'architecture : l'arche. Ainsi le verbe était enfermé dans l'édifice, mais son image était sur son enveloppe comme la figure humaine sur le cercueil d'une momie.

Et non seulement la forme des édifices mais encore l'emplacement qu'ils se choisissaient révélait la pensée qu'ils représentaient. Selon que le symbole а exprimer était gracieux ou sombre, la Grèce couronnait ses montagnes d'un temple harmonieux а l'oeil, l'Inde éventrait les siennes pour y ciseler ces difformes pagodes souterraines portées par de gigantesques rangées d'éléphants de granit.

Ainsi, durant les six mille premières années du monde, depuis la pagode la plus immémoriale de l'Hindoustan jusqu'а la cathédrale de Cologne, l'architecture a été la grande écriture du genre humain. Et cela est tellement vrai que non seulement tout symbole religieux, mais encore toute pensée humaine a sa page dans ce livre immense et son monument.

Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. Cette loi de la liberté succédant а l'unité est écrite dans l'architecture. Car, insistons sur ce point, il ne faut pas croire que la maçonnerie ne soit puissante qu'а édifier le temple, qu'а exprimer le mythe et le symbolisme sacerdotal, qu'а transcrire en hiéroglyphes sur ses pages de pierre les tables mystérieuses de la loi. S'il en était ainsi, comme il arrive dans toute société humaine un moment où le symbole sacré s'use et s'oblitère sous la libre pensée, où l'homme se dérobe au prêtre, où l'excroissance des philosophies et des systèmes ronge la face de la religion, l'architecture ne pourrait reproduire ce nouvel état de l'esprit humain, ses feuillets, chargés au recto, seraient vides au verso, son oeuvre serait tronquée, son livre serait incomplet. Mais non.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:52

Prenons pour exemple le moyen-âge, où nous voyons plus clair parce qu'il est plus près de nous. Durant sa première période, tandis que la théocratie organise l'Europe, tandis que le Vatican rallie et reclasse autour de lui les éléments d'une Rome faite avec la Rome qui gît écroulée autour du Capitole, tandis que le christianisme s'en va recherchant dans les décombres de la civilisation antérieure tous les étages de la société et rebâtit avec ces ruines un nouvel univers hiérarchique dont le sacerdoce est la clef de voûte, on entend sourdre d'abord dans ce chaos, puis on voit peu а peu sous le souffle du christianisme, sous la main des barbares, surgir des déblais des architectures mortes, grecque et romaine, cette mystérieuse architecture romane, soeur des maçonneries théocratiques de l'Égypte et de l'Inde, emblème inaltérable du catholicisme pur, immuable hiéroglyphe de l'unité papale. Toute la pensée d'alors est écrite en effet dans ce sombre style roman. On y sent partout l'autorité, l'unité, l'impénétrable, l'absolu, Grégoire VII ; partout le prêtre, jamais l'homme ; partout la caste, jamais le peuple. Mais les croisades arrivent. C'est un grand mouvement populaire ; et tout grand mouvement populaire, quels qu'en soient la muse et le but dégage toujours de son dernier précipité l'esprit de liberté. Des nouveautés vont se faire jour. Voici que s'ouvre la période orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. L'autorité s'ébranle, l'unité se bifurque. La féodalité demande а partager avec la théocratie, en attendant le peuple qui surviendra inévitablement et qui se fera, comme toujours, la part du lion. Quia nominor leo. La seigneurie perce donc sous le sacerdoce, la commune sous la seigneurie. La face de l'Europe est changée. Eh bien ! la face de l'architecture est changée aussi. Comme la civilisation, elle a tourné la page, et l'esprit nouveau des temps la trouve prête а écrire sous sa dictée. Elle est revenue des croisades avec l'ogive, comme les nations avec la liberté. Alors, tandis que Rome se démembre peu а peu, l'architecture romane meurt. L'hiéroglyphe déserte la cathédrale et s'en va blasonner le donjon pour faire un prestige а la féodalité. La cathédrale elle-même, cet édifice autrefois si dogmatique, envahie désormais par la bourgeoisie, par la commune, par la liberté, échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l'artiste. L'artiste la bâtit а sa guise. Adieu le mystère, le mythe, la loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le prêtre ait sa basilique et son autel, il n'a rien а dire. Les quatre murs sont а l'artiste. Le livre architectural n'appartient plus au sacerdoce, а la religion, а Rome ; il est а l'imagination, а la poésie, au peuple. De lа les transformations rapides et innombrables de cette architecture qui n'a que trois siècles, si frappantes après l'immobilité stagnante de l'architecture romane qui en a six ou sept. L'art cependant marche а pas de géant. Le génie et l'originalité populaires font la besogne que faisaient les évêques. Chaque race écrit en passant sa ligne sur le livre ; elle rature les vieux hiéroglyphes romans sur le frontispice des cathédrales, et c'est tout au plus si l'on voit encore le dogme percer çа et lа sous le nouveau symbole qu'elle y dépose. La draperie populaire laisse а peine deviner l'ossement religieux. On ne saurait se faire une idée des licences que prennent alors les architectes, même envers l'église. Ce sont des chapiteaux tricotés de moines et de nonnes honteusement accouplés, comme а la salle des Cheminées du Palais de Justice а Paris. C'est l'aventure de Noé sculptée en toutes lettres comme sous le grand portail de Bourges. C'est un moine bachique а oreilles d'âne et le verre en main riant au nez de toute une communauté, comme sur le lavabo de l'abbaye de Bocherville. Il existe а cette époque, pour la pensée écrite en pierre, un privilège tout а fait comparable а notre liberté actuelle de la presse. C'est la liberté de l'architecture.

Cette liberté va très loin. Quelquefois un portail, une façade, une église tout entière présente un sens symbolique absolument étranger au culte, ou même hostile а l'église. Dès le treizième siècle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au quinzième, ont écrit de ces pages séditieuses. Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute une église d'opposition.

La pensée alors n'était libre que de cette façon, aussi ne s'écrivait-elle tout entière que sur ces livres qu'on appelait édifices. Sans cette forme édifice, elle se serait vue brûler en place publique par la main du bourreau sous la forme manuscrit, si elle avait été assez imprudente pour s'y risquer. La pensée portail d'église eût assisté au supplice de la pensée livre. Aussi n'ayant que cette voie, la maçonnerie, pour se faire jour, elle s'y précipitait de toutes parts. De lа l'immense quantité de cathédrales qui ont couvert l'Europe, nombre si prodigieux qu'on y croit а peine, même après l'avoir vérifié. Toutes les forces matérielles, toutes les forces intellectuelles de la société convergèrent au même point : l'architecture. De cette manière, sous prétexte de bâtir des églises а Dieu, l'art se développait dans des proportions magnifiques.

Alors, quiconque naissait poète se faisait architecte. Le génie épars dans les masses, comprimé de toutes parts sous la féodalité comme sous une testudo de boucliers d'airain, ne trouvant issue que du côté de l'architecture, débouchait par cet art, et ses Iliades prenaient la forme de cathédrales. Tous les autres arts obéissaient et se mettaient en discipline sous l'architecture. C'étaient les ouvriers du grand oeuvre. L'architecte, le poète, le maître totalisait en sa personne la sculpture qui lui ciselait ses façades, la peinture qui lui enluminait ses vitraux, la musique qui mettait sa cloche en branle et soufflait dans ses orgues. Il n'y avait pas jusqu'а la pauvre poésie proprement dite, celle qui s'obstinait а végéter dans les manuscrits, qui ne fût obligée pour être quelque chose de venir s'encadrer dans l'édifice sous la forme d'hymne ou de prose ; le même rôle, après tout, qu'avaient joué les tragédies d'Eschyle dans les fêtes sacerdotales de la Grèce, la Genèse dans le temple de Salomon.

Ainsi, jusqu'а Gutenberg, l'architecture est l'écriture principale, l'écriture universelle. Ce livre granitique commencé par l'Orient, continué par l'antiquité grecque et romaine, le moyen-âge en a écrit la dernière page. Du reste, ce phénomène d'une architecture de peuple succédant а une architecture de caste que nous venons d'observer dans le moyen-âge, se reproduit avec tout mouvement analogue dans l'intelligence humaine aux autres grandes époques de l'histoire. Ainsi, pour n'énoncer ici que sommairement une loi qui demanderait а être développée en des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps primitifs, après l'architecture hindoue, l'architecture phénicienne, cette mère opulente de l'architecture arabe ; dans l'antiquité, après l'architecture égyptienne dont le style étrusque et les monuments cyclopéens ne sont qu'une variété, l'architecture grecque, dont le style romain n'est qu'un prolongement surchargé du dôme carthaginois ; dans les temps modernes, après l'architecture romane, l'architecture gothique. Et en dédoublant ces trois séries, on retrouvera sur les trois soeurs aînées, l'architecture hindoue, l'architecture égyptienne, l'architecture romane, le même symbole : c'est-а-dire la théocratie, la caste, l'unité, le dogme, le mythe, Dieu ; et pour les trois soeurs cadettes, l'architecture phénicienne, l'architecture grecque, l'architecture gothique, quelle que soit du reste la diversité de forme inhérente а leur nature, la même signification aussi ; c'est-а-dire la liberté, le peuple, l'homme.

Qu'il s'appelle bramine, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n'en est pas de même dans les architectures de peuple. Elles sont plus riches et moins saintes. Dans la phénicienne, on sent le marchand ; dans la grecque, le républicain ; dans la gothique, le bourgeois.

Les caractères généraux de toute architecture théocratique sont l'immutabilité, l'horreur du progrès, la conservation des lignes traditionnelles, la consécration des types primitifs, le pli constant de toutes les formes de l'homme et de la nature aux caprices incompréhensibles du symbole. Ce sont des livres ténébreux que les initiés seuls savent déchiffrer. Du reste, toute forme, toute difformité même y a un sens qui la fait inviolable. Ne demandez pas aux maçonneries hindoue, égyptienne, romane, qu'elles réforment leur dessin ou améliorent leur statuaire. Tout perfectionnement leur est impiété. Dans ces architectures, il semble que la roideur du dogme se soit répandue sur la pierre comme une seconde pétrification. - Les caractères généraux des maçonneries populaires au contraire sont la variété, le progrès, l'originalité, l'opulence, le mouvement perpétuel. Elles sont déjа assez détachées de la religion pour songer а leur beauté, pour la soigner, pour corriger sans relâche leur parure de statues ou d'arabesques. Elles sont du siècle. Elles ont quelque chose d'humain qu'elles mêlent sans cesse au symbole divin sous lequel elles se produisent encore. De lа des édifices pénétrables а toute âme, а toute intelligence, а toute imagination, symboliques encore, mais faciles а comprendre comme la nature. Entre l'architecture théocratique et celle-ci, il y a la différence d'une langue sacrée а une langue vulgaire, de l'hiéroglyphe а l'art, de Salomon а Phidias.

Si l'on résume ce que nous avons indiqué jusqu'ici très sommairement en négligeant mille preuves et aussi mille objections de détail, on est amené а ceci : que l'architecture a été jusqu'au quinzième siècle le registre principal de l'humanité, que dans cet intervalle il n'est pas apparu dans le monde une pensée un peu compliquée qui ne se soit faite édifice, que toute idée populaire comme toute loi religieuse a eu ses monuments ; que le genre humain enfin n'a rien pensé d'important qu'il ne l'ait écrit en pierre. Et pourquoi ? C'est que toute pensée, soit religieuse, soit philosophique, est intéressée а se perpétuer, c'est que l'idée qui a remué une génération veut en remuer d'autres, et laisser trace. Or quelle immortalité précaire que celle du manuscrit ! Qu'un édifice est un livre bien autrement solide, durable, et résistant ! Pour détruire la parole écrite il suffit d'une torche et d'un turc. Pour démolir la parole construite, il faut une révolution sociale, une révolution terrestre. Les barbares ont passé sur le Colisée, le déluge peut-être sur les Pyramides.

Au quinzième siècle tout change.

La pensée humaine découvre un moyen de se perpétuer non seulement plus durable et plus résistant que l'architecture, mais encore plus simple et plus facile. L'architecture est détrônée. Aux lettres de pierre d'Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg.

Le livre va tuer l'édifice.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:52

L'invention de l'imprimerie est le plus grand événement de l'histoire. C'est la révolution mère. C'est le mode d'expression de l'humanité qui se renouvelle totalement, c'est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c'est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l'intelligence.

Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle а l'air. Du temps de l'architecture, elle se faisait montagne et s'emparait puissamment d'un siècle et d'un lieu. Maintenant elle se fait troupe d'oiseaux, s'éparpille aux quatre vents, et occupe а la fois tous les points de l'air et de l'espace.

Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus indélébile ? De solide qu'elle était elle devient vivace. Elle passe de la durée а l'immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper l'ubiquité ? Vienne un déluge, la montagne aura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux voleront encore ; et, qu'une seule arche flotte а la surface du cataclysme, ils s'y poseront, surnageront avec elle, assisteront avec elle а la décrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de ce chaos verra en s'éveillant planer au-dessus de lui, ailée et vivante, la pensée du monde englouti.

Et quand on observe que ce mode d'expression est non seulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable а tous, lorsqu'on songe qu'il ne traîne pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensée obligée pour se traduire en un édifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d'or, toute une montagne de pierres, toute une forêt de charpentes, tout un peuple d'ouvriers, quand on la compare а la pensée qui se fait livre, et а qui il suffit d'un peu de papier, d'un peu d'encre et d'une plume, comment s'étonner que l'intelligence humaine ait quitté l'architecture pour l'imprimerie ? Coupez brusquement le lit primitif d'un fleuve d'un canal creusé au-dessous de son niveau, le fleuve désertera son lit.

Aussi voyez comme а partir de la découverte de l'imprimerie l'architecture se dessèche peu а peu, s'atrophie et se dénude. Comme on sent que l'eau baisse, que la sève s'en va, que la pensée des temps et des peuples se retire d'elle ! Le refroidissement est а peu près insensible au quinzième siècle, la presse est trop débile encore, et soutire tout au plus а la puissante architecture une surabondance de vie. Mais, dès le seizième siècle, la maladie de l'architecture est visible ; elle n'exprime déjа plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d'européenne, d'indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C'est cette décadence qu'on appelle renaissance. Décadence magnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil qui se couche derrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d'arcades latines et de colonnades corinthiennes.

C'est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore.

Cependant, du moment où l'architecture n'est plus qu'un art comme un autre, dès qu'elle n'est plus l'art total, l'art souverain, l'art tyran, elle n'a plus la force de retenir les autres arts. Ils s'émancipent donc, brisent le joug de l'architecte, et s'en vont chacun de leur côté. Chacun d'eux gagne а ce divorce. L'isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l'imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se démembre а la mort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.

De lа Raphaël, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l'éblouissant seizième siècle.

En même temps que les arts, la pensée s'émancipe de tous côtés. Les hérésiarques du moyen-âge avaient déjа fait de larges entailles au catholicisme. Le seizième siècle brise l'unité religieuse. Avant l'imprimerie, la réforme n'eût été qu'un schisme, l'imprimerie la fait révolution. Otez la presse, l'hérésie est énervée. Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le précurseur de Luther.

Cependant, quand le soleil du moyen-âge est tout а fait couché, quand le génie gothique s'est а jamais éteint а l'horizon de l'art, l'architecture va se ternissant, se décolorant, s'effaçant de plus en plus. Le livre imprimé, ce ver rongeur de l'édifice, la suce et la dévore. Elle se dépouille, elle s'effeuille, elle maigrit а vue d'oeil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. Elle n'exprime plus rien, pas même le souvenir de l'art d'un autre temps. Réduite а elle-même, abandonnée des autres arts parce que la pensée humaine l'abandonne, elle appelle des manoeuvres а défaut d'artistes. La vitre remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succède au sculpteur. Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. Elle se traîne, lamentable mendiante d'atelier, de copie en copie. Michel-Ange, qui dès le seizième siècle la sentait sans doute mourir, avait eu une dernière idée, une idée de désespoir. Ce titan de l'art avait entassé le Panthéon sur le Parthénon, et fait Saint-Pierre de Rome. Grande oeuvre qui méritait de rester unique, dernière originalité de l'architecture, signature d'un artiste géant au bas du colossal registre de pierre qui se fermait. Michel-Ange mort, que fait cette misérable architecture qui se survivait а elle-même а l'état de spectre et d'ombre ? Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C'est une manie. C'est une pitié. Chaque siècle a son Saint-Pierre de Rome ; au dix-septième siècle le Val-de-Grâce, au dix-huitième Sainte-Geneviève. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome. Londres a le sien. Pétersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. Testament insignifiant, dernier radotage d'un grand art décrépit qui retombe en enfance avant de mourir.

Si au lieu de monuments caractéristiques comme ceux dont nous venons de parler nous examinons l'aspect général de l'art du seizième au dix-huitième siècle, nous remarquons les mêmes phénomènes de décroissance et d'étisie. А partir de François II, la forme architecturale de l'édifice s'efface de plus en plus et laisse saillir la forme géométrique, comme la charpente osseuse d'un malade Les belles lignes de l'art font place aux froides et inexorables lignes du géomètre. Un édifice n'est plus un édifice, c'est un polyèdre. L'architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. Voici le fronton grec qui s'inscrit dans le fronton romain et réciproquement. C'est toujours le Panthéon dans le Parthénon, Saint-Pierre de Rome. Voici les maisons de brique de Henri IV а coins de pierre ; la place Royale, la place Dauphine. Voici les églises de Louis XIII, lourdes, trapues, surbaissées, ramassées, chargées d'un dôme comme d'une bosse. Voici l'architecture mazarine, le mauvais pasticcio italien des Quatre-Nations. Voici les palais de Louis XIV, longues casernes а courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. Voici enfin Louis XV, avec les chicorées et les vermicelles, et toutes les verrues et tous les fungus qui défigurent cette vieille architecture caduque, édentée et coquette. De François II а Louis XV, le mal a crû en progression géométrique. L'art n'a plus que la peau sur les os. Il agonise misérablement.

Cependant, que devient l'imprimerie ? Toute cette vie qui s'en va de l'architecture vient chez elle. А mesure que l'architecture baisse, l'imprimerie s'enfle et grossit. Ce capital de forces que la pensée humaine dépensait en édifices, elle le dépense désormais en livres. Aussi dès le seizième siècle la presse, grandie au niveau de l'architecture décroissante, lutte avec elle et la tue. Au dix-septième, elle est déjа assez souveraine, assez triomphante, assez assise dans sa victoire pour donner au monde la fête d'un grand siècle littéraire. Au dix-huitième, longtemps reposée а la cour de Louis XIV, elle ressaisit la vieille épée de Luther, en arme Voltaire, et court, tumultueuse, а l'attaque de cette ancienne Europe dont elle a déjа tué l'expression architecturale. Au moment où le dix-huitième siècle s'achève, elle a tout détruit. Au dix-neuvième, elle va reconstruire.

Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts représente réellement depuis trois siècles la pensée humaine ? lequel la traduit ? lequel exprime, non pas seulement ses manies littéraires et scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement ?. Lequel se superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain qui marche, monstre а mille pieds ? L'architecture ou l'imprimerie ?

L'imprimerie. Qu'on ne s'y trompe pas, l'architecture est morte, morte sans retour, tuée par le livre imprimé, tuée parce qu'elle dure moins, tuée parce qu'elle coûte plus cher. Toute cathédrale est un milliard. Qu'on se représente maintenant quelle mise de fonds il faudrait pour récrire le livre architectural ; pour faire fourmiller de nouveau sur le sol des milliers d'édifices ; pour revenir а ces époques où la foule des monuments était telle qu'au dire d'un témoin oculaire " on eût dit que le monde en se secouant avait rejeté ses vieux habillements pour se couvrir d'un blanc vêtement d'églises ". Erat enim ut si mundus, ipse excutiendo semet, rejecta vetustate, candidam ecclesiarum vestem indueret (GLABER RADULPHUS).

Un livre est sitôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin ! Comment s'étonner que toute la pensée humaine s'écoule par cette pente ? Ce n'est pas а dire que l'architecture n'aura pas encore çа et lа un beau monument, un chef-d'oeuvre isolé. On pourra bien encore avoir de temps en temps, sous le règne de l'imprimerie, une colonne faite, je suppose, par toute une armée, avec des canons amalgamés, comme on avait, sous le règne de l'architecture, des Iliades et des Romanceros, des Mahabâhrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec des rapsodies amoncelées et fondues. Le grand accident d'un architecte de génie pourra survenir au vingtième siècle, comme celui de Dante au treizième. Mais l'architecture ne sera plus l'art social, l'art collectif, l'art dominant. Le grand poème, le grand édifice, le grand oeuvre de l'humanité ne se bâtira plus, il s'imprimera.

Et désormais, si l'architecture se relève accidentellement, elle ne sera plus maîtresse. Elle subira la loi de la littérature qui la recevait d'elle autrefois. Les positions respectives des deux arts seront interverties. Il est certain que dans l'époque architecturale les poèmes, rares, il est vrai, ressemblent aux monuments. Dans l'Inde, Vyasa est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode. Dans l'orient égyptien, la poésie a, comme les édifices, la grandeur et la tranquillité des lignes ; dans la Grèce antique, la beauté, la sérénité, le calme ; dans l'Europe chrétienne, la majesté catholique, la naïveté populaire, la riche et luxuriante végétation d'une époque de renouvellement. La Bible ressemble aux Pyramides, l'Iliade au Parthénon, Homère а Phidias. Dante au treizième siècle, c'est la dernière église romane ; Shakespeare au seizième, la dernière cathédrale gothique.

Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu'ici d'une façon nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l'imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l'écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu'au clocher, de Chéops а Strasbourg. Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l'architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l'édifice qu'élève а son tour l'imprimerie.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:53

Cet édifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calculé qu'en superposant l'un а l'autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre а la lune ; mais ce n'est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on cherche а recueillir dans sa pensée une image totale de l'ensemble des produits de l'imprimerie jusqu'а nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense construction, appuyée sur le monde entier, а laquelle l'humanité travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l'avenir ? C'est la fourmilière des intelligences. C'est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel. L'édifice a mille étages, Çа et lа, on voit déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui s'entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l'art fait luxurier а l'oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. Lа chaque oeuvre individuelle, si capricieuse et si isolée qu'elle semble, a sa place et sa saillie. L'harmonie résulte du tout. Depuis la cathédrale de Shakespeare jusqu'а la mosquée de Byron, mille clochetons s'encombrent pêle-mêle sur cette métropole de la pensée universelle. А sa base, on a récrit quelques anciens titres de l'humanité que l'architecture n'avait pas enregistrés. А gauche de l'entrée, on a scellé le vieux bas-relief en marbre blanc d'Homère, а droite la Bible polyglotte dresse ses sept têtes. L'hydre du Romancero se hérisse plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Védas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux édifice demeure toujours inachevé. La presse, cette machine géante, qui pompe sans relâche toute la sève intellectuelle de la société, vomit incessamment de nouveaux matériaux pour son oeuvre. Le genre humain tout entier est sur l'échafaudage. Chaque esprit est maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. Tous les jours une nouvelle assise s'élève. Indépendamment du versement original et individuel de chaque écrivain, il y a des contingents collectifs. Le dix-huitième siècle donne l'Encyclopédie, la révolution donne le Moniteur. Certes, c'est lа aussi une construction qui grandit et s'amoncelle en spirales sans fin ; lа aussi il y a confusion des langues, activité incessante, labeur infatigable, concours acharné de l'humanité tout entière, refuge promis а l'intelligence contre un nouveau déluge, contre une submersion de barbares. C'est la seconde tour de Babel du genre humain.


LIVRE SIXIÈME
-------------

I

COUP D'OEIL IMPARTIAL SUR L'ANCIENNE MAGISTRATURE
-------------------------------------------------

C'était un fort heureux personnage, en l'an de grâce 1482, que noble homme Robert d'Estouteville, chevalier, sieur de Beyne, baron d'Yvri et Saint-Andry en la Marche, conseiller et chambellan du roi, et garde de la prévôté de Paris. Il y avait déjа près de dix-sept ans qu'il avait reçu du roi, le 7 novembre 1465, l'année de la comète, cette belle charge de prévôt de Paris, qui était réputée plutôt seigneurie qu'office, dignitas, dit Joannes Loemnoeus, quae cum non exigua potestate politiam concernente, atque praerogativis multis et juribus conjuncta est. La chose était merveilleuse en 82 qu'un gentilhomme ayant commission du roi et dont les lettres d'institution remontaient а l'époque du mariage de la fille naturelle de Louis XI avec monsieur le bâtard de Bourbon. Le même jour où Robert d'Estouteville avait remplacé Jacques de Villiers dans la prévôté de Paris, maître Jean Dauvet remplaçait messire Hélye de Thorrettes dans la première présidence de la cour de parlement, Jean Jouvenel des Ursins supplantait Pierre de Morvilliers dans l'office de chancelier de France, Regnault des Dormans désappointait Pierre Puy de la charge de maître des requêtes ordinaires de l'hôtel du roi. Or, sur combien de têtes la présidence, la chancellerie et la maîtrise s'étaient-elles promenées depuis que Robert d'Estouteville avait la prévôté de Paris ! Elle lui avait été baillée en garde, disaient les lettres patentes ; et certes, il la gardait bien. Il s'y était cramponné, il s'y était incorporé, il s'y était identifié. Si bien qu'il avait échappé а cette furie de changement qui possédait Louis XI, roi défiant, taquin et travailleur qui tenait а entretenir, par des institutions et des révocations fréquentes, l'élasticité de son pouvoir. Il y a plus, le brave chevalier avait obtenu pour son fils la survivance de sa charge, et il y avait déjа deux ans que le nom de noble homme Jacques d'Estouteville, écuyer, figurait а côté du sien en tête du registre de l'ordinaire de la prévôté de Paris. Rare, certes, et insigne faveur ! Il est vrai que Robert d'Estouteville était un bon soldat, qu'il avait loyalement levé le pennon contre la ligue du bien public, et qu'il avait offert а la reine un très merveilleux cerf en confitures le jour de son entrée а Paris en 14... Il avait plus la bonne amitié de messire Tristan l'Hermite, prévôt des maréchaux de l'hôtel du roi. C'était donc une très douce et plaisante existence que celle de messire Robert. D'abord, de fort bons gages, auxquels se rattachaient et pendaient, comme des grappes de plus а sa vigne, les revenus des greffes civil et criminel de la prévôté, plus les revenus civils et criminels des auditoires d'Embas du Châtelet, sans compter quelque petit péage au pont de Mantes et de Corbeil, et les profits du tru sur l'esgrin de Paris, sur les mouleurs de bûches et les mesureurs de sel. Ajoutez а cela le plaisir d'étaler dans les chevauchées de la ville et de faire ressortir sur les robes mi-parties rouge et tanné des échevins et des quarteniers son bel habit de guerre que vous pouvez encore admirer aujourd'hui sculpté sur son tombeau а l'abbaye de Valmont en Normandie, et son morion tout bosselé а Montlhéry. Et puis, n'était-ce rien que d'avoir toute suprématie sur les sergents de la douzaine, le concierge et guette du Châtelet, les deux auditeurs du Châtelet, auditores Castelleti, les seize commissaires des seize quartiers, le geôlier du Châtelet, les quatre sergents fieffés, les cent vingt sergents а cheval, les cent vingt sergents а verge, le chevalier du guet avec son guet, son sous-guet, son contre-guet et son arrière-guet ? N'était-ce rien que d'exercer haute et basse justice, droit de tourner, de pendre et de traîner, sans compter la menue juridiction en premier ressort, in prima instantia, comme disent les chartes, sur cette vicomté de Paris, si glorieusement apanagée de sept nobles bailliages ? Peut-on rien imaginer de plus suave que de rendre arrêts et jugements, comme faisait quotidiennement messire Robert d'Estouteville, dans le Grand-Châtelet, sous les ogives larges et écrasées de Philippe-Auguste ? et d'aller, comme il avait coutume chaque soir, en cette charmante maison sise rue Galilée dans le pourpris du Palais-Royal, qu'il tenait du chef de sa femme, madame Ambroise de Loré, se reposer de la fatigue d'avoir envoyé quelque pauvre diable passer la nuit de son côté dans " cette petite logette de la rue de l'Escorcherie, en laquelle les prévôts et échevins de Paris voulaient faire leur prison ; contenant icelle onze pieds de long, sept pieds et quatre pouces de lez et onze pieds de haut " ?

Et non seulement messire Robert d'Estouteville avait sa justice particulière de prévôt et vicomte de Paris, mais encore il avait part, coup d'oeil et coup de dent dans la grande justice du roi. Il n'y avait pas de tête un peu haute qui ne lui eût passé par les mains avant d'échoir au bourreau. C'est lui qui avait été quérir а la Bastille Saint-Antoine pour le mener aux Halles M. de Nemours, pour le mener en Grève M. de Saint-Pol, lequel rechignait et se récriait, а la grande joie de Monsieur le prévôt qui n'aimait pas Monsieur le connétable.

En voilа, certes, plus qu'il n'en fallait pour faire une vie heureuse et illustre, et pour mériter un jour une page notable dans cette intéressante histoire des prévôts de Paris, où l'on apprend que Oudard de Villeneuve avait une maison rue des Boucheries, que Guillaume de Hangest acheta la grande et petite Savoie, que Guillaume Thiboust donna aux religieuses de Sainte-Geneviève ses maisons de la rue Clopin, que Hugues Aubriot demeurait а l'hôtel du Porc-Épic, et autres faits domestiques.

Toutefois, avec tant de motifs de prendre la vie en patience et en joie, messire Robert d'Estouteville s'était éveillé le matin du 7 janvier 1482 fort bourru et de massacrante humeur. D'où venait cette humeur ? c'est ce qu'il n'aurait pu dire lui-même. Était-ce que le ciel était gris ? que la boucle de son vieux ceinturon de Montlhéry était mal serrée, et sanglait trop militairement son embonpoint de prévôt ? qu'il avait vu passer dans la rue sous sa fenêtre des ribauds lui faisant nargue, allant quatre de bande, pourpoint sans chemise, chapeau sans fond, bissac et bouteille au côté ? Était-ce pressentiment vague des trois cent soixante-dix livres seize sols huit deniers que le futur roi Charles VIII devait l'année suivante retrancher des revenus de la prévôté ? Le lecteur peut choisir ; quant а nous, nous inclinerions а croire tout simplement qu'il était de mauvaise humeur, parce qu'il était de mauvaise humeur.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:53

D'ailleurs, c'était un lendemain de fête, jour d'ennui pour tout le monde, et surtout pour le magistrat chargé de balayer toutes les ordures, au propre et au figuré, que fait une fête а Paris. Et puis, il devait tenir séance au Grand-Châtelet. Or, nous avons remarqué que les juges s'arrangent en général de manière а ce que leur jour d'audience soit aussi leur jour d'humeur, afin d'avoir toujours quelqu'un sur qui s'en décharger commodément, de par le roi, la loi et justice.

Cependant l'audience avait commencé sans lui. Ses lieutenants au civil, au criminel et au particulier faisaient sa besogne, selon l'usage ; et dès huit heures du matin, quelques dizaines de bourgeois et de bourgeoises entassés et foulés dans un coin obscur de l'auditoire d'Embas du Châtelet, entre une forte barrière de chêne et le mur, assistaient avec béatitude au spectacle varié et réjouissant de la justice civile et criminelle rendue par maître Florian Barbedienne, auditeur au Châtelet, lieutenant de Monsieur le prévôt, un peu pêle-mêle, et tout а fait au hasard.

La salle était petite, basse, voûtée. Une table fleurdelysée était au fond, avec un grand fauteuil de bois de chêne sculpté, qui était au prévôt et vide, et un escabeau а gauche pour l'auditeur, maître Florian. Au-dessous se tenait le greffier, griffonnant. En face était le peuple ; et devant la porte et devant la table force sergents de la prévôté, en hoquetons de camelot violet а croix blanches. Deux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, vêtus de leurs jaquettes de la Toussaint, mi-parties rouge et bleu, faisaient sentinelle devant une porte basse fermée qu'on apercevait au fond derrière la table. Une seule fenêtre ogive, étroitement encaissée dans l'épaisse muraille, éclairait d'un rayon blême de janvier deux grotesques figures, le capricieux démon de pierre sculpté en cul-de-lampe dans la clef de la voûte, et le juge assis au fond de la salle sur les fleurs de lys.

En effet, figurez-vous а la table prévôtale, entre deux liasses de procès, accroupi sur ses coudes, le pied sur la queue de sa robe de drap brun plain, la face dans sa fourrure d'agneau blanc, dont ses sourcils semblaient détachés, rouge, revêche, clignant de l'oeil, portant avec majesté la graisse de ses joues, lesquelles se rejoignaient sous son menton, maître Florian Barbedienne, auditeur au Châtelet.

Or l'auditeur était sourd. Léger défaut pour un auditeur. Maître Florian n'en jugeait pas moins sans appel et très congrûment. Il est certain qu'il suffit qu'un juge ait l'air d'écouter ; et le vénérable auditeur remplissait d'autant mieux cette condition, la seule essentielle en bonne justice, que son attention ne pouvait être distraite par aucun bruit.

Du reste, il avait dans l'auditoire un impitoyable contrôleur de ses faits et gestes dans la personne de notre ami Jehan Frollo du Moulin, ce petit écolier d'hier, ce piéton qu'on était toujours sûr de rencontrer partout dans Paris, excepté devant la chaire des professeurs.

-- Tiens, disait-il tout bas а son compagnon Robin Poussepain qui ricanait а côté de lui, tandis qu'il commentait les scènes qui se déroulaient sous leurs yeux, voilа Jehanneton du Buisson. La belle fille du Cagnard au Marché-Neuf ! Sur mon âme, il la condamne, le vieux ! il n'a donc pas plus d'yeux que d'oreilles. Quinze sols quatre deniers parisis, pour avoir porté deux patenôtres ! C'est un peu cher. Lex duri carminis. - Qu'est celui-lа ? Robin Chief-de-Ville, haubergier ! - Pour avoir été passé et reçu maître audit métier ? - C'est son denier d'entrée. - Hé ! deux gentilshommes parmi ces marauds ! Aiglet de Soins, Hutin de Mailly. Deux écuyers, corpus Christi ! Ah ! ils ont joué aux dés. Quand verrai-je ici notre recteur ? Cent livres parisis d'amende envers le roi ! Le Barbedienne frappe comme un sourd, - qu'il est ! - Je veux être mon frère l'archidiacre si cela m'empêche de jouer, de jouer le jour, de jouer la nuit, de vivre au jeu, de mourir au jeu et de jouer mon âme après ma chemise ! - Sainte Vierge, que de filles ! l'une après l'autre, mes brebis ! Ambroise Lécuyère ! Isabeau la Paynette ! Bérarde Gironin ! Je les connais toutes, par Dieu ! А l'amende ! а l'amende ! Voilа qui vous apprendra а porter des ceintures dorées ! dix sols parisis ! coquettes ! Oh ! le vieux museau de juge, sourd et imbécile ! Oh ! Florian le lourdaud ! Oh ! Barbedienne le butor ! le voilа а table ! il mange du plaideur, il mange du procès, il mange, il mâche, il se gave, il s'emplit. Amendes, épaves, taxes, frais, loyaux coûts, salaires, dommages et intérêts, gehenne, prison et geôle et ceps avec dépens, lui sont camichons de Noël et massepains de la Saint-Jean ! Regarde-le, le porc ! - Allons ! bon ! encore une femme amoureuse ! Thibaud la Thibaude, ni plus, ni moins ! - Pour être sortie de la rue Glatigny ! - Quel est ce fils ? Gieffroy Mabonne, gendarme cranequinier а main. Il a maugréé le nom du Père. А l'amende, la Thibaude ! а l'amende, le Gieffroy ! а l'amende tous les deux ! Le vieux sourd ! il a dû brouiller les deux affaires ! Dix contre un qu'il fait payer le juron а la fille et l'amour au gendarme ! - Attention, Robin Poussepain ! Que vont-ils introduire ? Voilа bien des sergents ! Par Jupiter ! tous les lévriers de la meute y sont. Ce doit être la grosse pièce de la chasse. Un sanglier - C'en est un, Robin ! c'en est un. - Et un beau encoller ! - Hercle ! c'est notre prince d'hier, notre pape des fous, notre sonneur de cloches, notre borgne, notre bossu, notre grimace ! C'est Quasimodo !...

Ce n'était rien moins.

C'était Quasimodo, sanglé, cerclé, ficelé, garrotté et sous bonne garde. L'escouade de sergents qui l'environnait était assistée du chevalier du guet en personne, portant brodées les armes de France sur la poitrine et les armes de la ville sur le dos. Il n'y avait rien du reste dans Quasimodo, а part sa difformité, qui pût justifier cet appareil de hallebardes et d'arquebuses. Il était sombre, silencieux et tranquille. А peine son oeil unique jetait-il de temps а autre sur les liens qui le chargeaient un regard sournois et colère.

Il promena ce même regard autour de lui, mais si éteint et si endormi que les femmes ne se le montraient du doigt que pour en rire.

Cependant maître Florian l'auditeur feuilleta avec attention le dossier de la plainte dressée contre Quasimodo, que lui présenta le greffier, et, ce coup d'oeil jeté, parut se recueillir un instant. Grâce а cette précaution qu'il avait toujours soin de prendre au moment de procéder а un interrogatoire, il savait d'avance les noms, qualités, délits du prévenu, faisait des répliques prévues а des réponses prévues, et parvenait а se tirer de toutes les sinuosités de l'interrogatoire, sans trop laisser deviner sa surdité. Le dossier du procès était pour lui le chien de l'aveugle. S'il arrivait par hasard que son infirmité se trahît çа et lа par quelque apostrophe incohérente ou quelque question inintelligible, cela passait pour profondeur parmi les uns, et pour imbécillité parmi les autres. Dans les deux cas, l'honneur de la magistrature ne recevait aucune atteinte ; car il vaut encore mieux qu'un juge soit réputé imbécile ou profond, que sourd. Il mettait donc grand soin а dissimuler sa surdité aux yeux de tous, et il y réussissait d'ordinaire si bien qu'il était arrivé а se faire illusion а lui-même. Ce qui est du reste plus facile qu'on ne le croit. Tous les bossus vont tête haute, tous les bègues pérorent, tous les sourds parlent bas. Quant а lui, il se croyait tout au plus l'oreille un peu rebelle. C'était la seule concession qu'il fît sur ce point а l'opinion publique, dans ses moments de franchise et d'examen de conscience.

Ayant donc bien ruminé l'affaire de Quasimodo, il renversa sa tête en arrière et ferma les yeux а demi, pour plus de majesté et d'impartialité, si bien qu'il était tout а la fois en ce moment sourd et aveugle. Double condition sans laquelle il n'est pas de juge parfait. C'est dans cette magistrale attitude qu'il commença l'interrogatoire.

-- Votre nom ?

Or, voici un cas qui n'avait pas été " prévu par la loi ", celui où un sourd aurait а interroger un sourd.

Quasimodo, que rien n'avertissait de la question а lui adressée, continua de regarder le juge fixement et ne répondit pas. Le juge, sourd et que rien n'avertissait de la surdité de l'accusé, crut qu'il avait répondu, comme faisaient en général tous les accusés, et poursuivit avec son aplomb mécanique et stupide.

-- C'est bien. Votre âge ?

Quasimodo ne répondit pas davantage а cette question. Le juge la crut satisfaite, et continua.

-- Maintenant, votre état ?

Toujours même silence. L'auditoire cependant commençait а chuchoter et а s'entre-regarder.

-- Il suffit, reprit l'imperturbable auditeur quand il supposa que l'accusé avait consommé sa troisième réponse. Vous êtes accusé, par-devant nous : primo, de trouble nocturne ; secondo, de voie de fait déshonnête sur la personne d'une femme folle, in praejudicium meretricis ; tertio, de rébellion et déloyauté envers les archers de l'ordonnance du roi notre sire. Expliquez-vous sur tous ces points. -- Greffier, avez-vous écrit ce que l'accusé a dit jusqu'ici ?

А cette question malencontreuse, un éclat de rire s'éleva, du greffe а l'auditoire, si violent, si fou, si contagieux, si universel que force fut bien aux deux sourds de s'en apercevoir. Quasimodo se retourna en haussant sa bosse, avec dédain, tandis que maître Florian, étonné comme lui et supposant que le rire des spectateurs avait été provoqué par quelque réplique irrévérente de l'accusé, rendue visible pour lui par ce haussement d'épaules, l'apostropha avec indignation.

-- Vous avez fait lа, drôle, une réponse qui mériterait la hart ! Savez-vous а qui vous parlez ?

Cette sortie n'était pas propre а arrêter l'explosion de la gaieté générale. Elle parut а tous si hétéroclite et si cornue que le fou rire gagna jusqu'aux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, espèce de valets de pique chez qui la stupidité était d'uniforme. Quasimodo seul conserva son sérieux, par la bonne raison qu'il ne comprenait rien а ce qui se passait autour de lui. Le juge, de plus en plus irrité, crut devoir continuer sur le même ton, espérant par lа frapper l'accusé d'une terreur qui réagirait sur l'auditoire et le ramènerait au respect.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:54

-- C'est donc а dire, maître pervers et rapinier que vous êtes, que vous vous permettez de manquer а l'auditeur du Châtelet, au magistrat commis а la police populaire de Paris, chargé de faire recherche des crimes, délits et mauvais trains, de contrôler tous métiers et interdire le monopole, d'entretenir les pavés, d'empêcher les regrattiers de poulailles, volailles et sauvagine, de faire mesurer la bûche et autres sortes de bois, de purger la ville des boues et l'air des maladies contagieuses, de vaquer continuellement au fait du public, en un mot, sans gages ni espérances de salaire ! Savez-vous que je m'appelle Florian Barbedienne, propre lieutenant de Monsieur le prévôt, et de plus commissaire, enquesteur, contrerolleur et examinateur avec égal pouvoir en prévôté, bailliage, conservation et présidial !...

Il n'y a pas de raison pour qu'un sourd qui parle а un sourd s'arrête. Dieu sait où et quand aurait pris terre maître Florian, ainsi lancé а toutes rames dans la haute éloquence, si la porte basse du fond ne s'était ouverte tout а coup et n'avait donné passage а Monsieur le prévôt en personne.

А son entrée, maître Florian ne resta pas court, mais faisant un demi-tour sur ses talons, et pointant brusquement sur le prévôt la harangue dont il foudroyait Quasimodo le moment d'auparavant : -- Monseigneur, dit-il, je requiers telle peine qu'il vous plaira contre l'accusé ci-présent, pour grave et mirifique manquement а justice.

Et il se rassit tout essoufflé, essuyant de grosses gouttes de sueur qui tombaient de son front et trempaient comme larmes les parchemins étalés devant lui. Messire Robert d'Estouteville fronça le sourcil et fit а Quasimodo un geste d'attention tellement impérieux et significatif, que le sourd en comprit quelque chose.

Le prévôt lui adressa la parole avec sévérité : -- Qu'est-ce que tu as donc fait pour être ici, maraud ?

Le pauvre diable, supposant que le prévôt lui demandait son nom, rompit le silence qu'il gardait habituellement, et répondit avec une voix rauque et gutturale : -- Quasimodo.

La réponse coïncidait si peu avec la question, que le fou rire recommença а circuler, et que messire Robert s'écria, rouge de colère : -- Te railles-tu aussi de moi, drôle fieffé ?

-- Sonneur de cloches а Notre-Dame, répondit Quasimodo, croyant qu'il s'agissait d'expliquer au juge qui il était.

-- Sonneur de cloches ! reprit le prévôt, qui s'était éveillé le matin d'assez mauvaise humeur, comme nous l'avons dit, pour que sa fureur n'eût pas besoin d'être attisée par de si étranges réponses. Sonneur de cloches ! Je te ferai faire sur le dos un carillon de houssines par les carrefours de Paris. Entends-tu, maraud ?

-- Si c'est mon âge que vous voulez savoir, dit Quasimodo, je crois que j'aurai vingt ans а la Saint-Martin.

Pour le coup, c'était trop fort ; le prévôt n'y put tenir.

-- Ah ! tu nargues la prévôté, misérable ! Messieurs les sergents а verge, vous me mènerez ce drôle au pilori de la Grève, vous le battrez et vous le tournerez une heure. Il me le paiera, tête-Dieu ! et je veux qu'il soit fait un cri du présent jugement, avec assistance de quatre trompettes-jurés, dans les sept châtellenies de la vicomté de Paris.

Le greffier se mit а rédiger incontinent le jugement.

-- Ventre-Dieu ! que voilа qui est bien jugé ! s'écria de son coin le petit écolier Jehan Frollo du Moulin.

Le prévôt se retourna et fixa de nouveau sur Quasimodo ses yeux étincelants. -- Je crois que le drôle a dit ventre-Dieu ! Greffier, ajoutez douze deniers parisis d'amende pour jurement, et que la fabrique de Saint-Eustache en aura la moitié. J'ai une dévotion particulière а Saint-Eustache.

En quelques minutes, le jugement fut dressé. La teneur en était simple et brève. La coutume de la prévôté et vicomté de Paris n'avait pas encore été travaillée par le président Thibaut Baillet et par Roger Barmne, l'avocat du roi. Elle n'était pas obstruée alors par cette haute futaie de chicanes et de procédures que ces deux jurisconsultes y plantèrent au commencement du seizième siècle. Tout y était clair, expéditif, explicite. On y cheminait droit au but, et l'on apercevait tout de suite au bout de chaque sentier, sans broussailles et sans détour, la roue, le gibet ou le pilori. On savait du moins où l'on allait.

Le greffier présenta la sentence au prévôt, qui y apposa son sceau, et sortit pour continuer sa tournée dans les auditoires, avec une disposition d'esprit qui dut peupler ce jour-lа toutes les geôles de Paris. Jehan Frollo et Robin Poussepain riaient sous cape. Quasimodo regardait le tout d'un air indifférent et étonné.

Cependant le greffier, au moment où maître Florian Barbedienne lisait а son tour le jugement pour le signer, se sentit ému de pitié pour le pauvre diable de condamné, et, dans l'espoir d'obtenir quelque diminution de peine, il s'approcha le plus près qu'il put de l'oreille de l'auditeur et lui dit en lui montrant Quasimodo : -- Cet homme est sourd.

Il espérait que cette communauté d'infirmité éveillerait l'intérêt de maître Florian en faveur du condamné. Mais d'abord, nous avons déjа observé que maître Florian ne se souciait pas qu'on s'aperçût de sa surdité. Ensuite, il avait l'oreille si dure qu'il n'entendit pas un mot de ce que lui dit le greffier ; pourtant, il voulut avoir l'air d'entendre, et répondit : -- Ah ! ah ! c'est différent. Je ne savais pas cela. Une heure de pilori de plus, en ce cas.

Et il signa la sentence ainsi modifiée.

-- C'est bien fait, dit Robin Poussepain qui gardait une dent а Quasimodo, cela lui apprendra а rudoyer les gens.

II

LE TROU AUX RATS
----------------

Que le lecteur nous permette de le ramener а la place de Grève, que nous avons quittée hier avec Gringoire pour suivre la Esmeralda.

Il est dix heures du matin. Tout y sent le lendemain de fête. Le pavé est couvert de débris, rubans, chiffons, plumes des panaches, gouttes de cire des flambeaux, miettes de la ripaille publique. Bon nombre de bourgeois flânent, comme nous disons, çа et lа, remuant du pied les tisons éteints du feu de joie, s'extasiant devant la Maison-aux-Piliers, au souvenir des belles tentures de la veille, et regardant aujourd'hui les clous, dernier plaisir. Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur barrique а travers les groupes. Quelques passants affairés vont et viennent. Les marchands causent et s'appellent du seuil des boutiques. La fête, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. C'est а qui glosera le mieux et rira le plus. Et cependant, quatre sergents а cheval qui viennent de se poster aux quatre côtés du pilori ont déjа concentré autour d'eux une bonne portion du populaire épars sur la place, qui se condamne а l'immobilité et а l'ennui dans l'espoir d'une petite exécution.

Si maintenant le lecteur, après avoir contemplé cette scène vive et criarde qui se joue sur tous les points de la place, porte ses regards vers cette antique maison demi-gothique, demi-romane, de la Tour-Roland qui fait le coin du quai au couchant, il pourra remarquer а l'angle de la façade un gros bréviaire public а riches enluminures, garanti de la pluie par un petit auvent, et des voleurs par un grillage qui permet toutefois de le feuilleter. А côté de ce bréviaire est une étroite lucarne ogive, fermée de deux barreaux de fer en croix, donnant sur la place, seule ouverture qui laisse arriver un peu d'air et de jour а une petite cellule sans porte pratiquée au rez-de-chaussée dans l'épaisseur du mur de la vieille maison, et pleine d'une paix d'autant plus profonde, d'un silence d'autant plus morne qu'une place publique, la plus populeuse et la plus bruyante de Paris, fourmille et glapit а l'entour.

Cette cellule était célèbre dans Paris depuis près de trois siècles que madame Rolande de la Tour-Roland, en deuil de son père mort а la croisade, l'avait fait creuser dans la muraille de sa propre maison pour s'y enfermer а jamais, ne gardant de son palais que ce logis dont la porte était murée et la lucarne ouverte, hiver comme été, donnant tout le reste aux pauvres et а Dieu. La désolée demoiselle avait en effet attendu vingt ans la mort dans cette tombe anticipée, priant nuit et jour pour l'âme de son père, dormant dans la cendre, sans même avoir une pierre pour oreiller, vêtue d'un sac noir, et ne vivant que de ce que la pitié des passants déposait de pain et d'eau sur le rebord de sa lucarne, recevant ainsi la charité après l'avoir faite. А sa mort, au moment de passer dans l'autre sépulcre, elle avait légué а perpétuité celui-ci aux femmes affligées, mères, veuves ou filles, qui auraient beaucoup а prier pour autrui ou pour elles, et qui voudraient s'enterrer vives dans une grande douleur ou dans une grande pénitence. Les pauvres de son temps lui avaient fait de belles funérailles de larmes et de bénédictions ; mais, а leur grand regret, la pieuse fille n'avait pu être canonisée sainte, faute de protections. Ceux d'entre eux qui étaient un peu impies avaient espéré que la chose se ferait en paradis plus aisément qu'а Rome, et avaient tout bonnement prié Dieu pour la défunte, а défaut du pape. La plupart s'étaient contentés de tenir la mémoire de Rolande pour sacrée et de faire reliques de ses haillons. La ville, de son côté, avait fondé, а l'intention de la demoiselle, un bréviaire public qu'on avait scellé près de la lucarne de la cellule, afin que les passants s'y arrêtassent de temps а autre, ne fût-ce que pour prier, que la prière fît songer а l'aumône, et que les pauvres recluses, héritières du caveau de madame Rolande, n'y mourussent pas tout а fait de faim et d'oubli.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:54

Ce n'était pas du reste chose très rare dans les villes du moyen âge que cette espèce de tombeaux. On rencontrait souvent, dans la rue la plus fréquentée, dans le marché le plus bariolé et le plus assourdissant, tout au beau milieu, sous les pieds des chevaux, sous la roue des charrettes en quelque sorte, une cave, un puits, un cabanon muré et grillé, au fond duquel priait jour et nuit un être humain, volontairement dévoué а quelque lamentation éternelle, а quelque grande expiation. Et toutes les réflexions qu'éveillerait en nous aujourd'hui cet étrange spectacle, cette horrible cellule, sorte d'anneau intermédiaire de la maison et de la tombe, du cimetière et de la cité, ce vivant retranché de la communauté humaine et compté désormais chez les morts, cette lampe consumant sa dernière goutte d'huile dans l'ombre, ce reste de vie vacillant dans une fosse, ce souffle, cette voix, cette prière éternelle dans une boîte de pierre, cette face а jamais tournée vers l'autre monde, cet oeil déjа illuminé d'un autre soleil, cette oreille collée aux parois de la tombe, cette âme prisonnière dans ce corps, ce corps prisonnier dans ce cachot, et sous cette double enveloppe de chair et de granit le bourdonnement de cette âme en peine, rien de tout cela n'était perçu par la foule. La piété peu raisonneuse et peu subtile de ce temps-lа ne voyait pas tant de facettes а un acte de religion. Elle prenait la chose en bloc, et honorait, vénérait, sanctifiait au besoin le sacrifice, mais n'en analysait pas les souffrances et s'en apitoyait médiocrement. Elle apportait de temps en temps quelque pitance au misérable pénitent, regardait par le trou s'il vivait encore, ignorait son nom, savait а peine depuis combien d'années il avait commencé а mourir, et а l'étranger qui les questionnait sur le squelette vivant qui pourrissait dans cette cave, les voisins répondaient simplement, si c'était un homme : - " C'est le reclus " ; si c'était une femme : - " C'est la recluse ".

On voyait tout ainsi alors, sans métaphysique, sans exagération, sans verre grossissant, а l'oeil nu. Le microscope n'avait pas encore été inventé, ni pour les choses de la matière, ni pour les choses de l'esprit.

D'ailleurs, bien qu'on s'en émerveillât peu, les exemples de cette espèce de claustration au sein des villes étaient, en vérité, fréquents, comme nous le disions tout а l'heure. Il y avait dans Paris assez bon nombre de ces cellules а prier Dieu et а faire pénitence ; elles étaient presque toutes occupées. Il est vrai que le clergé ne se souciait pas de les laisser vides, ce qui impliquait tiédeur dans les croyants, et qu'on y mettait des lépreux quand on n'avait pas de pénitents. Outre la logette de la Grève, il y en avait une а Montfaucon, une au charnier des Innocents, une autre je ne sais plus où, au logis Clichon, je crois. D'autres encore а beaucoup d'endroits où l'on en retrouve la trace dans les traditions, а défaut des monuments. L'Université avait aussi la sienne. Sur la montagne Sainte-Geneviève une espèce de Job du moyen-âge chanta pendant trente ans les sept Psaumes de la pénitence sur un fumier, au fond d'une citerne, recommençant quand il avait fini, psalmodiant plus haut la nuit, magna voce per umbras, et aujourd'hui l'antiquaire croit entendre encore sa voix en entrant dans la rue du Puits-qui-parle.

Pour nous en tenir а la loge de la Tour-Roland, nous devons dire qu'elle n'avait jamais chômé de recluses. Depuis la mort de madame Rolande, elle avait été rarement une année ou deux vacante. Maintes femmes étaient venues y pleurer, jusqu'а la mort, des parents, des amants, des fautes. La malice parisienne qui se mêle de tout, même des choses qui la regardent le moins, prétendait qu'on y avait vu peu de veuves.

Selon la mode de l'époque, une légende latine, inscrite sur le mur, indiquait au passant lettré la destination pieuse de cette cellule. L'usage s'est conservé jusqu'au milieu du seizième siècle d'expliquer un édifice par une brève devise écrite au-dessus de la porte. Ainsi on lit encore en France au-dessus du guichet de la prison de la maison seigneuriale de Tourville : Sileto et spera ; en Irlande, sous l'écusson qui surmonte la grande porte du château de Fortescue : Forte scutum, salus ducum ; en Angleterre, sur l'entrée principale du manoir hospitalier des comtes Cowper : Tuum est. C'est qu'alors tout édifice était une pensée.

Comme il n'y avait pas de porte а la cellule murée de la Tour-Roland, on avait gravé en grosses lettres romanes au-dessus de la fenêtre ces deux mots :

TU, ORA.

Ce qui fait que le peuple, dont le bon sens ne voit pas tant de finesse dans les choses et traduit volontiers Ludovico Magno par Porte Saint-Denis, avait donné а cette cavité noire, sombre et humide, le nom de Trou aux Rats. Explication moins sublime peut-être que l'autre, mais en revanche plus pittoresque.

III

HISTOIRE D'UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAÏS
----------------------------------------

А l'époque où se passe cette histoire, la cellule de la Tour-Roland était occupée. Si le lecteur désire savoir par qui, il n'a qu'а écouter la conversation de trois braves commères qui, au moment où nous avons arrêté son attention sur le Trou aux Rats, se dirigeaient précisément du même côté en remontant du Châtelet vers la Grève, le long de l'eau.

Deux de ces femmes étaient vêtues en bonnes bourgeoises de Paris. Leur fine gorgerette blanche, leur jupe de tiretaine rayée rouge et bleue, leurs chausses de tricot blanc, а coins brodés en couleur, bien tirées sur la jambe, leurs souliers carrés de cuir fauve а semelles noires et surtout leur coiffure, cette espèce de corne de clinquant surchargée de rubans et de dentelles que les champenoises portent encore, concurremment avec les grenadiers de la garde impériale russe, annonçaient qu'elles appartenaient а cette classe de riches marchandes qui tient le milieu entre ce que les laquais appellent une femme et ce qu'ils appellent une dame. Elles ne portaient ni bagues, ni croix d'or, et il était aisé de voir que ce n'était pas chez elles pauvreté, mais tout ingénument peur de l'amende. Leur compagne était attifée а peu près de la même manière, mais il y avait dans sa mise et dans sa tournure ce je ne sais quoi qui sent la femme de notaire de province. On voyait а la manière dont sa ceinture lui remontait au-dessus des hanches qu'elle n'était pas depuis longtemps а Paris. Ajoutez а cela une gorgerette plissée, des noeuds de rubans sur les souliers, que les raies de la jupe étaient dans la largeur et, non dans la longueur, et mille autres énormités dont s'indignait le bon goût.

Les deux premières marchaient de ce pas particulier aux parisiennes qui font voir Paris а des provinciales. La provinciale tenait а sa main un gros garçon qui tenait а la sienne une grosse galette.

Nous sommes fâché d'avoir а ajouter que, vu la rigueur de la saison, il faisait de sa langue son mouchoir. L'enfant se faisait traîner, non passibos aequis, comme dit Virgile, et trébuchait а chaque moment, au grand récri de sa mère. Il est vrai qu'il regardait plus la galette que le pavé. Sans doute quelque grave motif l'empêchait d'y mordre (а la galette), car il se contentait de la considérer tendrement. Mais la mère eût dû se charger de la galette. Il y avait cruauté а faire un Tantale du gros joufflu.

Cependant les trois damoiselles (car le nom de dames était réservé alors aux femmes nobles) parlaient а la fois.

-- Dépêchons-nous, damoiselle Mahiette, disait la plus jeune des trois, qui était aussi la plus grosse, а la provinciale. J'ai grand'peur que nous n'arrivions trop tard. On nous disait au Châtelet qu'on allait le mener tout de suite au pilori.

-- Ah bah ! que dites-vous donc lа, damoiselle Oudarde Musnier ? reprenait l'autre parisienne. Il restera deux heures au pilori. Nous avons le temps. Avez-vous jamais vu pilorier, ma chère Mahiette ?

-- Oui, dit la provinciale, а Reims.

-- Ah ! bah ! qu'est-ce que c'est que ça, votre pilori de Reims ? Une méchante cage où l'on ne tourne que des paysans. Voilа grand'chose !

-- Que des paysans ! dit Mahiette, au Marché-aux-Draps а Reims ! Nous y avons vu de fort beaux criminels, et qui avaient tué père et mère ! Des paysans ! pour qui nous prenez-vous, Gervaise ?

Il est certain que la provinciale était sur le point de se fâcher, pour l'honneur de son pilori. Heureusement la discrète damoiselle Oudarde Musnier détourna а temps la conversation.

-- А propos, damoiselle Mahiette, que dites-vous de nos ambassadeurs flamands ? en avez-vous d'aussi beaux а Reims ?

-- J'avoue, répondit Mahiette, qu'il n'y a que Paris pour voir des flamands comme ceux-lа.

-- Avez-vous vu dans l'ambassade ce grand ambassadeur qui est chaussetier ? demanda Oudarde.

-- Oui, dit Mahiette. Il a l'air d'un Saturne.

-- Et ce gros dont la figure ressemble а un ventre nu ? reprit Gervaise. Et ce petit qui a de petits yeux bordés d'une paupière rouge, ébarbillonnée et déchiquetée comme une tête de chardon ?

-- Ce sont leurs chevaux qui sont beaux а voir, dit Oudarde, vêtus comme ils sont а la mode de leur pays !

-- Ah ! ma chère, interrompit la provinciale Mahiette prenant а son tour un air de supériorité, qu'est-ce que vous diriez donc si vous aviez vu, en 61, au sacre de Reims, il y a dix-huit ans, les chevaux des princes et de la compagnie du roi ! Des houssures et caparaçons de toutes sortes ; les uns de drap de Damas, de fin drap d'or, fourrés de martres zibelines ; les autres, de velours, fourrés de pennes d'hermine ; les autres, tout chargés d'orfèvrerie et de grosses campanes d'or et d'argent ! Et la finance que cela avait coûté ! Et les beaux enfants pages qui étaient dessus !
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:55

-- Cela n'empêche pas, répliqua sèchement demoiselle Oudarde, que les flamands ont de fort beaux chevaux et qu'ils ont fait hier un souper superbe chez Monsieur le prévôt des marchands, а l'Hôtel de Ville, où on leur a servi des dragées, de l'hypocras, des épices, et autres singularités.

-- Que dites-vous lа, ma voisine ? s'écria Gervaise. C'est chez Monsieur le cardinal, au Petit-Bourbon, que les flamands ont soupé.

-- Non pas. А l'Hôtel de Ville !

-- Si fait. Au Petit-Bourbon !

-- C'est si bien а l'Hôtel de Ville, reprit Oudarde avec aigreur, que le docteur Scourable leur a fait une harangue en latin, dont ils sont demeurés fort satisfaits. C'est mon mari, qui est libraire-juré, qui me l'a dit.

-- C'est si bien au Petit-Bourbon, répondit Gervaise non moins vivement, que voici ce que leur a présenté le procureur de Monsieur le cardinal : douze doubles quarts d'hypocras blanc, clairet et vermeil ; vingt-quatre layettes de massepain double de Lyon doré ; autant de torches de deux livres pièce, et six demi-queues de vin de Beaune, blanc et clairet, le meilleur qu'on ait pu trouver. J'espère que cela est positif. Je le tiens de mon mari, qui est cinquantenier au Parloir-aux-Bourgeois, et qui faisait ce matin la comparaison des ambassadeurs flamands avec ceux du Prete-Jan et de l'empereur de Trébisonde qui sont venus de Mésopotamie а Paris sous le dernier roi, et qui avaient des anneaux aux oreilles.

-- Il est si vrai qu'ils ont soupé а l'Hôtel de Ville, répliqua Oudarde peu émue de cet étalage, qu'on n'a jamais vu un tel triomphe de viandes et de dragées.

-- Je vous dis, moi, qu'ils ont été servis par Le Sec, sergent de la ville, а l'hôtel du Petit-Bourbon, et que c'est lа ce qui vous trompe.

-- А l'Hôtel de Ville, vous dis-je !

-- Au Petit-Bourbon, ma chère ! si bien qu'on avait illuminé en verres magiques le mot Espérance qui est écrit sur le grand portail.

-- А l'Hôtel de Ville ! а l'Hôtel de Ville ! Même que Husson le Voir jouait de la flûte !

-- Je vous dis que non !

-- Je vous dis que si !

-- Je vous dis que non !

La bonne grosse Oudarde se préparait а répliquer, et la querelle en fût peut-être venue aux coiffes, si Mahiette ne se fût écriée tout а coup : -- Voyez donc ces gens qui se sont attroupés lа-bas au bout du pont ! Il y a au milieu d'eux quelque chose qu'ils regardent.

-- En vérité, dit Gervaise, j'entends tambouriner. Je crois que c'est la petite Smeralda qui fait ses momeries avec sa chèvre. Eh vite, Mahiette ! doublez le pas et traînez votre garçon. Vous êtes venue ici pour visiter les curiosités de Paris. Vous avez vu hier les flamands ; il faut voir aujourd'hui l'égyptienne.

-- L'égyptienne ! dit Mahiette en rebroussant brusquement chemin, et en serrant avec force le bras de son fils. Dieu m'en garde ! elle me volerait mon enfant ! -- Viens, Eustache !

Et elle se mit а courir sur le quai vers la Grève, jusqu'а ce qu'elle eût laissé le pont bien loin derrière elle. Cependant l'enfant, qu'elle traînait, tomba sur les genoux ; elle s'arrêta essoufflée. Oudarde et Gervaise la rejoignirent.

-- Cette égyptienne vous voler votre enfant ? dit Gervaise. Vous avez lа une singulière fantaisie.

Mahiette hochait la tête d'un air pensif.

-- Ce qui est singulier, observa Oudarde, c'est que la sachette a la même idée des égyptiennes.

-- Qu'est-ce que c'est que la sachette ? dit Mahiette.

-- Hé ! dit Oudarde, soeur Gudule.

-- Qu'est-ce que c'est, reprit Mahiette, que soeur Gudule ?

-- Vous êtes bien de votre Reims, de ne pas savoir cela ! répondit Oudarde. C'est la recluse du Trou aux Rats.

-- Comment ! demanda Mahiette, cette pauvre femme а qui nous portons cette galette ?

Oudarde fit un signe de tête affirmatif.

-- Précisément. Vous allez la voir tout а l'heure а sa lucarne sur la Grève. Elle a le même regard que vous sur ces vagabonds d'Égypte qui tambourinent et disent la bonne aventure au public. On ne sait pas d'où lui vient cette horreur des zingari et des égyptiens. Mais vous, Mahiette, pourquoi donc vous sauvez-vous ainsi, rien qu'а les voir ?

-- Oh ! dit Mahiette en saisissant entre ses deux mains la tête ronde de son enfant, je ne veux pas qu'il m'arrive ce qui est arrivé а Paquette la Chantefleurie.

-- Ah ! voilа une histoire que vous allez nous conter, ma bonne Mahiette, dit Gervaise en lui prenant le bras.

-- Je veux bien, répondit Mahiette, mais il faut que vous soyez bien de votre Paris pour ne pas savoir cela ! Je vous dirai donc, - mais il n'est pas besoin de nous arrêter pour conter la chose, - que Paquette la Chantefleurie était une jolie fille de dix-huit ans quand j'en étais une aussi, c'est-а-dire il y a dix-huit ans, et que c'est sa faute si elle n'est pas aujourd'hui, comme moi, une bonne grosse fraîche mère de trente-six ans, avec un homme et un garçon. Au reste, dès l'âge de quatorze ans, il n'était plus temps ! - C'était donc la fille de Guybertaut, ménestrel de bateaux а Reims, le même qui avait joué devant le roi Charles VII, а son sacre, quand il descendit notre rivière de Vesle depuis Sillery jusqu'а Muison, que même madame la Pucelle était dans le bateau. Le vieux père mourut, que Paquette était encore tout enfant ; elle n'avait donc plus que sa mère, soeur de M. Mathieu Pradon, maître dinandinier et chaudronnier а Paris, rue Parin-Garlin, lequel est mort l'an passé. Vous voyez qu'elle était de famille. La mère était une bonne femme, par malheur, et n'apprit rien а Paquette qu'un peu de doreloterie et de bimbeloterie qui n'empêchait pas la petite de devenir fort grande et de rester fort pauvre. Elles demeuraient toutes deux а Reims le long de la rivière, rue de Folle-Peine. Notez ceci ; je crois que c'est lа ce qui porta malheur а Paquette. En 61, l'année du sacre de notre roi Louis onzième que Dieu garde, Paquette était si gaie et si jolie qu'on ne l'appelait partout que la Chantefleurie. Pauvre fille ! - Elle avait de jolies dents, elle aimait а rire pour les faire voir. Or, fille qui aime а rire s'achemine а pleurer ; les belles dents perdent les beaux yeux. C'était donc la Chantefleurie. Elle et sa mère gagnaient durement leur vie. Elles étaient bien déchues depuis la mort du ménétrier. Leur doreloterie ne leur rapportait guère plus de six deniers par semaine, ce qui ne fait pas tout а fait deux liards-а-l'aigle. Où était le temps que le père Guybertaut gagnait douze sols parisis dans un seul sacre avec une chanson ? Un hiver - c'était en cette même année 61, - que les deux femmes n'avaient ni bûches ni fagots, et qu'il faisait très froid, cela donna de si belles couleurs а la Chantefleurie, que les hommes l'appelaient : Paquette ! que plusieurs l'appelèrent Pâquerette ! et qu'elle se perdit. - Eustache ! que je te voie mordre dans la galette ! - Nous vîmes tout de suite qu'elle était perdue, un dimanche qu'elle vint а l'église avec une croix d'or au cou. - А quatorze ans ! voyez-vous cela ! - Ce fut d'abord le jeune vicomte de Cormontreuil, qui a son clocher а trois quarts de lieue de Reims ; puis, messire Henri de Triancourt, chevaucheur du roi ; puis, moins que cela, Chiart de Beaulion, sergent d'armes ; puis, en descendant toujours, Guery Aubergeon, valet tranchant du roi ; puis, Macé de Frépus, barbier de M. le Dauphin ; puis, Thévenin le Moine, queux-le-roi ; puis, toujours ainsi de moins jeune en moins noble, elle tomba а Guillaume Racine, ménestrel de vielle, et а Thierry de Mer, lanternier. Alors, pauvre Chantefleurie, elle fut toute а tous. Elle était arrivée au dernier sol de sa pièce d'or. Que vous dirai-je, mesdamoiselles ? Au sacre, dans la même année 61, c'est elle qui fit le lit du roi des ribauds ! - Dans la même année !

Mahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux.
-- Voilа une histoire qui n'est pas très extraordinaire, dit Gervaise, et je ne vois pas en tout cela d'égyptiens ni d'enfants.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:55

-- Patience ! reprit Mahiette ; d'enfant, vous allez en voir un. - En 66, il y aura seize ans ce mois-ci а la Sainte-Paule, Paquette accoucha d'une petite fille. La malheureuse ! elle eut une grande joie. Elle désirait un enfant depuis longtemps. Sa mère, bonne femme qui n'avait jamais su que fermer les yeux, sa mère était morte. Paquette n'avait plus rien а aimer au monde, plus rien qui l'aimât. Depuis cinq ans qu'elle avait failli, c'était une pauvre créature que la Chantefleurie. Elle était seule, seule dans cette vie, montrée au doigt, criée par les rues, battue des sergents, moquée des petits garçons en guenilles. Et puis, les vingt ans étaient venus ; et vingt ans, c'est la vieillesse pour les femmes amoureuses. La folie commençait а ne pas lui rapporter plus que la doreloterie autrefois ; pour une ride qui venait, un écu s'en allait ; l'hiver lui redevenait dur, le bois se faisait derechef rare dans son cendrier et le pain dans sa huche. Elle ne pouvait plus travailler, parce qu'en devenant voluptueuse elle était devenue paresseuse, et elle souffrait beaucoup plus, parce qu'en devenant paresseuse elle était devenue voluptueuse. - C'est du moins comme cela que M. le curé de Saint-Remy explique pourquoi ces femmes-lа ont plus froid et plus faim que d'autres pauvresses quand elles sont vieilles.

-- Oui, observa Gervaise, mais les égyptiens ?

-- Un moment donc, Gervaise ! dit Oudarde dont l'attention était moins impatiente. Qu'est-ce qu'il y aurait а la fin si tout était au commencement ? Continuez, Mahiette, je vous prie. Cette pauvre Chantefleurie !

Mahiette poursuivit.

-- Elle était donc bien triste, bien misérable, et creusait ses joues avec ses larmes. Mais dans sa honte, dans sa folie et dans son abandon, il lui semblait qu'elle serait moins honteuse, moins folle et moins abandonnée, s'il y avait quelque chose au monde ou quelqu'un qu'elle pût aimer et qui pût l'aimer. Il fallait que ce fût un enfant, parce qu'un enfant seul pouvait être assez innocent pour cela. - Elle avait reconnu ceci après avoir essayé d'aimer un voleur, le seul homme qui pût vouloir d'elle ; mais au bout de peu de temps elle s'était aperçue que le voleur la méprisait. - А ces femmes d'amour il faut un amant ou un enfant pour leur remplir le coeur. Autrement elles sont bien malheureuses. - Ne pouvant avoir d'amant, elle se tourna toute au désir d'un enfant, et comme elle n'avait pas cessé d'être pieuse, elle en fit son éternelle prière au bon Dieu. Le bon Dieu eut donc pitié d'elle, et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne vous en parle pas. Ce fut une furie de larmes, de caresses et de baisers. Elle allaita elle-même son enfant, lui fit des langes avec sa couverture, la seule qu'elle eût sur son lit, et ne sentit plus ni le froid ni la faim. Elle en redevint belle. Vieille fille fait jeune mère. La galanterie reprit, on revint voir la Chantefleurie, elle retrouva chalands pour sa marchandise, et de toutes ces horreurs elle fit des layettes, béguins et baverolles, des brassières de dentelle et des petits bonnets de satin, sans même songer а se racheter une couverture. - Monsieur Eustache, je vous ai déjа dit de ne pas manger la galette. - Il est sûr que la petite Agnès - c'était le nom de l'enfant, nom de baptême, car de nom de famille, il y a longtemps que la Chantefleurie n'en avait plus, - il est certain que cette petite était plus emmaillottée de rubans et de broderies qu'une dauphine du Dauphiné ! Elle avait entre autres une paire de petits souliers ! que le roi Louis XI n'en a certainement pas eu de pareils ! Sa mère les lui avait cousus et brodés elle-même, elle y avait mis toutes ses finesses de dorelotière et toutes les passequilles d'une robe de bonne Vierge. C'étaient bien les deux plus mignons souliers roses qu'on pût voir. Ils étaient longs tout au plus comme mon pouce, et il fallait en voir sortir les petits pieds de l'enfant pour croire qu'ils avaient pu y entrer. Il est vrai que ces petits pieds étaient si petits, si jolis, si roses ! plus roses que le satin des souliers ! - Quand vous aurez des enfants, Oudarde, vous saurez que rien n'est plus joli que ces petits pieds et ces petites mains-lа.

-- Je ne demande pas mieux, dit Oudarde, en soupirant, mais j'attends que ce soit le bon plaisir de Monsieur Andry Musnier.

-- Au reste, reprit Mahiette, l'enfant de Paquette n'avait pas que les pieds de joli. Je l'ai vue quand elle n'avait que quatre mois. C'était un amour ! Elle avait les yeux plus grands que la bouche. Et les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjа. Cela aurait fait une fière brune, а seize ans ! Sa mère en devenait de plus en plus folle tous les jours. Elle la caressait, la baisait, la chatouillait, la lavait, l'attifait, la mangeait ! Elle en perdait la tête, elle en remerciait Dieu. Ses jolis pieds roses surtout, c'était un ébahissement sans fin, c'était un délire de joie ! elle y avait toujours les lèvres collées et ne pouvait revenir de leur petitesse. Elle les mettait dans les petits souliers, les retirait, les admirait, s'en émerveillait, regardait le jour au travers, s'apitoyait de les essayer а la marche sur son lit, et eût volontiers passé sa vie а genoux, а chausser et а déchausser ces pieds-lа comme ceux d'un enfant-Jésus.

-- Le conte est bel et bon, dit а mi-voix la Gervaise, mais où est l'Égypte dans tout cela ?

-- Voici, répliqua Mahiette. Il arriva un jour а Reims des espèces de cavaliers fort singuliers. C'étaient des gueux et des truands qui cheminaient dans le pays, conduits par leur duc et par leurs comtes. Ils étaient basanés, avaient les cheveux tout frisés, et des anneaux d'argent aux oreilles. Les femmes étaient encore plus laides que les hommes. Elles avaient le visage plus noir et toujours découvert, un méchant roquet sur le corps, un vieux drap tissu de cordes lié sur l'épaule, et la chevelure en queue de cheval. Les enfants qui se vautraient dans leurs jambes auraient fait peur а des singes. Une bande d'excommuniés. Tout cela venait en droite ligne de la basse Égypte а Reims par la Pologne. Le pape les avait confessés, а ce qu'on disait, et leur avait donné pour pénitence d'aller sept ans de suite par le monde, sans coucher dans des lits. Aussi ils s'appelaient Penanciers et puaient. Il paraît qu'ils avaient été autrefois sarrasins, ce qui fait qu'ils croyaient а Jupiter, et qu'ils réclamaient dix livres tournois de tous archevêques, évêques et abbés crossés et mitrés. C'est une bulle du pape qui leur valait cela. Ils venaient а Reims dire la bonne aventure au nom du roi d'Alger et de l'empereur d'Allemagne. Vous pensez bien qu'il n'en fallut pas davantage pour qu'on leur interdît l'entrée de la ville. Alors toute la bande campa de bonne grâce près de la Porte de Braine, sur cette butte où il y a un moulin, а côté des trous des anciennes crayères. Et ce fut dans Reims а qui les irait voir. Ils vous regardaient dans la main et vous disaient des prophéties merveilleuses. Ils étaient de force а prédire а Judas qu'il serait pape. Il courait cependant sur eux de méchants bruits d'enfants volés et de bourses coupées et de chair humaine mangée. Les gens sages disaient aux fous : N'y allez pas, et y allaient de leur côté en cachette. C'était donc un emportement. Le fait est qu'ils disaient des choses а étonner un cardinal. Les mères faisaient grand triomphe de leurs enfants depuis que les égyptiennes leur avaient lu dans la main toutes sortes de miracles écrits en païen et en turc. L'une avait un empereur, l'autre un pape, l'autre un capitaine. La pauvre Chantefleurie fut prise de curiosité. Elle voulut savoir ce qu'elle avait, et si sa jolie petite Agnès ne serait pas un jour impératrice d'Arménie ou d'autre chose. Elle la porta donc aux égyptiens ; et les égyptiennes d'admirer l'enfant, de la caresser, de la baiser avec leurs bouches noires, et de s'émerveiller sur sa petite main. Hélas ! а la grande joie de la mère. Elles firent fête surtout aux jolis pieds et aux jolis souliers. L'enfant n'avait pas encore un an. Elle bégayait déjа, riait а sa mère comme une petite folle, était grasse et toute ronde, et avait mille charmants petits gestes des anges du paradis. Elle fut très effarouchée des égyptiennes, et pleura. Mais la mère la baisa plus fort et s'en alla ravie de la bonne aventure que les devineresses avaient dite а son Agnès. Ce devait être une beauté, une vertu, une reine. Elle retourna donc dans son galetas de la rue Folle-Peine, toute fière d'y rapporter une reine. Le lendemain, elle profita d'un moment où l'enfant dormait sur son lit, car elle la couchait toujours avec elle, laissa tout doucement la porte entr'ouverte, et courut raconter а une voisine de la rue de la Séchesserie qu'il viendrait un jour où sa fille Agnès serait servie а table par le roi d'Angleterre et l'archiduc d'Ethiopie, et cent autres surprises. А son retour, n'entendant pas de cris en montant son escalier, elle se dit : Bon ! l'enfant dort toujours. Elle trouva sa porte plus grande ouverte qu'elle ne l'avait laissée, elle entra pourtant, la pauvre mère, et courut au lit... - L'enfant n'y était plus, la place était vide. Il n'y avait plus rien de l'enfant, sinon un de ses jolis petits souliers. Elle s'élança hors de la chambre, se jeta au bas de l'escalier, et se mit а battre les murailles avec sa tête en criant : - Mon enfant ! qui a mon enfant ? qui m'a pris mon enfant ? - La rue était déserte, la maison isolée ; personne ne put lui rien dire. Elle alla par la ville, elle fureta a toutes les rues, courut çа et lа la journée entière, folle, égarée, terrible, flairant aux portes et aux fenêtres comme une bête farouche qui a perdu ses petits. Elle était haletante, échevelée, effrayante а voir, et elle avait dans les yeux un feu qui séchait ses larmes. Elle arrêtait les passants et criait : Ma fille ! ma fille ! ma jolie petite fille ! Celui qui me rendra ma fille, je serai sa servante, la servante de son chien, et il me mangera le coeur, s'il veut. - Elle rencontra M. le curé de Saint-Remy, et lui dit : -- Monsieur le curé, je labourerai la terre avec mes ongles, mais rendez-moi mon enfant ! - C'était déchirant, Oudarde ; et j'ai vu un homme bien dur, maître Ponce Lacabre, le procureur, qui pleurait. - Ah ! la pauvre mère ! - Le soir, elle rentra chez elle. Pendant son absence, une voisine avait vu deux égyptiennes y monter en cachette avec un paquet dans leurs bras, puis redescendre après avoir refermé la porte, et s'enfuir en hâte. Depuis leur départ, on entendait chez Paquette des espèces de cris d'enfant. La mère rit aux éclats, monta l'escalier comme avec des ailes, enfonça sa porte comme avec un canon d'artillerie, et entra... - Une chose affreuse, Oudarde ! Au lieu de sa gentille petite Agnès, si vermeille et si fraîche, qui était un don du bon Dieu, une façon de petit monstre, hideux, boiteux, borgne, contrefait, se traînait en piaillant sur le carreau. Elle cacha ses yeux avec horreur. - Oh ! dit-elle, est-ce que les sorcières auraient métamorphosé ma fille en cet animal effroyable ? - On se hâta d'emporter le petit pied-bot. Il l'aurait rendue folle. C'était un monstrueux enfant de quelque égyptienne donnée au diable. Il paraissait avoir quatre ans environ, et parlait une langue qui n'était point une langue humaine ; c'étaient des mots qui ne sont pas possibles. - La Chantefleurie s'était jeté sur le petit soulier, tout ce qui lui restait de tout ce qu'elle avait aimé. Elle y demeura si longtemps immobile, muette, sans souffle, qu'on crut qu'elle y était morte. Tout а coup elle trembla de tout son corps, couvrit sa relique de baisers furieux, et se dégorgea en sanglots comme si son coeur venait de crever. Je vous assure que nous pleurions toutes aussi. Elle disait : - Oh ! ma petite fille ! ma jolie petite fille ! où es-tu ? - Et cela vous tordait les entrailles. Je pleure encore d'y songer. Nos enfants, voyez-vous, c'est la moelle de nos os. - Mon pauvre Eustache ! tu es si beau, toi ! Si vous saviez comme il est gentil ! Hier il me disait : Je veux être gendarme, moi. Ô mon Eustache ! si je te perdais ! - La Chantefleurie se leva tout а coup et se mit а courir dans Reims en criant : - Au camp des égyptiens ! au camp des égyptiens ! Des sergents pour brûler les sorcières ! - Les égyptiens étaient partis. - Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. Le lendemain, а deux lieues de Reims, dans une bruyère entre Gueux et Tilloy, on trouva les restes d'un grand feu, quelques rubans qui avaient appartenu а l'enfant de Paquette, des gouttes de sang, et des crottins de bouc. La nuit qui venait de s'écouler était précisément celle d'un samedi. On ne douta plus que les égyptiens n'eussent fait le sabbat dans cette bruyère, et qu'ils n'eussent dévoré l'enfant en compagnie de Belzébuth, comme cela se pratique chez les mahométans. Quand la Chantefleurie apprit ces choses horribles, elle ne pleura pas, elle remua les lèvres comme pour parler, mais ne put. Le lendemain, ses cheveux étaient gris. Le surlendemain, elle avait disparu.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:55

-- Voilа, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui ferait pleurer un bourguignon !

-- Je ne m'étonne plus, ajouta Gervaise, que la peur des égyptiens vous talonne si fort !

-- Et vous avez d'autant mieux fait, reprit Oudarde, de vous sauver tout а l'heure avec votre Eustache, que ceux-ci aussi sont des égyptiens de Pologne.

-- Non pas, dit Gervaise. On dit qu'ils viennent d'Espagne et de Catalogne.

-- Catalogne ? c'est possible, répondit Oudarde. Pologne, Catalogne, Valogne, je confonds toujours ces trois provinces-lа. Ce qui est sûr, c'est que ce sont des égyptiens.

-- Et qui ont certainement, ajouta Gervaise, les dents assez longues pour manger des petits enfants. Et je ne serais pas surprise que la Smeralda en mangeât aussi un peu, tout en faisant la petite bouche. Sa chèvre blanche a des tours trop malicieux pour qu'il n'y ait pas quelque libertinage lа-dessous.

Mahiette marchait silencieusement. Elle était absorbée dans cette rêverie qui est en quelque sorte le prolongement d'un récit douloureux, et qui ne s'arrête qu'après en avoir propagé l'ébranlement, de vibration en vibration, jusqu'aux dernières fibres du coeur. Cependant Gervaise lui adressa la parole : -- Et l'on n'a pu savoir ce qu'est devenue la Chantefleurie ? - Mahiette ne répondit pas. Gervaise répéta sa question en lui secouant le bras et en l'appelant par son nom. Mahiette parut se réveiller de ses pensées.

-- Ce qu'est devenue la Chantefleurie ? dit-elle en répétant machinalement les paroles dont l'impression était toute fraîche dans son oreille ; puis faisant effort pour ramener son attention au sens de ces paroles : -- Ah ! reprit-elle vivement, on ne l'a jamais su.

Elle ajouta après une pause :

-- Les uns ont dit l'avoir vue sortir de Reims а la brune par la Porte Fléchembault ; les autres, au point du jour, par la vieille Porte Basée. Un pauvre a trouvé sa croix d'or accrochée а la croix de pierre dans la culture où se fait la foire. C'est ce joyau qui l'avait perdue, en 61. C'était un don du beau vicomte de Cormontreuil, son premier amant. Paquette n'avait jamais voulu s'en défaire, si misérable qu'elle eût été. Elle y tenait comme а la vie. Aussi, quand nous vîmes l'abandon de cette croix, nous pensâmes toutes qu'elle était morte. Cependant il y a des gens du Cabaret-les-Vantes qui dirent l'avoir vue passer sur le chemin de Paris, marchant pieds nus sur les cailloux. Mais il faudrait alors qu'elle fût sortie par la Porte de Vesle, et tout cela n'est pas d'accord. Ou, pour mieux dire, je crois bien qu'elle est sortie en effet par la Porte de Vesle, mais sortie de ce monde.

-- Je ne vous comprends pas, dit Gervaise.

-- La Vesle, répondit Mahiette avec un sourire mélancolique, c'est la rivière.

-- Pauvre Chantefleurie ! dit Oudarde en frissonnant, noyée !

-- Noyée ! reprit Mahiette, et qui eût dit au bon père Guybertaut quand il passait sous le pont de Tinqueux au fil de l'eau, en chantant dans sa barque, qu'un jour sa chère petite Paquette passerait aussi sous ce pont-lа, mais sans chanson et sans bateau ?

-- Et le petit soulier ? demanda Gervaise.

-- Disparu avec la mère, répondit Mahiette.

-- Pauvre petit soulier ! dit Oudarde.

Oudarde, grosse et sensible femme, se serait fort bien satisfaite а soupirer de compagnie avec Mahiette. Mais Gervaise, plus curieuse, n'était pas au bout de ses questions.

-- Et le monstre ? dit-elle tout а coup а Mahiette.

-- Quel monstre ? demanda celle-ci.

-- Le petit monstre égyptien laissé par les sorcières chez la Chantefleurie en échange de sa fille ! Qu'en avez-vous fait ? J'espère bien que vous l'avez noyé aussi.

-- Non pas, répondit Mahiette.

-- Comment ! brûlé alors ? Au fait, c'est plus juste. Un enfant sorcier !

-- Ni l'un ni l'autre, Gervaise. Monsieur l'archevêque s'est intéressé а l'enfant d'Égypte, l'a exorcisé, l'a béni, lui a ôté bien soigneusement le diable du corps, et l'a envoyé а Paris pour être exposé sur le lit de bois, а Notre-Dame, comme enfant trouvé.

-- Ces évêques ! dit Gervaise en grommelant, parce qu'ils sont savants, ils ne font rien comme les autres. Je vous demande un peu, Oudarde, mettre le diable aux enfants trouvés ! car c'était bien sûr le diable que ce petit monstre. -- Hé bien, Mahiette, qu'est-ce qu'on en a fait а Paris ? Je compte bien que pas une personne charitable n'en a voulu.

-- Je ne sais pas, répondit la rémoise. C'est justement dans ce temps-lа que mon mari a acheté le tabellionage de Beru, а deux lieues de la ville, et nous ne nous sommes plus occupés de cette histoire ; avec cela que devant Beru il y a les deux buttes de Cernay, qui vous font perdre de vue les clochers de la cathédrale de Reims.

Tout en parlant ainsi, les trois dignes bourgeoises étaient arrivées а la place de Grève. Dans leur préoccupation, elles avaient passé sans s'y arrêter devant le bréviaire public de la Tour-Roland, et se dirigeaient machinalement vers le pilori autour duquel la foule grossissait а chaque instant. Il est probable que le spectacle qui y attirait en ce moment tous les regards leur eût fait complètement oublier le Trou aux Rats et la station qu'elles s'étaient proposé d'y faire, si le gros Eustache de six ans que Mahiette traînait а sa main ne leur en eût rappelé brusquement l'objet : -- Mère, dit-il, comme si quelque instinct l'avertissait que le Trou aux Rats était derrière lui, а présent puis-je manger le gâteau ?

Si Eustache eût été plus adroit, c'est-а-dire moins gourmand, il aurait encore attendu, et ce n'est qu'au retour, dans l'Université, au logis, chez maître Andry Musnier, rue Madame-la-Valence, lorsqu'il y aurait eu les deux bras de la Seine et les cinq ponts de la Cité entre le Trou aux Rats et la galette, qu'il eût hasardé cette question timide : -- Mère, а présent, puis-je manger le gâteau ?

Cette même question, imprudente au moment où Eustache la fit, réveilla l'attention de Mahiette.

-- А propos, s'écria-t-elle, nous oublions la recluse ! Montrez-moi donc votre Trou aux Rats, que je lui porte son gâteau.

-- Tout de suite, dit Oudarde. C'est une charité.

Ce n'était pas lа le compte d'Eustache.

-- Tiens, ma galette ! dit-il en heurtant alternativement ses deux épaules de ses deux oreilles, ce qui est en pareil cas le signe suprême du mécontentement.

Les trois femmes revinrent sur leurs pas, et, arrivées près de la maison de la Tour-Roland, Oudarde dit aux deux autres : -- Il ne faut pas regarder toutes trois а la fois dans le trou, de peur d'effaroucher la sachette. Faites semblant, vous deux, de lire dominos dans le bréviaire, pendant que je mettrai le nez а la lucarne. La sachette me connaît un peu. Je vous avertirai quand vous pourrez venir.

Elle alla seule а la lucarne. Au moment où sa vue y pénétra, une profonde pitié se peignit sur tous ses traits, et sa gaie et franche physionomie changea aussi brusquement d'expression et de couleur que si elle eût passé d'un rayon de soleil а un rayon de lune. Son oeil devint humide, sa bouche se contracta comme lorsqu'on va pleurer. Un moment après, elle mit un doigt sur ses lèvres et fit signe а Mahiette de venir voir.

Mahiette vint, émue, en silence et sur la pointe des pieds, comme lorsqu'on approche du lit d'un mourant.

C'était en effet un triste spectacle que celui qui s'offrait aux yeux des deux femmes, pendant qu'elles regardaient sans bouger ni souffler а la lucarne grillée du Trou aux Rats.

La cellule était étroite, plus large que profonde, voûtée en ogive, et vue а l'intérieur ressemblait assez а l'alvéole d'une grande mitre d'évêque. Sur la dalle nue qui en formait le sol, dans un angle, une femme était assise ou plutôt accroupie. Son menton était appuyé sur ses genoux, que ses deux bras croisés serraient fortement contre sa poitrine. Ainsi ramassée sur elle-même, vêtue d'un sac brun qui l'enveloppait tout entière а larges plis, ses longs cheveux gris rabattus par devant tombant sur son visage le long de ses jambes jusqu'а ses pieds, elle ne présentait au premier aspect qu'une forme étrange, découpée sur le fond ténébreux de la cellule, une espèce de triangle noirâtre, que le rayon de jour venant de la lucarne tranchait crûment en deux nuances, l'une sombre, l'autre éclairée. C'était un de ces spectres mi-partis d'ombre et de lumière, comme on en voit dans les rêves et dans l'oeuvre extraordinaire de Goya, pâles, immobiles, sinistres, accroupis sur une tombe ou adossés а la grille d'un cachot. Ce n'était ni une femme, ni un homme, ni un être vivant, ni une forme définie ; c'était une figure ; une sorte de vision sur laquelle s'entrecoupaient le réel et le fantastique, comme l'ombre et le jour. А peine sous ses cheveux répandus jusqu'а terre distinguait-on un profil amaigri et sévère ; а peine sa robe laissait-elle passer l'extrémité d'un pied nu qui se crispait sur le pavé rigide et gelé. Le peu de forme humaine qu'on entrevoyait sous cette enveloppe de deuil faisait frissonner.

Cette figure, qu'on eût crue scellée dans la dalle, paraissait n'avoir ni mouvement, ni pensée, ni haleine. Sous ce mince sac de toile, en janvier, gisante а nu sur un pavé de granit, sans feu, dans l'ombre d'un cachot dont le soupirail oblique ne laissait arriver du dehors que la bise et jamais le soleil, elle ne semblait pas souffrir, pas même sentir. On eût dit qu'elle s'était faite pierre avec le cachot, glace avec la saison. Ses mains étaient jointes, ses yeux étaient fixes. А la première vue on la prenait pour un spectre, а la seconde pour une statue.

Cependant par intervalles ses lèvres bleues s'entrouvraient а un souffle, et tremblaient, mais aussi mortes et aussi machinales que des feuilles qui s'écartent au vent.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:56

Cependant de ses yeux mornes s'échappait un regard, un regard ineffable, un regard profond, lugubre, imperturbable, incessamment fixé а un angle de la cellule qu'on ne pouvait voir du dehors ; un regard qui semblait rattacher toutes les sombres pensées de cette âme en détresse а je ne sais quel objet mystérieux.

Telle était la créature qui recevait de son habitacle le nom de recluse, et de son vêtement le nom de sachette.

Les trois femmes, car Gervaise s'était réunie а Mahiette et а Oudarde, regardaient par la lucarne. Leur tête interceptait le faible jour du cachot, sans que la misérable qu'elles en privaient ainsi parût faire attention а elles. -- Ne la troublons pas, dit Oudarde а voix basse, elle est dans son extase, elle prie.

Cependant Mahiette considérait avec une anxiété toujours croissante cette tête hâve, flétrie, échevelée, et ses yeux se remplissaient de larmes. -- Voilа qui serait bien singulier, murmurait-elle.

Elle passa sa tête а travers les barreaux du soupirail, et parvint а faire arriver son regard jusque dans l'angle où le regard de la malheureuse était invariablement attaché.

Quand elle retira sa tête de la lucarne, son visage était inondé de larmes.

-- Comment appelez-vous cette femme ? demanda-t-elle а Oudarde.

Oudarde répondit :

-- Nous la nommons soeur Gudule.

-- Et moi, reprit Mahiette, je l'appelle Paquette la Chantefleurie.

Alors, mettant un doigt sur sa bouche, elle fit signe а Oudarde stupéfaite de passer sa tête par la lucarne et de regarder.

Oudarde regarda, et vit, dans l'angle où l'oeil de la recluse était fixé avec cette sombre extase, un petit soulier de satin rose, brodé de mille passequilles d'or et d'argent.

Gervaise regarda après Oudarde, et alors les trois femmes, considérant la malheureuse mère, se mirent а pleurer.

Ni leurs regards cependant, ni leurs larmes n'avaient distrait la recluse. Ses mains restaient jointes, ses lèvres muettes, ses yeux fixes, et, pour qui savait son histoire, ce petit soulier regardé ainsi fendait le coeur. Les trois femmes n'avaient pas encore proféré une parole ; elles n'osaient parler, même а voix basse. Ce grand silence, cette grande douleur, ce grand oubli où tout avait disparu hors une chose, leur faisaient l'effet d'un maître-autel de Pâques ou de Noël. Elles se taisaient, elles se recueillaient, elles étaient prêtes а s'agenouiller. Il leur semblait qu'elles venaient d'entrer dans une église le jour de Ténèbres.

Enfin Gervaise, la plus curieuse des trois, et par conséquent la moins sensible, essaya de faire parler la recluse :

-- Soeur ! soeur Gudule !

Elle répéta cet appel jusqu'а trois fois, en haussant la voix а chaque fois. La recluse ne bougea pas. Pas un mot, pas un regard, pas un soupir, pas un signe de vie.

Oudarde а son tour, d'une voix plus douce et plus caressante : -- Soeur ! dit-elle, soeur Sainte-Gudule !

Même silence, même immobilité.

-- Une singulière femme ! s'écria Gervaise, et qui ne serait pas émue d'une bombarde !

-- Elle est peut-être sourde, dit Oudarde en soupirant.

-- Peut-être aveugle, ajouta Gervaise.

-- Peut-être morte, reprit Mahiette.

Il est certain que si l'âme n'avait pas encore quitté ce corps inerte, endormi, léthargique, du moins s'y était-elle retirée et cachée а des profondeurs où les perceptions des organes extérieurs n'arrivaient plus.

-- Il faudra donc, dit Oudarde, laisser le gâteau sur la lucarne. Quelque fils le prendra. Comment faire pour la réveiller ?

Eustache, qui jusqu'а ce moment avait été distrait par une petite voiture traînée par un gros chien, laquelle venait de passer, s'aperçut tout а coup que ses trois conductrices regardaient quelque chose а la lucarne, et, la curiosité le prenant а son tour, il monta sur une borne, se dressa sur la pointe des pieds et appliqua son gros visage vermeil а l'ouverture en criant : -- Mère, voyons donc que je voie !

А cette voix d'enfant, claire, fraîche, sonore, la recluse tressaillit. Elle tourna la tête avec le mouvement sec et brusque d'un ressort d'acier, ses deux longues mains décharnées vinrent écarter ses cheveux sur son front, et elle fixa sur l'enfant des yeux étonnés, amers, désespérés. Ce regard ne fut qu'un éclair.

-- Ô mon Dieu ! cria-t-elle tout а coup en cachant sa tête dans ses genoux, et il semblait que sa voix rauque déchirait sa poitrine en passant, au moins ne me montrez pas ceux des autres !

-- Bonjour, madame, dit l'enfant avec gravité.

Cependant cette secousse avait pour ainsi dire réveillé la recluse. Un long frisson parcourut tout son corps de la tête aux pieds, ses dents claquèrent, elle releva а demi sa tête et dit en serrant ses coudes contre ses hanches et en prenant ses pieds dans ses mains comme pour les réchauffer : Oh ! le grand froid !

-- Pauvre femme, dit Oudarde en grande pitié, voulez-vous un peu de feu ?

Elle secoua la tête en signe de refus.

-- Eh bien, reprit Oudarde en lui présentant un flacon, voici de l'hypocras qui vous réchauffera. Buvez.

Elle secoua de nouveau la tête, regarda Oudarde fixement et répondit : -- De l'eau.

Oudarde insista. -- Non, soeur, ce n'est pas lа une boisson de janvier. Il faut boire un peu d'hypocras et manger cette galette au levain de maïs que nous avons cuite pour vous.

Elle repoussa le gâteau que Mahiette lui présentait et dit : -- Du pain noir.

-- Allons, dit Gervaise prise а son tour de charité, et défaisant son roquet de laine, voici un surtout un peu plus chaud que le vôtre. Mettez ceci sur vos épaules.

Elle refusa le surtout comme le flacon et le gâteau, et répondit : -- Un sac.

-- Mais il faut bien, reprit la bonne Oudarde, que vous vous aperceviez un peu que c'était hier fête.

-- Je m'en aperçois, dit la recluse. Voilа deux jours que je n'ai plus d'eau dans ma cruche.

Elle ajouta après un silence : -- C'est fête, on m'oublie. On fait bien. Pourquoi le monde songerait-il а moi qui ne songe pas а lui ? А charbon éteint cendre froide.

Et comme fatiguée d'en avoir tant dit, elle laissa retomber sa tête sur ses genoux. La simple et charitable Oudarde qui crut comprendre а ses dernières paroles qu'elle se plaignait encore du froid, lui répondit naïvement : -- Alors, voulez-vous un peu de feu ?

-- Du feu ! dit la sachette avec un accent étrange ; et en ferez-vous aussi un peu а la pauvre petite qui est sous terre depuis quinze ans ?

Tous ses membres tremblèrent, sa parole vibrait, ses preux brillaient, elle s'était levée sur les genoux. Elle étendit tout а coup sa main blanche et maigre vers l'enfant qui la regardait avec un regard étonné : -- Emportez cet enfant ! cria-t-elle. L'égyptienne va passer !

Alors elle tomba la face contre terre, et son front frappa la dalle avec le bruit d'une pierre sur une pierre. Les trois femmes la crurent morte. Un moment après pourtant, elle remua, et elles la virent se traîner sur les genoux et sur les coudes jusqu'а l'angle où était le petit soulier. Alors elles n'osèrent regarder, elles ne la virent plus, mais elles entendirent mille baisers et mille soupirs mêlés а des cris déchirants et а des coups sourds comme ceux d'une tête qui heurte une muraille. Puis, après un de ces coups, tellement violent qu'elles en chancelèrent toutes les trois, elles n'entendirent plus rien.

-- Se serait-elle tuée ? dit Gervaise en se risquant а passer sa tête au soupirail. -- Soeur ! soeur Gudule !

-- Soeur Gudule ! répéta Oudarde.

-- Ah, mon Dieu ! elle ne bouge plus ! reprit Gervaise, est-ce qu'elle est morte ? -- Gudule ! Gudule !

Mahiette, suffoquée jusque-lа а ne pouvoir parler, fit un effort. -- Attendez, dit-elle. Puis se penchant vers la lucarne : -- Paquette ! dit-elle, Paquette la Chantefleurie.

Un enfant qui souffle ingénument sur la mèche mal allumée d'un pétard et se le fait éclater dans les yeux, n'est pas plus épouvanté que ne le fut Mahiette, а l'effet de ce nom brusquement lancé dans la cellule de soeur Gudule.

La recluse tressaillit de tout son corps, se leva debout sur ses pieds nus, et sauta а la lucarne avec des yeux si flamboyants que Mahiette et Oudarde et l'autre femme et l'enfant reculèrent jusqu'au parapet du quai.

Cependant la sinistre figure de la recluse apparut collée а la grille du soupirail. -- Oh ! oh ! criait-elle avec un rire effrayant, c'est l'égyptienne qui m'appelle !

En ce moment une scène qui se passait au pilori arrêta son oeil hagard. Son front se plissa d'horreur, elle étendit hors de sa loge ses deux bras de squelette, et s'écria avec une voix qui ressemblait а un râle : -- C'est donc encore toi, fille d'Égypte ! c'est toi qui m'appelles, voleuse d'enfants ! Eh bien ! maudite sois-tu ! maudite ! maudite ! maudite !
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:56

IV

UNE LARME POUR UNE GOUTTE D'EAU
-------------------------------

Ces paroles étaient, pour ainsi dire, le point de jonction de deux scènes qui s'étaient jusque-lа développées parallèlement dans le même moment, chacune sur son théâtre particulier, l'une, celle qu'on vient de lire, dans le Trou aux Rats, l'autre, qu'on va lire, sur l'échelle du pilori. La première n'avait eu pour témoins que les trois femmes avec lesquelles le lecteur vient de faire connaissance ; la seconde avait eu pour spectateurs tout le public que nous avons vu plus haut s'amasser sur la place de Grève, autour du pilori et du gibet.

Cette foule, а laquelle les quatre sergents, qui s'étaient postés dès neuf heures du matin aux quatre coins du pilori, avaient fait espérer une exécution telle quelle, non pas sans doute une pendaison, mais un fouet, un essorillement, quelque chose enfin, cette foule s'était si rapidement accrue que les quatre sergents, investis de trop près, avaient eu plus d'une fois besoin de la serrer, comme on disait alors а grands coups de boullaye et de croupe de cheval.

Cette populace, disciplinée а l'attente des exécutions publiques, ne manifestait pas trop d'impatience. Elle se divertissait а regarder le pilori, espèce de monument fort simple composé d'un cube de maçonnerie de quelque dix pieds de haut, creux а l'intérieur. Un degré fort roide en pierre brute qu'on appelait par excellence l'échelle conduisait а la plate-forme supérieure, sur laquelle on apercevait une roue horizontale en bois de chêne plein. On liait le patient sur cette roue, а genoux et les bras derrière le dos. Une tige en charpente, que mettait en mouvement un cabestan caché dans l'intérieur du petit édifice, imprimait une rotation а la roue, toujours maintenue dans le plan horizontal, et présentait de cette façon la face du condamné successivement а tous les points de la place. C'est ce qu'on appelait tourner un criminel.

Comme on voit, le pilori de la Grève était loin d'offrir toutes les récréations du pilori des Halles. Rien d'architectural. Rien de monumental. Pas de toit а croix de fer, pas de lanterne octogone, pas de frêles colonnettes allant s'épanouir au bord du toit en chapiteaux d'acanthes et de fleurs, pas de gouttières chimériques et monstrueuses, pas de charpente ciselée, pas de fine sculpture profondément fouillée dans la pierre.

Il fallait se contenter de ces quatre pans de moellon avec deux contre-coeurs de grès, et d'un méchant gibet de pierre, maigre et nu, а côté.

Le régal eût été mesquin pour des amateurs d'architecture gothique. Il est vrai que rien n'était moins curieux de monuments que les braves badauds du moyen-âge, et qu'ils se souciaient médiocrement de la beauté d'un pilori.

Le patient arriva enfin lié au cul d'une charrette, et quand il eut été hissé sur la plate-forme, quand on put le voir de tous les points de la place ficelé а cordes et а courroies sur la roue du pilori, une huée prodigieuse mêlée de rires et d'acclamations, éclata dans la place. On avait reconnu Quasimodo.

C'était lui en effet. Le retour était étrange. Pilorié sur cette même place où la veille il avait été salué, acclamé et conclamé pape et prince des fous, en cortège du duc d'Égypte, du roi de Thunes et de l'empereur de Galilée. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y avait pas un esprit dans la foule, pas même lui, tour а tour le triomphant et le patient, qui dégageât nettement ce rapprochement dans sa pensée. Gringoire et sa philosophie manquaient а ce spectacle.

Bientôt Michel Noiret, trompette-juré du roi notre sire, fit faire silence aux manants et cria l'arrêt, suivant l'ordonnance et commandement de Monsieur le prévôt. Puis il se replia derrière la charrette avec ses gens en hoquetons de livrée.

Quasimodo, impassible, ne sourcillait pas. Toute résistance lui était rendue impossible par ce qu'on appelait alors, en style de chancellerie criminelle, la véhémence et la fermeté des attaches, ce qui veut dire que les lanières et les chaînettes lui entraient probablement dans la chair. C'est au reste une tradition de geôle et de chiourme qui ne s'est pas perdue, et que les menottes conservent encore précieusement parmi nous, peuple civilisé, doux, humain (le bagne et la guillotine entre parenthèses).

Il s'était laissé mener et pousser, porter, jucher, lier et relier. On ne pouvait rien deviner sur sa physionomie qu'un étonnement de sauvage ou d'idiot. On le savait sourd, on l'eût dit aveugle.

On le mit а genoux sur la planche circulaire, il s'y laissa mettre. On le dépouilla de chemise et de pourpoint jusqu'а la ceinture, il se laissa faire. On l'enchevêtra sous un nouveau système de courroies et d'ardillons, il se laissa boucler et ficeler. Seulement de temps а autre il soufflait bruyamment, comme un veau dont la tête pend et ballotte au rebord de la charrette du boucher.

-- Le butor, dit Jehan Frollo du Moulin а son ami Robin Poussepain (car les deux écoliers avaient suivi le patient comme de raison), il ne comprend pas plus qu'un hanneton enfermé dans une boîte !

Ce fut un fou rire dans la foule quand on vit а nu la bosse de Quasimodo, sa poitrine de chameau, ses épaules calleuses et velues. Pendant toute cette gaieté, un homme а la livrée de la ville, de courte taille et de robuste mine, monta sur la plate-forme et vint se placer près du patient. Son nom circula bien vite dans l'assistance. C'était maître Pierrat Torterue, tourmenteur-juré du Châtelet.

Il commença par déposer sur un angle du pilori un sablier noir dont la capsule supérieure était pleine de sable rouge qu'elle laissait fuir dans le récipient inférieur, puisa il ôta son surtout mi-parti, et l'on vit pendre а sa main droite un fouet mince et effilé de longues lanières blanches, luisantes, noueuses, tressées, armées d'ongles de métal. De la main gauche il repliait négligemment sa chemise autour de son bras droit jusqu'а l'aisselle.

Cependant Jehan Frollo criait en élevant sa tête blonde et frisée au-dessus de la foule (il était monté pour cela sur les épaules de Robin Poussepain) : -- Venez voir, messieurs, mesdames ! voici qu'on va flageller péremptoirement maître Quasimodo, le sonneur de mon frère monsieur l'archidiacre de Josas, un drôle d'architecture orientale, qui a le dos en dôme et les jambes en colonnes torses !

Et la foule de rire, surtout les enfants et les jeunes filles.

Enfin le tourmenteur frappa du pied. La roue se mit а tourner. Quasimodo chancela sous ses liens. La stupeur qui se peignit brusquement sur son visage difforme fit redoubler а l'entour les éclats de rire.

Tout а coup, au moment où la roue dans sa révolution présenta а maître Pierrat le dos montueux de Quasimodo, maître Pierrat leva le bras, les fines lanières sifflèrent aigrement dans l'air comme une poignée de couleuvres, et retombèrent avec furie sur les épaules du misérable.

Quasimodo sauta sur lui-même, comme réveillé en sursaut. Il commençait а comprendre. Il se tordit dans ses liens ; une violente contraction de surprise et de douleur décomposa les muscles de sa face ; mais il ne jeta pas un soupir. Seulement il tourna la tête en arrière, а droite, puis а gauche, en la balançant comme fait un taureau piqué au flanc par un taon.

Un second coup suivit le premier, puis un troisième, et un autre, et un autre, et toujours. La roue ne cessait pas de tourner ni les coups de pleuvoir. Bientôt le sang jaillit, on le vit ruisseler par mille filets sur les noires épaules du bossu, et les grêles lanières, dans leur rotation qui déchirait l'air, l'éparpillaient en gouttes dans la foule.

Quasimodo avait repris, en apparence du moins, son impassibilité première. Il avait essayé d'abord sourdement et sans grande secousse extérieure de rompre ses liens. On avait vu son oeil s'allumer, ses muscles se roidir, ses membres se ramasser, et les courroies et les chaînettes se tendre. L'effort était puissant, prodigieux, désespéré ; mais les vieilles gênes de la prévôté résistèrent. Elles craquèrent, et voilа tout. Quasimodo retomba épuisé. La stupeur fit place sur ses traits а un sentiment d'amer et profond découragement. Il ferma son oeil unique, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et fit le mort.

Dès lors il ne bougea plus. Rien ne put lui arracher un mouvement. Ni son sang qui ne cessait de couler, ni les coups qui redoublaient de furie, ni la colère du tourmenteur qui s'excitait lui-même et s'enivrait de l'exécution, ni le bruit des horribles lanières plus acérées et plus sifflantes que des pattes de bigailles.

Enfin un huissier du Châtelet vêtu de noir, monté sur un cheval noir, en station а côté de l'échelle depuis le commencement de l'exécution, étendit sa baguette d'ébène vers le sablier. Le tourmenteur s'arrêta. La roue s'arrêta. L'oeil de Quasimodo se rouvrit lentement.

La flagellation était finie. Deux valets du tourmenteur-juré lavèrent les épaules saignantes du patient, les frottèrent de je ne sais quel onguent qui ferma sur-le-champ toutes les plaies, et lui jetèrent sur le dos une sorte de pagne jaune taillé en chasuble. Cependant Pierrat Torterue faisait dégoutter sur le pavé les lanières rouges et gorgées de sang.

Tout n'était pas fini pour Quasimodo. Il lui restait encore а subir cette heure de pilori que maître Florian Barbedienne avait si judicieusement ajoutée а la sentence de messire Robert d'Estouteville ; le tout а la plus grande gloire du vieux jeu de mots physiologique et psychologique de Jean de Cumène : Surdus absurdus.

On retourna donc le sablier, et on laissa le bossu attaché sur la planche pour que justice fût faite jusqu'au bout.

Le peuple, au moyen-âge surtout, est dans la société ce qu'est l'enfant dans la famille. Tant qu'il reste dans cet état d'ignorance première, de minorité morale et intellectuelle, on peut dire de lui comme de l'enfant :

Cet âge est sans pitié.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:57

Nous avons déjа fait voir que Quasimodo était généralement haï, pour plus d'une bonne raison, il est vrai. Il y avait а peine un spectateur dans cette foule qui n'eût ou ne crût avoir sujet de se plaindre du mauvais bossu de Notre-Dame. La joie avait été universelle de le voir paraître au pilori ; et la rude exécution qu'il venait de subir et la piteuse posture où elle l'avait laissé, loin d'attendrir la populace, avaient rendu sa haine plus méchante en l'armant d'une pointe de gaieté.

Aussi, une fois la vindicte publique satisfaite, comme jargonnent encore aujourd'hui les bonnets carrés, ce fut le tour des mille vengeances particulières. Ici comme dans la grand'salle, les femmes surtout éclataient. Toutes lui gardaient quelque rancune, les unes de sa malice, les autres de sa laideur. Les dernières étaient les plus furieuses.

-- Oh ! masque de l'Antéchrist ! disait l'une.

-- Chevaucheur de manche а balai ! criait l'autre.

-- La belle grimace tragique, hurlait une troisième, et qui te ferait pape des fous, si c'était aujourd'hui hier !

-- C'est bon, reprenait une vieille. Voilа la grimace du pilori. А quand celle du gibet ?

-- Quand seras-tu coiffé de ta grosse cloche а cent pieds sous terre, maudit sonneur ?

-- C'est pourtant ce diable qui sonne l'angélus !

-- Oh ! le sourd ! le borgne ! le bossu ! le monstre !

-- Figure а faire avorter une grossesse mieux que toutes médecines et pharmaques !

Et les deux écoliers, Jehan du Moulin, Robin Poussepain, chantaient а tue-tête le vieux refrain populaire :

Une hart
Pour le pendard !
Un fagot
Pour le magot !

Mille autres injures pleuvaient, et les huées, et les imprécations, et les rires, et les pierres çа et lа.

Quasimodo était sourd, mais il voyait clair, et la fureur publique n'était pas moins énergiquement peinte sur les visages que dans les paroles. D'ailleurs les coups de pierre expliquaient les éclats de rire.

Il tint bon d'abord. Mais peu а peu cette patience, qui s'était roidie sous le fouet du tourmenteur, fléchit et lâcha pied а toutes ces piqûres d'insectes. Le boeuf des Asturies, qui s'est peu ému des attaques du picador, s'irrite des chiens et des banderilles.

Il promena d'abord lentement un regard de menace sur la foule. Mais garrotté comme il l'était, son regard fut impuissant а chasser ces mouches qui mordaient sa plaie. Alors il s'agita dans ses entraves, et ses soubresauts furieux firent crier sur ses ais la vieille roue du pilori. De tout cela, les dérisions et les huées s'accrurent.

Alors le misérable, ne pouvant briser son collier de bête fauve enchaînée, redevint tranquille. Seulement par intervalles un soupir de rage soulevait toutes les cavités de sa poitrine. Il n'y avait sur son visage ni honte, ni rougeur. Il était trop loin de l'état de société et trop près de l'état de nature pour savoir ce que c'est que la honte. D'ailleurs, а ce point de difformité, l'infamie est-elle chose sensible ? Mais la colère, la haine, le désespoir abaissaient lentement sur ce visage hideux un nuage de plus en plus sombre, de plus en plus chargé d'une électricité qui éclatait en mille éclairs dans l'oeil du cyclope.

Cependant ce nuage s'éclaircit un moment, au passage d'une mule qui traversait la foule et qui portait un prêtre. Du plus loin qu'il aperçut cette mule et ce prêtre, le visage du pauvre patient s'adoucit. А la fureur qui le contractait succéda un sourire étrange, plein d'une douceur, d'une mansuétude, d'une tendresse ineffables. А mesure que le prêtre approchait, ce sourire devenait plus net, plus distinct, plus radieux. C'était comme la venue d'un sauveur que le malheureux saluait. Toutefois, au moment où la mule fut assez près du pilori pour que son cavalier pût reconnaître le patient, le prêtre baissa les yeux, rebroussa brusquement chemin, piqua des deux, comme s'il avait eu hâte de se débarrasser de réclamations humiliantes et fort peu de souci d'être salué et reconnu d'un pauvre diable en pareille posture.

Ce prêtre était l'archidiacre dom Claude Frollo.

Le nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. Le sourire s'y mêla encore quelque temps, mais amer, découragé, profondément triste.

Le temps s'écoulait. Il était lа depuis une heure et demie au moins, déchiré, maltraité, moqué sans relâche, et presque lapidé.

Tout а coup il s'agita de nouveau dans ses chaînes avec un redoublement de désespoir dont trembla toute la charpente qui le portait, et, rompant le silence qu'il avait obstinément gardé jusqu'alors, il cria avec une voix rauque et furieuse qui ressemblait plutôt а un aboiement qu'а un cri humain et qui couvrit le bruit des huées : -- А boire !

Cette exclamation de détresse, loin d'émouvoir les compassions, fut un surcroît d'amusement au bon populaire parisien qui entourait l'échelle, et qui, il faut le dire, pris en masse et comme multitude, n'était alors guère moins cruel et moins abruti que cette horrible tribu des truands chez laquelle nous avons déjа mené le lecteur, et qui était tout simplement la couche la plus inférieure du peuple. Pas une voix ne s'éleva autour du malheureux patient, si ce n'est pour lui faire raillerie de sa soif. Il est certain qu'en ce moment il était grotesque et repoussant plus encore que pitoyable, avec sa face empourprée et ruisselante, son oeil égaré, sa bouche écumante de colère et de souffrance, et sa langue а demi tirée. Il faut dire encore que, se fût-il trouvé dans la cohue quelque bonne âme charitable de bourgeois ou de bourgeoise qui eût été tentée d'apporter un verre d'eau а cette misérable créature en peine, il régnait autour des marches infâmes du pilori un tel préjugé de honte et d'ignominie qu'il eût suffi pour repousser le bon Samaritain.

Au bout de quelques minutes, Quasimodo promena sur la foule un regard désespéré, et répéta d'une voix plus déchirante encore : -- А boire !

Et tous de rire.

-- Bois ceci ! criait Robin Poussepain en lui jetant par la face une éponge traînée dans le ruisseau. Tiens, vilain sourd ! je suis ton débiteur.

Une femme lui lançait une pierre а la tête : -- Voilа qui t'apprendra а nous réveiller la nuit avec ton carillon de damné.

-- Hé bien ! fils, hurlait un perclus en faisant effort pour l'atteindre de sa béquille, nous jetteras-tu encore des sorts du haut des tours de Notre-Dame ?

-- Voici une écuelle pour boire ! reprenait un homme en lui décochant dans la poitrine une cruche cassée. C'est toi qui, rien qu'en passant devant elle, as fait accoucher ma femme d'un enfant а deux têtes !

-- Et ma chatte d'un chat а six pattes ! glapissait une vieille en lui lançant une tuile.

-- А boire ! répéta pour la troisième fois Quasimodo pantelant.

En ce moment, il vit s'écarter la populace. Une jeune fille bizarrement vêtue sortit de la foule. Elle était accompagnée d'une petite chèvre blanche а cornes dorées et portait un tambour de basque а la main.

L'oeil de Quasimodo étincela. C'était la bohémienne qu'il avait essayé d'enlever la nuit précédente, algarade pour laquelle il sentait confusément qu'on le châtiait en cet instant même ; ce qui du reste n'était pas le moins du monde, puisqu'il n'était puni que du malheur d'être sourd et d'avoir été jugé par un sourd. Il ne douta pas qu'elle ne vînt se venger aussi, et lui donner son coup comme tous les autres.

Il la vit en effet monter rapidement l'échelle. La colère et le dépit le suffoquaient. Il eût voulu pouvoir faire crouler le pilori, et si l'éclair de son oeil eût pu foudroyer, l'égyptienne eût été mise en poudre avant d'arriver sur la plate-forme.

Elle s'approcha, sans dire une parole, du patient qui se tordait vainement pour lui échapper, et, détachant une gourde de sa ceinture, elle la porta doucement aux lèvres arides du misérable.

Alors, dans cet oeil jusque-lа si sec et si brûlé, on vit rouler une grosse larme qui tomba lentement le long de ce visage difforme et longtemps contracté par le désespoir. C'était la première peut-être que l'infortuné eût jamais versée.

Cependant il oubliait de boire. L'égyptienne fit sa petite moue avec impatience, et appuya en souriant le goulot а la bouche dentue de Quasimodo. Il but а longs traits. Sa soif était ardente. Quand il eut fini, le misérable allongea ses lèvres noires, sans doute pour baiser la belle main qui venait de l'assister. Mais la jeune fille, qui n'était pas sans défiance peut-être et se souvenait de la violente tentative de la nuit, retira sa main avec le geste effrayé d'un enfant qui craint d'être mordu par une bête.

Alors le pauvre sourd fixa sur elle un regard plein de reproche et d'une tristesse inexprimable.

C'eût été partout un spectacle touchant que cette belle fille, fraîche, pure, charmante, et si faible en même temps, ainsi pieusement accourue au secours de tant de misère, de difformité et de méchanceté. Sur un pilori, ce spectacle était sublime.

Tout ce peuple lui-même en fut saisi et se mit а battre des mains en criant : Noël ! Noël !

C'est dans ce moment que la recluse aperçut, de la lucarne de son trou, l'égyptienne sur le pilori et lui jeta son imprécation sinistre : -- Maudite sois-tu, fille d'Égypte ! maudite ! maudite !
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:57

V

FIN DE L'HISTOIRE DE LA GALETTE
-------------------------------

La Esmeralda pâlit, et descendit du pilori en chancelant. La voix de la recluse la poursuivit encore : -- Descends ! descends ! larronnesse d'Égypte, tu y remonteras !

-- La sachette est dans ses lubies, dit le peuple en murmurant ; et il n'en fut rien de plus. Car ces sortes de femmes étaient redoutées, ce qui les faisait sacrées. On ne s'attaquait pas volontiers alors а qui priait jour et nuit.

L'heure était venue de remmener Quasimodo. On le détacha, et la foule se dispersa.

Près du Grand-Pont, Mahiette, qui s'en revenait avec ses deux compagnes, s'arrêta brusquement : -- А propos, Eustache ! qu'as-tu fait de la galette ?

-- Mère, dit l'enfant, pendant que vous parliez avec cette dame qui était dans le trou, il y avait un gros chien qui a mordu dans ma galette. Alors j'en ai mangé aussi.

-- Comment, monsieur, reprit-elle, vous avez tout mangé ?

-- Mère, c'est le chien. Je lui ai dit, il ne m'a pas écouté. Alors j'ai mordu aussi, tiens !

-- C'est un enfant terrible, dit la mère souriant et grondant а la fois. Voyez-vous, Oudarde, il mange déjа а lui seul tout le cerisier de notre clos de Charlerange. Aussi son grand-père dit que ce sera un capitaine. -- Que je vous y reprenne, monsieur Eustache. -- Va, gros lion !


LIVRE SEPTIÈME
--------------

I

DU DANGER DE CONFIER SON SECRET А UNE CHÈVRE
--------------------------------------------

Plusieurs semaines s'étaient écoulées.

On était aux premiers jours de mars. Le soleil, que Dubartas, ce classique ancêtre de la périphrase, n'avait pas encore nommé le grand-duc des chandelles, n'en était pas moins joyeux et rayonnant pour cela. C'était une de ces journées de printemps qui ont tant de douceur et de beauté que tout Paris, répandu dans les places et les promenades, les fête comme des dimanches. Dans ces jours de clarté, de chaleur et de sérénité, il y a une certaine heure surtout où il faut admirer le portail de Notre-Dame. C'est le moment où le soleil, déjа incliné vers le couchant, regarde presque en face la cathédrale. Ses rayons, de plus en plus horizontaux, se retirent lentement du pavé de la place, et remontent le long de la façade а pic dont ils font saillir les mille rondes-bosses sur leur ombre, tandis que la grande rose centrale flamboie comme un oeil de cyclope enflammé des réverbérations de la forge.

On était а cette heure-lа.

Vis-а-vis la haute cathédrale rougie par le couchant, sur le balcon de pierre pratiqué au-dessus du porche d'une riche maison gothique qui faisait l'angle de la place et de la rue du Parvis, quelques belles jeunes filles riaient et devisaient avec toute sorte de grâce et de folie. А la longueur du voile qui tombait, du sommet de leur coiffe pointue enroulée de perles, jusqu'а leurs talons, а la finesse de la chemisette brodée qui couvrait leurs épaules en laissant voir, selon la mode engageante d'alors, la naissance de leurs belles gorges de vierges, а l'opulence de leurs jupes de dessous, plus précieuses encore que leur surtout (recherche merveilleuse !), а la gaze, а la soie, au velours dont tout cela était étoffé, et surtout а la blancheur de leurs mains qui les attestait oisives et paresseuses, il était aisé de deviner de nobles et riches héritières. C'était en effet damoiselle Fleur-de-Lys de Gondelaurier et ses compagnes, Diane de Christeuil, Amelotte de Montmichel, Colombe de Gaillefontaine, et la petite de Champchevrier ; toutes filles de bonne maison, réunies en ce moment chez la dame veuve de Gondelaurier, а cause de monseigneur de Beaujeu et de madame sa femme, qui devaient venir au mois d'avril а Paris, et y choisir des accompagneresses d'honneur pour madame la Dauphine Marguerite, lorsqu'on l'irait recevoir en Picardie des mains des flamands. Or, tous les hobereaux de trente lieues а la ronde briguaient cette faveur pour leurs filles, et bon nombre d'entre eux les avaient déjа amenées ou envoyées а Paris. Celles-ci avaient été confiées par leurs parents а la garde discrète et vénérable de madame Aloïse de Gondelaurier, veuve d'un ancien maître des arbalétriers du roi, retirée avec sa fille unique, en sa maison de la place du parvis Notre-Dame, а Paris.

Le balcon où étaient ces jeunes filles s'ouvrait sur une chambre richement tapissée d'un cuir de Flandre de couleur fauve imprimé а rinceaux d'or. Les solives qui rayaient parallèlement le plafond amusaient l'oeil par mille bizarres sculptures peintes et dorées. Sur des bahuts ciselés, de splendides émaux chatoyaient çа et lа ; une hure de sanglier en faïence couronnait un dressoir magnifique dont les deux degrés annonçaient que la maîtresse du logis était femme ou veuve d'un chevalier banneret.. Au fond, а côté d'une haute cheminée armoriée et blasonnée du haut en bas, était assise, dans un riche fauteuil de velours rouge, la dame de Gondelaurier, dont les cinquante-cinq ans n'étaient pas moins écrits sur son vêtement que sur son visage. А côté d'elle se tenait debout un jeune homme d'assez fière mine, quoique un peu vaine et bravache, un de ces beaux garçons dont toutes les femmes tombent d'accord, bien que les hommes graves et physionomistes en haussent les épaules. Ce jeune cavalier portait le brillant habit de capitaine des archers de l'ordonnance du roi, lequel ressemble beaucoup trop au costume de Jupiter, qu'on a déjа pu admirer au premier livre de cette histoire, pour que nous en fatiguions le lecteur d'une seconde description.

Les damoiselles étaient assises, partie dans la chambre, partie sur le balcon, les unes sur des carreaux de velours d'Utrecht а cornières d'or, les autres sur des escabeaux de bois de chêne sculptés а fleurs et а figures. Chacune d'elles tenait sur ses genoux un pan d'une grande tapisserie а l'aiguille, а laquelle elles travaillaient en commun, et dont un bon bout traînait sur la natte qui recouvrait le plancher.

Elles causaient entre elles avec cette voix chuchotante et ces demi-rires étouffés d'un conciliabule de jeunes filles au milieu desquelles il y a un jeune homme. Le jeune homme, dont la présence suffisait pour mettre en jeu tous ces amours-propres féminins, paraissait, lui, s'en soucier médiocrement ; et tandis que c'était parmi les belles а qui attirerait son attention, il paraissait surtout occupé а fourbir avec son gant de peau de daim l'ardillon de son ceinturon.

De temps en temps la vieille dame lui adressait la parole tout bas, et il lui répondait de son mieux avec une sorte de politesse gauche et contrainte. Aux sourires, aux petits signes d'intelligence de madame Aloïse, aux clins d'yeux qu'elle détachait vers sa fille Fleur-de-Lys, en parlant bas au capitaine, il était facile de voir qu'il s'agissait de quelque fiançaille consommée, de quelque mariage prochain sans doute entre le jeune homme et Fleur-de-Lys. Et а la froideur embarrassée de l'officier, il était facile de voir que, de son côté du moins, il ne s'agissait plus d'amour. Toute sa mine exprimait une pensée de gêne et d'ennui que nos sous-lieutenants de garnison traduiraient admirablement aujourd'hui par : Quelle chienne de corvée !

La bonne dame, fort entêtée de sa fille, comme une pauvre mère qu'elle était, ne s'apercevait pas du peu d'enthousiasme de l'officier, et s'évertuait а lui faire remarquer tout bas les perfections infinies avec lesquelles Fleur-de-Lys piquait son aiguille ou dévidait son écheveau.

-- Tenez, petit cousin, lui disait-elle en le tirant par la manche pour lui parler а l'oreille. Regardez-la donc ! la voilа qui se baisse.

-- En effet, répondait le jeune homme ; et il retombait dans son silence distrait et glacial.

Un moment après, il fallait se pencher de nouveau, et dame Aloïse lui disait :

-- Avez-vous jamais vu figure plus avenante et plus égayée que votre accordée ? Est-on plus blanche et plus blonde ? ne sont-ce pas lа des mains accomplies ? et ce cou-lа, ne prend-il pas, а ravir, toutes les façons d'un cygne ? Que je vous envie par moments ! et que vous êtes heureux d'être homme, vilain libertin que vous êtes ! N'est-ce pas que ma Fleur-de-Lys est belle par adoration et que vous en êtes éperdu ?

-- Sans doute, répondait-il tout en pensant а autre chose.

-- Mais parlez-lui donc, dit tout а coup madame Aloïse en le poussant par l'épaule. Dites-lui donc quelque chose. Vous êtes devenu bien timide.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:57

Nous pouvons affirmer а nos lecteurs que la timidité n'était ni la vertu ni le défaut du capitaine. Il essaya pourtant de faire ce qu'on lui demandait.

-- Belle cousine, dit-il en s'approchant de Fleur-de-Lys, quel est le sujet de cet ouvrage de tapisserie que vous façonnez ?

-- Beau cousin, répondit Fleur-de-Lys avec un accent de dépit, je vous l'ai déjа dit trois fois. C'est la grotte de Neptunus.

Il était évident que Fleur-de-Lys voyait beaucoup plus clair que sa mère aux manières froides et distraites du capitaine. Il sentit la nécessité de faire quelque conversation.

-- Et pour qui toute cette neptunerie ? demanda-t-il.

-- Pour l'abbaye Saint-Antoine des Champs, dit Fleur-de-Lys sans lever les yeux.

Le capitaine prit un coin de la tapisserie :

-- Qu'est-ce que c'est, ma belle cousine, que ce gros gendarme qui souffle а pleines joues dans une trompette ?

-- C'est Trito, répondit-elle.

Il y avait toujours une intonation un peu boudeuse dans les brèves paroles de Fleur-de-Lys. Le jeune homme comprit qu'il était indispensable de lui dire quelque chose а l'oreille, une fadaise, une galanterie, n'importe quoi. Il se pencha donc, mais il ne put rien trouver dans son imagination de plus tendre et de plus intime que ceci : -- Pourquoi votre mère porte-t-elle toujours une cotte-hardie armoriée comme nos grand'mères du temps de Charles VII ? Dites-lui donc, belle cousine, que ce n'est plus l'élégance d'а présent, et que son gond et son laurier brodés en blason sur sa robe lui donnent l'air d'un manteau de cheminée qui marche. En vérité, on ne s'assied plus ainsi sur sa bannière, je vous jure.

Fleur-de-Lys leva sur lui ses beaux yeux pleins de reproche : -- Est-ce lа tout ce que vous me jurez ? dit-elle а voix basse.

Cependant la bonne dame Aloïse, ravie de les voir ainsi penchés et chuchotant, disait en jouant avec les fermoirs de son livre d'heures : -- Touchant tableau d'amour !

Le capitaine, de plus en plus gêné, se rabattit sur la tapisserie : -- C'est vraiment un charmant travail ! s'écria-t-il.

А ce propos, Colombe de Gaillefontaine, une autre belle blonde а peau blanche, bien colletée de damas bleu, hasarda timidement une parole qu'elle adressa а. Fleur-de-Lys, dans l'espoir que le beau capitaine y répondrait : -- Ma chère Gondelaurier, avez-vous vu les tapisseries de l'hôtel de la Roche-Guyon ?

-- N'est-ce pas l'hôtel où est enclos le jardin de la Lingère du Louvre ? demanda en riant Diane de Christeuil, qui avait de belles dents et par conséquent riait а tout propos.

-- Et où il y a cette grosse vieille tour de l'ancienne muraille de Paris, ajouta Amelotte de Montmichel, jolie brune bouclée et fraîche, qui avait l'habitude de soupirer comme l'autre riait, sans savoir pourquoi.

-- Ma chère Colombe, reprit dame Aloïse, voulez-vous pas parler de l'hôtel qui était а monsieur de Bacqueville, sous le roi Charles VI ? il y a en effet de bien superbes tapisseries de haute lice.

-- Charles VI ! le roi Charles VI ! grommela le jeune capitaine en retroussant sa moustache. Mon Dieu ! que la bonne dame a souvenir de vieilles choses !

Madame de Gondelaurier poursuivait : -- Belles tapisseries, en vérité. Un travail si estimé qu'il passe pour singulier !

En ce moment, Bérangère de Champchevrier, svelte petite fille de sept ans, qui regardait dans la place par les trèfles du balcon, s'écria : -- Oh ! voyez, belle marraine Fleur-de-Lys, la jolie danseuse qui danse lа sur le pavé, et qui tambourine au milieu des bourgeois manants !

En effet, on entendait le frissonnement sonore d'un tambour de basque.

-- Quelque égyptienne de Bohême, dit Fleur-de-Lys en se détournant nonchalamment vers la place.

-- Voyons ! voyons ! crièrent ses vives compagnes ; et elles coururent toutes au bord du balcon, tandis que Fleur-de-Lys, rêveuse de la froideur de son fiancé, les suivait lentement et que celui-ci, soulagé par cet incident qui coupait court а une conversation embarrassée, s'en revenait au fond de l'appartement de l'air satisfait d'un soldat relevé de service. C'était pourtant un charmant et gentil service que celui de la belle Fleur-de-Lys, et il lui avait paru tel autrefois ; mais le capitaine s'était blasé peu а peu ; la perspective d'un mariage prochain le refroidissait davantage de jour en jour. D'ailleurs, il était d'humeur inconstante et, faut-il le dire ? de goût un peu vulgaire. Quoique de fort noble naissance, il avait contracté sous le harnois plus d'une habitude de soudard. La taverne lui plaisait, et ce qui s'ensuit. Il n'était а l'aise que parmi les gros mots, les galanteries militaires, les faciles beautés et les faciles succès. Il avait pourtant reçu de sa famille quelque éducation et quelques manières ; mais il avait trop jeune couru le pays, trop jeune tenu garnison, et tous les jours le vernis du gentilhomme s'effaçait au dur frottement de son baudrier de gendarme. Tout en la visitant encore de temps en temps, par un reste de respect humain, il se sentait doublement gêné chez Fleur-de-Lys ; d'abord, parce qu'а force de disperser son amour dans toutes sortes de lieux il en avait fort peu réservé pour elle ; ensuite, parce qu'au milieu de tant de belles dames roides, épinglées et décentes, il tremblait sans cesse que sa bouche habituée aux jurons ne prît tout d'un coup le mors aux dents et ne s'échappât en propos de taverne. Qu'on se figure le bel effet !

Du reste, tout cela se mêlait chez lui а de grandes prétentions d'élégance, de toilette et de belle mine. Qu'on arrange ces choses comme on pourra. Je ne suis qu'historien.

Il se tenait donc depuis quelques moments, pensant ou ne pensant pas, appuyé en silence au chambranle sculpté de la cheminée, quand Fleur-de-Lys, se tournant soudain, lui adressa la parole. Après tout, la pauvre jeune fille ne le boudait qu'а son coeur défendant.

-- Beau cousin, ne nous avez-vous pas parlé d'une petite bohémienne que vous avez sauvée, il y a deux mois, en faisant le contre-guet la nuit, des mains d'une douzaine de voleurs ?

-- Je crois que oui, belle cousine, dit le capitaine.

-- Eh bien, reprit-elle, c'est peut-être cette bohémienne qui danse lа dans le parvis. Venez voir si vous la reconnaissez, beau cousin Phoebus.

Il perçait un secret désir de réconciliation dans cette douce invitation qu'elle lui adressait de venir près d'elle, et dans ce soin de l'appeler par son nom. Le capitaine Phoebus de Châteaupers (car c'est lui que le lecteur a sous les yeux depuis le commencement de ce chapitre) s'approcha а pas lents du balcon. -- Tenez, lui dit Fleur-de-Lys en posant tendrement sa main sur le bras de Phoebus, regardez cette petite qui danse lа dans ce rond. Est-ce votre bohémienne ?

Phoebus regarda, et dit :

-- Oui, je la reconnais а sa chèvre.

-- Oh ! la jolie petite chèvre en effet ! dit Amelotte en joignant les mains d'admiration.

-- Est-ce que ses cornes sont en or de vrai ? demanda Bérangère.

Sans bouger de son fauteuil, dame Aloïse prit la parole : -- N'est-ce pas une de ces bohémiennes qui sont arrivées l'an passé par la Porte Gibard ?

-- Madame ma mère, dit doucement Fleur-de-Lys, cette porte s'appelle aujourd'hui Porte d'Enfer.

Mademoiselle de Gondelaurier savait а quel point le capitaine était choqué des façons de parler surannées de sa mère. En effet, il commençait а ricaner en disant entre ses dents : -- Porte Gibard ! Porte Gibard ! C'est pour faire passer le roi Charles VI !

-- Marraine, s'écria Bérangère dont les yeux sans cesse en mouvement s'étaient levés tout а coup vers le sommet des tours de Notre-Dame, qu'est-ce que c'est que cet homme noir qui est lа haut ?

Toutes les jeunes filles levèrent les yeux. Un homme en effet était accoudé sur la balustrade culminante de la tour septentrionale, donnant sur la Grève. C'était un prêtre. On distinguait nettement son costume, et son visage appuyé sur ses deux mains. Du reste, il ne bougeait non plus qu'une statue. Son oeil fixe plongeait dans la place.

C'était quelque chose de l'immobilité d'un milan qui vient de découvrir un nid de moineaux et qui le regarde.

-- C'est monsieur l'archidiacre de Josas, dit Fleur-de-Lys.

-- Vous avez de bons yeux si vous le reconnaissez d'ici ! observa la Gaillefontaine.

-- Comme il regarde la petite danseuse ! reprit Diane de Christeuil.

-- Gare а l'égyptienne ! dit Fleur-de-Lys, car il n'aime pas l'Égypte.

-- C'est bien dommage que cet homme la regarde ainsi, ajouta Amelotte de Montmichel, car elle danse а éblouir.

-- Beau cousin Phoebus, dit tout а coup Fleur-de-Lys, puisque vous connaissez cette petite bohémienne, faites-lui donc signe de monter. Cela nous amusera.

-- Oh oui ! s'écrièrent toutes les jeunes filles en battant des mains.

-- Mais c'est une folie, répondit Phoebus. Elle m'a sans doute oublié, et je ne sais seulement pas son nom. Cependant, puisque vous le souhaitez, mesdamoiselles, je vais essayer. Et se penchant а la balustrade du balcon, il se mit а crier : -- Petite !

La danseuse ne tambourinait pas en ce moment. Elle tourna la tête vers le point d'où lui venait cet appel, son regard brillant se fixa sur Phoebus, et elle s'arrêta tout court.

-- Petite ! répéta le capitaine ; et il lui fit signe du doigt de venir.

La jeune fille le regarda encore, puis elle rougit comme si une flamme lui était montée dans les joues, et, prenant son tambourin sous son bras, elle se dirigea, а travers les spectateurs ébahis, vers la porte de la maison où Phoebus l'appelait, а pas lents, chancelante, et avec le regard troublé d'un oiseau qui cède а la fascination d'un serpent.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:58

Un moment après, la portière de tapisserie se souleva, et la bohémienne parut sur le seuil de la chambre, rouge, interdite, essoufflée, ses grands yeux baissés, et n'osant faire un pas de plus.

Bérangère battit des mains.

Cependant la danseuse restait immobile sur le seuil de la porte. Son apparition avait produit sur ce groupe de jeunes filles un effet singulier. Il est certain qu'un vague et indistinct désir de plaire au bel officier les animait toutes а la fois, que le splendide uniforme était le point de mire de toutes leurs coquetteries, et que, depuis qu'il était présent, il y avait entre elles une certaine rivalité secrète, sourde, qu'elles s'avouaient а peine а elles-mêmes, et qui n'en éclatait pas moins а chaque instant dans leurs gestes et leurs propos. Néanmoins, comme elles étaient toutes а peu près dans la même mesure de beauté, elles luttaient а armes égales, et chacune pouvait espérer la victoire. L'arrivée de la bohémienne rompit brusquement cet équilibre. Elle était d'une beauté si rare qu'au moment où elle parut а l'entrée de l'appartement il sembla qu'elle y répandait une sorte de lumière qui lui était propre. Dans cette chambre resserrée, sous ce sombre encadrement de tentures et de boiseries, elle était incomparablement plus belle et plus rayonnante que dans la place publique. C'était comme un flambeau qu'on venait d'apporter du grand jour dans l'ombre. Les nobles damoiselles en furent malgré elles éblouies. Chacune se sentit en quelque sorte blessée dans sa beauté. Aussi leur front de bataille, qu'on nous passe l'expression, changea-t-il sur-le-champ, sans qu'elles se disent un seul mot. Mais elles s'entendaient а merveille. Les instincts de femmes se comprennent et se répondent plus vite que les intelligences d'hommes. Il venait de leur arriver une ennemie : toutes le sentaient, toutes se ralliaient. Il suffit d'une goutte de vin pour rougir tout un verre d'eau ; pour teindre d'une certaine humeur toute une assemblée de jolies femmes, il suffit de la survenue d'une femme plus jolie, - surtout lorsqu'il n'y a qu'un homme.

Aussi l'accueil fait а la bohémienne fut-il merveilleusement glacial. Elles la considérèrent du haut en bas, puis s'entre-regardèrent, et tout fut dit. Elles s'étaient comprises. Cependant la jeune fille attendait qu'on lui parlât, tellement émue qu'elle n'osait lever les paupières.

Le capitaine rompit le silence le premier. -- Sur ma parole, dit-il avec son ton d'intrépide fatuité, voilа une charmante créature ! Qu'en pensez-vous, belle cousine ?

Cette observation, qu'un admirateur plus délicat eût du moins faite а voix basse, n'était pas de nature а dissiper les jalousies féminines qui se tenaient en observation devant la bohémienne.

Fleur-de-Lys répondit au capitaine avec une doucereuse affectation de dédain : -- Pas mal.

Les autres chuchotaient.

Enfin, madame Aloïse, qui n'était pas la moins jalouse, parce qu'elle l'était pour sa fille, adressa la parole а la danseuse : -- Approchez, petite.

-- Approchez, petite ! répéta avec une dignité comique Bérangère, qui lui fût venue а la hanche. L'égyptienne s'avança vers la noble dame.

-- Belle enfant, dit Phoebus avec emphase en faisant de son côté quelques pas vers elle, je ne sais si j'ai le suprême bonheur d'être reconnu de vous...

Elle l'interrompit en levant sur lui un sourire et un regard pleins d'une douceur infinie :

-- Oh ! oui, dit-elle.

-- Elle a bonne mémoire, observa Fleur-de-Lys.

-- Or çа, reprit Phoebus, vous vous êtes bien prestement échappée l'autre soir. Est-ce que je vous fais peur ?

-- Oh ! non, dit la bohémienne.

Il y avait, dans l'accent dont cet oh ! non fut prononcé а la suite de cet oh ! oui, quelque chose d'ineffable dont Fleur-de-Lys fut blessée.

-- Vous m'avez laissé en votre lieu, ma belle, poursuivit le capitaine dont la langue se déliait en parlant а une fille des rues, un assez rechigné drôle, borgne et bossu, le sonneur de cloches de l'évêque, а ce que je crois. On m'a dit qu'il était bâtard d'un archidiacre et diable de naissance. Il a un plaisant nom, il s'appelle Quatre-Temps, Pâques-Fleuries, Mardi-Gras, je ne sais plus ! Un nom de fête carillonnée, enfin ! Il se permettait donc de vous enlever, comme si vous étiez faite pour des bedeaux ! cela est fort. Que diable vous voulait-il donc, ce chat-huant ? Hein, dites !

-- Je ne sais, répondit-elle.

-- Conçoit-on l'insolence ! un sonneur de cloches enlever une fille, comme un vicomte ! un manant braconner sur le gibier des gentilshommes ! Voilа qui est rare. Au demeurant, il l'a payé cher. Maître Pierrat Torterue est le plus rude palefrenier qui ait jamais étrillé un maraud, et je vous dirai, si cela peut vous être agréable, que le cuir de votre sonneur lui a galamment passé par les mains.

-- Pauvre homme ! dit la bohémienne chez qui ces paroles ravivaient le souvenir de la scène du pilori.

Le capitaine éclata de rire. -- Corne-de-boeuf ! voilа de la pitié aussi bien placée qu'une plume au cul d'un porc ! Je veux être ventru comme un pape, si...

Il s'arrêta tout court. -- Pardon, mesdames ! je crois que j'allais lâcher quelque sottise.

-- Fi, monsieur ! dit la Gaillefontaine.

-- Il parle sa langue а cette créature ! ajouta а demi-voix Fleur-de-Lys, dont le dépit croissait de moment en moment. Ce dépit ne diminua point quand elle vit le capitaine, enchanté de la bohémienne et surtout de lui-même, pirouetter sur le talon en répétant avec une grosse galanterie naïve et soldatesque : -- Une belle fille, sur mon âme !

-- Assez sauvagement vêtue, dit Diane de Christeuil, avec son rire de belles dents.

Cette réflexion fut un trait de lumière pour les autres. Elle leur fit voir le côté attaquable de l'égyptienne. Ne pouvant mordre sur sa beauté, elles se jetèrent sur son costume.

-- Mais cela est vrai, petite, dit la Montmichel, où as-tu pris de courir ainsi par les rues sans guimpe ni gorgerette ?

-- Voilа une jupe courte а faire trembler, ajouta la Gaillefontaine.

-- Ma chère, poursuivit assez aigrement Fleur-de-Lys, vous vous ferez ramasser par les sergents de la douzaine pour votre ceinture dorée.

-- Petite, petite, reprit la Christeuil avec un sourire implacable, si tu mettais honnêtement une manche sur ton bras, il serait moins brûlé par le soleil.

C'était vraiment un spectacle digne d'un spectateur plus intelligent que Phoebus, de voir comme ces belles filles, avec leurs langues envenimées et irritées, serpentaient, glissaient et se tordaient autour de la danseuse des rues. Elles étaient cruelles et gracieuses. Elles fouillaient, elles furetaient malignement de la parole dans sa pauvre et folle toilette de paillettes et d'oripeaux. C'étaient des rires, des ironies, des humiliations sans fin. Les sarcasmes pleuvaient sur l'égyptienne, et la bienveillance hautaine, et les regards méchants. On eût cru voir de ces jeunes dames romaines qui s'amusaient а enfoncer des épingles d'or dans le sein d'une belle esclave. On eût dit d'élégantes levrettes chasseresses tournant, les narines ouvertes, les yeux ardents, autour d'une pauvre biche des bois que le regard du maître leur interdit de dévorer.

Qu'était-ce, après tout, devant ces filles de grande maison, qu'une misérable danseuse de place publique ! Elles ne semblaient tenir aucun compte de sa présence, et parlaient d'elle, devant elle, а elle-même, а haute voix, comme de quelque chose d'assez malpropre, d'assez abject et d'assez joli.

La bohémienne n'était pas insensible а ces piqûres d'épingle. De temps en temps une pourpre de honte, un éclair de colère enflammait ses yeux ou ses joues ; une parole dédaigneuse semblait hésiter sur ses lèvres ; elle faisait avec mépris cette petite grimace que le lecteur lui connaît ; mais elle se taisait. Immobile, elle attachait sur Phoebus un regard résigné, triste et doux. Il y avait aussi du bonheur et de la tendresse dans ce regard. On eût dit qu'elle se contenait, de peur d'être chassée.

Phoebus, lui, riait, et prenait le parti de la bohémienne avec un mélange d'impertinence et de pitié.

-- Laissez-les dire, petite ! répétait-il en faisant sonner ses éperons d'or, sans doute, votre toilette est un peu extravagante et farouche ; mais, charmante fille comme vous êtes, qu'est-ce que cela fait ?.

-- Mon Dieu ! s'écria la blonde Gaillefontaine, en redressant son cou de cygne avec un sourire amer, je vois que messieurs les archers de l'ordonnance du roi prennent aisément feu aux beaux yeux égyptiens.

-- Pourquoi non ? dit Phoebus.

А cette réponse, nonchalamment jetée par le capitaine comme une pierre perdue qu'on ne regarde même pas tomber, Colombe se prit а rire, et Diane, et Amelotte, et Fleur-de-Lys, а qui il vint en même temps une larme dans les yeux.

La bohémienne, qui avait baissé а terre son regard aux paroles de Colombe de Gaillefontaine, le releva rayonnant de joie et de fierté, et le fixa de nouveau sur Phoebus. Elle était bien belle en ce moment.

La vieille dame, qui observait cette scène, se sentait offensée et ne comprenait pas.

-- Sainte Vierge ! cria-t-elle tout а coup, qu'ai-je donc lа qui me remue dans les jambes ? Ahi ! la vilaine bête !

C'était la chèvre qui venait d'arriver а la recherche de sa maîtresse, et qui, en se précipitant vers elle, avait commencé par embarrasser ses cornes dans le monceau d'étoffe que les vêtements de la noble dame entassaient sur ses pieds quand elle était assise.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 16:58

Ce fut une diversion. La bohémienne, sans dire une parole, la dégagea.

-- Oh ! voilа la petite chevrette qui a des pattes d'or ! s'écria Bérangère en sautant de joie.

La bohémienne s'accroupit а genoux, et appuya contre sa joue la tête caressante de la chèvre. On eût dit qu'elle lui demandait pardon de l'avoir quittée ainsi.

Cependant Diane s'était penchée а l'oreille de Colombe.

-- Eh ! mon Dieu ! comment n'y ai-je pas songé plus tôt ? C'est la bohémienne а la chèvre. On la dit sorcière, et que sa chèvre fait des momeries très miraculeuses.

-- Eh bien, dit Colombe, il faut que la chèvre nous divertisse а son tour, et nous fasse un miracle.

Diane et Colombe s'adressèrent vivement а l'égyptienne : -- Petite, fais donc faire un miracle а ta chèvre.

-- Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit la danseuse.

-- Un miracle, une magie, une sorcellerie enfin.

-- Je ne sais. Et elle se remit а caresser la jolie bête en répétant : -- Djali ! Djali !

En ce moment Fleur-de-Lys remarqua un sachet de cuir brodé suspendu au cou de la chèvre. -- Qu'est-ce que cela ? demanda-t-elle а l'égyptienne.

L'égyptienne leva ses grands yeux vers elle, et lui répondit gravement : -- C'est mon secret.

-- Je voudrais bien savoir ce que c'est que ton secret, pensa Fleur-de-Lys.

Cependant la bonne dame s'était levée avec humeur. -- Or çа, la bohémienne, si toi ni ta chèvre n'avez rien а nous danser, que faites-vous céans ?

La bohémienne, sans répondre, se dirigea lentement vers la porte. Mais plus elle en approchait, plus son pas se ralentissait. Un invincible aimant semblait la retenir. Tout а coup elle tourna ses yeux humides de larmes sur Phoebus, et s'arrêta.

-- Vrai Dieu ! s'écria le capitaine, on ne s'en va pas ainsi. Revenez, et dansez-nous quelque chose. А propos, belle d'amour, comment vous appelez-vous ?

-- La Esmeralda, dit la danseuse sans le quitter du regard.

А ce nom étrange, un fou rire éclata parmi les jeunes filles.

-- Voilа, dit Diane, un terrible nom pour une demoiselle !

-- Vous voyez bien, reprit Amelotte, que c'est une charmeresse.

-- Ma chère, s'écria solennellement dame Aloïse, vos parents ne vous ont pas pêché ce nom-lа dans le bénitier du baptême.

Cependant, depuis quelques minutes, sans qu'on fît attention а elle, Bérangère avait attiré la chèvre dans un coin de la chambre avec un massepain. En un instant, elles avaient été toutes deux bonnes amies. La curieuse enfant avait détaché le sachet suspendu au cou de la chèvre, l'avait ouvert, et avait vidé sur la natte ce qu'il contenait. C'était un alphabet dont chaque lettre était inscrite séparément sur une petite tablette de buis. А peine ces joujoux furent-ils étalés sur la natte que l'enfant vit avec surprise la chèvre, dont c'était lа sans doute un des miracles, tirer certaines lettres avec sa patte d'or et les disposer, en les poussant doucement, dans un ordre particulier. Au bout d'un instant, cela fit un mot que la chèvre semblait exercée а écrire, tant elle hésita peu а le former, et Bérangère s'écria tout а coup en joignant les mains avec admiration :

-- Marraine Fleur-de-Lys, voyez donc ce que la chèvre vient de faire !

Fleur-de-Lys accourut et tressaillit. Les lettres disposées sur le plancher formaient ce mot :

PHOEBUS.

-- C'est la chèvre qui a écrit cela ? demanda-t-elle d'une voix altérée.

-- Oui, marraine, répondit Bérangère.

Il était impossible d'en douter ; l'enfant ne savait pas écrire.

-- Voilа le secret ! pensa Fleur-de-Lys.

Cependant, au cri de l'enfant, tout le monde était accouru, et la mère, et les jeunes filles, et la bohémienne, et l'officier.

La bohémienne vit la sottise que venait de faire la chèvre. Elle devint rouge, puis pâle, et se mit а trembler comme une coupable devant le capitaine, qui la regardait avec un sourire de satisfaction et d'étonnement.

-- Phoebus ! chuchotaient les jeunes filles stupéfaites, c'est le nom du capitaine !

-- Vous avez une merveilleuse mémoire ! dit Fleur-de-Lys а la bohémienne pétrifiée. Puis éclatant en sanglots : -- Oh ! balbutia-t-elle douloureusement en se cachant le visage de ses deux belles mains, c'est une magicienne ! Et elle entendait une voix plus amère encore lui dire au fond du coeur : C'est une rivale !

Elle tomba évanouie.

-- Ma fille ! ma fille ! cria la mère effrayée. Va-t'en, bohémienne de l'enfer !

La Esmeralda ramassa en un clin d'oeil les malencontreuses lettres, fit signe а Djali, et sortit par une porte, tandis qu'on emportait Fleur-de-Lys par l'autre.

Le capitaine Phoebus, resté seul, hésita un moment entre les deux portes ; puis il suivit la bohémienne.

II

QU'UN PRÊTRE ET UN PHILOSOPHE SONT DEUX
---------------------------------------

Le prêtre que les jeunes filles avaient remarqué au haut de la tour septentrionale penché sur la place et si attentif а la danse de la bohémienne, c'était en effet l'archidiacre Claude Frollo.

Nos lecteurs n'ont pas oublié la cellule mystérieuse que l'archidiacre s'était réservée dans cette tour. (Je ne sais, pour le dire en passant, si ce n'est pas la même dont on peut voir encore aujourd'hui l'intérieur par une petite lucarne carrée, ouverte au levant а hauteur d'homme, sur la plate-forme d'où s'élancent les tours : un bouge, а présent nu, vide et délabré, dont les murs mal plâtrés sont ornés çа et lа, а l'heure qu'il est, de quelques méchantes gravures jaunes représentant des façades de cathédrales. Je présume que ce trou est habité concurremment par les chauves-souris et les araignées, et que par conséquent il s'y fait aux mouches une double guerre d'extermination.)

Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'archidiacre montait l'escalier de la tour, et s'enfermait dans cette cellule, où il passait quelquefois des nuits entières. Ce jour-lа, au moment où, parvenu devant la porte basse du réduit, il mettait dans la serrure la petite clef compliquée qu'il portait toujours sur lui dans l'escarcelle pendue а son côté, un bruit de tambourin et de castagnettes était arrivé а son oreille. Ce bruit venait de la place du Parvis. La cellule, nous l'avons déjа dit, n'avait qu'une lucarne donnant sur la croupe de l'église. Claude Frollo avait repris précipitamment la clef, et un instant après il était sur le sommet de la tour, dans l'attitude sombre et recueillie où les damoiselles l'avaient aperçu.

Il était lа, grave, immobile, absorbé dans un regard et dans une pensée. Tout Paris était sous ses pieds, avec les mille flèches de ses édifices et son circulaire horizon de molles collines, avec son fleuve qui serpente sous ses ponts et son peuple qui ondule dans ses rues, avec le nuage de ses fumées, avec la chaîne montueuse de ses toits qui presse Notre-Dame de ses mailles redoublées. Mais dans toute cette ville, l'archidiacre ne regardait qu'un point du pavé : la place du Parvis ; dans toute cette foule, qu'une figure : la bohémienne.

Il eût été difficile de dire de quelle nature était ce regard, et d'où venait la flamme qui en jaillissait. C'était un regard fixe, et pourtant plein de trouble et de tumulte. Et а l'immobilité profonde de tout son corps, а peine agité par intervalles d'un frisson machinal, comme un arbre au vent, а la roideur de ses coudes plus marbre que la rampe où ils s'appuyaient, а voir le sourire pétrifié qui contractait son visage, on eût dit qu'il n'y avait plus dans Claude Frollo que les yeux de vivant.

La bohémienne dansait. Elle faisait tourner son tambourin а la pointe de son doigt, et le jetait en l'air en dansant des sarabandes provençales ; agile, légère, joyeuse et ne sentant pas le poids du regard redoutable qui tombait а plomb sur sa tête.

La foule fourmillait autour d'elle ; de temps en temps, un homme accoutré d'une casaque jaune et rouge faisait faire le cercle, puis revenait s'asseoir sur une chaise а quelques pas de la danseuse, et prenait la tête de la chèvre sur ses genoux. Cet homme semblait être le compagnon de la bohémienne. Claude Frollo, du point élevé où il était placé, ne pouvait distinguer ses traits.

Du moment où l'archidiacre eut aperçu cet inconnu, son attention sembla se partager entre la danseuse et lui, et son visage devint de plus en plus sombre. Tout а coup il se redressa, et un tremblement parcourut tout son corps : Qu'est-ce que c'est que cet homme ? dit-il entre ses dents, je l'avais toujours vue seule !
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 2 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


Revenir en haut Aller en bas

Page 2 sur 5 Précédent  1, 2, 3, 4, 5  Suivant

Revenir en haut


 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Ne ratez plus aucun deal !
Abonnez-vous pour recevoir par notification une sélection des meilleurs deals chaque jour.
IgnorerAutoriser