Littérature française
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Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

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Victor Hugo - Notre-Dame de Paris - Page 5 Empty Re: Victor Hugo - Notre-Dame de Paris

Message  _angie_ Sam 17 Nov - 17:18

Tout а coup, elle se releva, écarta ses longs cheveux gris de dessus son front, et, sans dire une parole, se mit а ébranler de ses deux mains les barreaux de sa loge plus furieusement qu'une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle alla chercher dans un coin de sa cellule un gros pavé qui lui servait d'oreiller, et le lança contre eux avec tant de violence qu'un des barreaux se brisa en jetant mille étincelles. Un second coup effondra tout а fait la vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec ses deux mains elle acheva de rompre et d'écarter les tronçons rouillés des barreaux. Il y a des moments où les mains d'une femme ont une force surhumaine.

Le passage frayé, et il fallut moins d'une minute pour cela, elle saisit sa fille par le milieu du corps et la tira dans sa cellule. -- Viens ! que je te repêche de l'abîme ! murmurait-elle.

Quand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement а terre, puis la reprit, et la portant dans ses bras comme si ce n'était toujours que sa petite Agnès, elle allait et venait dans l'étroite loge, ivre, forcenée, joyeuse, criant, chantant, baisant sa fille, lui parlant, éclatant de rire, fondant en larmes, le tout а la fois et avec emportement.

-- Ma fille ! ma fille ! disait-elle. J'ai ma fille ! la voilа. Le bon Dieu me l'a rendue. Eh vous ! venez tous ! Y a-t-il quelqu'un lа pour voir que j'ai ma fille ? Seigneur Jésus, qu'elle est belle ! Vous me l'avez fait attendre quinze ans, mon bon Dieu, mais c'était pour me la rendre belle. - Les égyptiennes ne l'avaient donc pas mangée ! Qui avait dit cela ? Ma petite fille ! ma petite fille ! baise-moi. Ces bonnes égyptiennes ! J'aime les égyptiennes. - C'est bien toi. C'est donc cela que le coeur me sautait chaque fois que tu passais. Moi qui prenais cela pour de la haine ! Pardonne-moi, mon Agnès, pardonne-moi. Tu m'as trouvée bien méchante, n'est-ce pas ? Je t'aime. - Ton petit signe au cou, l'as-tu toujours ? voyons. Elle l'a toujours. Oh ! tu es belle ! C'est moi qui vous ai fait ces grands yeux-lа, mademoiselle. Baise-moi. Je t'aime. Cela m'est bien égal que les autres mères aient des enfants, je me moque bien d'elles а présent. Elles n'ont qu'а venir. Voici la mienne. Voilа son cou, ses yeux, ses cheveux, sa main. Trouvez-moi quelque chose de beau comme cela ! Oh ! je vous en réponds qu'elle aura des amoureux, celle-lа ! J'ai pleuré quinze ans. Toute ma beauté s'en est allée, et lui est venue. Baise-moi !

Elle lui tenait mille autres discours extravagants dont l'accent faisait toute la beauté, dérangeait les vêtements de la pauvre fille jusqu'а la faire rougir, lui lissait sa chevelure de soie avec la main, lui baisait le pied, le genou, le front, les yeux, s'extasiait de tout. La jeune fille se laissait faire, en répétant par intervalles très bas et avec une douceur infinie : -- Ma mère !

-- Vois-tu, ma petite fille, reprenait la recluse en entrecoupant tous ses mots de baisers, vois-tu, je t'aimerai bien. Nous nous en irons d'ici. Nous allons être bien heureuses. J'ai hérité quelque chose а Reims, dans notre pays. Tu sais, Reims ? Ah ! non, tu ne sais pas cela, toi, tu étais trop petite ! Si tu savais comme tu étais jolie, а quatre mois ! Des petits pieds qu'on venait voir par curiosité d'Épernay qui est а sept lieues ! Nous aurons un champ, une maison. Je te coucherai dans mon lit. Mon Dieu ! mon Dieu ! qui est-ce qui croirait cela ? j'ai ma fille !

-- Ô ma mère ! dit la jeune fille trouvant enfin la force de parler dans son émotion, l'égyptienne me l'avait bien dit. Il y a une bonne égyptienne des nôtres qui est morte l'an passé, et qui avait toujours eu soin de moi comme une nourrice. C'est elle qui m'avait mis ce sachet au cou. Elle me disait toujours : -- Petite, garde bien ce bijou. C'est un trésor. Il te fera retrouver ta mère. Tu portes ta mère а ton cou. - Elle l'avait prédit, l'égyptienne !

La sachette serra de nouveau sa fille dans ses bras. -- Viens, que je te baise ! tu dis cela gentiment. Quand nous serons au pays, nous chausserons un Enfant-Jésus d'église avec les petits souliers. Nous devons bien cela а la bonne sainte Vierge. Mon Dieu ! que tu as une jolie voix ! Quand tu me parlais tout а l'heure, c'était une musique ! Ah ! mon Dieu Seigneur ! J'ai retrouvé mon enfant ! Mais est-ce croyable, cette histoire-lа ? On ne meurt de rien, car je ne suis pas morte de joie.

Et puis, elle se remit а battre des mains et а rire et а crier : -- Nous allons être heureuses ! En ce moment la logette retentit d'un cliquetis d'armes et d'un galop de chevaux qui semblait déboucher du Pont Notre-Dame et s'avancer de plus en plus sur le quai. L'égyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de la sachette.

-- Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ma mère ! les voilа qui viennent ! La recluse devint pâle.

-- Ô ciel ! que dis-tu lа ? J'avais oublié ! on te poursuit ! Qu'as-tu donc fait ?

-- Je ne sais pas, répondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnée а mourir.

.- Mourir ! dit Gudule chancelant comme sous un coup de foudre. Mourir ! reprit-elle lentement et regardant sa fille avec son oeil fixe.

-- Oui, ma mère, reprit la jeune fille éperdue, ils veulent me tuer. Voilа qu'on vient me prendre. Cette potence est pour moi ! Sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ils arrivent ! sauvez-moi ! !

La recluse resta quelques instants immobile comme une pétrification, puis elle remua la tête en signe de doute, et tout а coup partant d'un éclat de rire, mais de son rire effrayant qui lui était revenu : -- Ho ! ho ! non ! c'est un rêve que tu me dis lа. Ah ! oui ! je l'aurais perdue, cela aurait duré quinze ans, et puis je la retrouverais, et cela durerait une minute ! Et on me la reprendrait ! et c'est maintenant qu'elle est belle, qu'elle est grande, qu'elle me parle, qu'elle m'aime, c'est maintenant qu'ils viendraient me la manger, sous mes yeux а moi qui suis la mère ! Oh non ! ces choses-lа ne sont pas possibles. Le bon Dieu n'en permet pas comme cela.

Ici la cavalcade parut s'arrêter, et l'on entendit une voix éloignée qui disait : -- Par ici, messire Tristan ! Le prêtre dit que nous la trouverons au Trou aux rats. - Le bruit de chevaux recommença.

La recluse se dressa debout avec un cri désespéré. -- Sauve-toi ! sauve-toi ! mon enfant ! Tout me revient. Tu as raison. C'est ta mort ! Horreur ! malédiction ! Sauve-toi !

Elle mit la tête а la lucarne, et la retira vite.

-- Reste, dit-elle d'une voix basse, brève et lugubre, en serrant convulsivement la main de l'égyptienne plus morte que vive. Reste ! ne souffle pas ! il y a des soldats partout. Tu ne peux sortir. Il fait trop de jour.

Ses yeux étaient secs et brûlants. Elle resta un moment sans parler. Seulement elle marchait а grands pas dans la cellule, et s'arrêtait par intervalles pour s'arracher des poignées de cheveux gris qu'elle déchirait ensuite avec ses dents.

Tout а coup elle dit : -- Ils approchent. Je vais leur parler. Cache-toi dans ce coin. Ils ne te verront pas. Je leur dirai que tu t'es échappée, que je t'ai lâchée, ma foi !

Elle posa sa fille, car elle la portait toujours, dans un angle de la cellule qu'on ne voyait pas du dehors. Elle l'accroupit, l'arrangea soigneusement de manière que ni son pied ni sa main ne dépassassent l'ombre, lui dénoua ses cheveux noirs qu'elle répandit sur sa robe blanche pour la masquer, mit devant elle sa cruche et son pavé, les seuls meubles qu'elle eût, s'imaginant que cette cruche et ce pavé la cacheraient. Et quand ce fut fini, plus tranquille, elle se mit а genoux, et pria. Le jour, qui ne faisait que de poindre, laissait encore beaucoup de ténèbres dans le Trou aux Rats.

En cet instant, la voix du prêtre, cette voix infernale, passa très près de la cellule en criant : -- Par ici, capitaine Phoebus de Châteaupers !

А ce nom, а cette voix, la Esmeralda, tapie dans son coin, fit un mouvement. -- Ne bouge pas ! dit Gudule.

Elle achevait а peine qu'un tumulte d'hommes, d'épées et de chevaux s'arrêta autour de la cellule. La mère se leva bien vite et s'alla poster devant sa lucarne pour la boucher. Elle vit une grande troupe d'hommes armés, de pied et de cheval, rangée sur la Grève. Celui qui les commandait mit pied а terre et vint vers elle. -- La vieille, dit cet homme, qui avait une figure atroce, nous cherchons une sorcière pour la pendre : on nous a dit que tu l'avais.

La pauvre mère prit l'air le plus indifférent qu'elle put, et répondit : -- Je ne sais pas trop ce que vous voulez dire.

L'autre reprit : -- Tête-Dieu ! que chantait donc cet effaré d'archidiacre ? Où est-il ?

-- Monseigneur, dit un soldat, il a disparu.

-- Or çа, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens pas. On t'a donné une sorcière а garder. Qu'en as-tu bit ?

La recluse ne voulut pas tout nier, de peur d'éveiller des soupçons, et répondit d'un accent sincère et bourru : -- Si vous parlez d'une grande jeune fille qu'on m'a accrochée aux mains tout а l'heure, je vous dirai qu'elle m'a mordue et que je l'ai lâchée. Voilа. Laissez-moi en repos.

Le commandant fit une grimace désappointée.

-- Ne va pas me mentir, vieux spectre, reprit-il. Je m'appelle Tristan l'Hermite, et je suis le compère du roi. Tristan l'Hermite, entends-tu ? Il ajouta, en regardant la place de Grève autour de lui : -- C'est un nom qui a de l'écho ici.

-- Vous seriez Satan l'Hermite, répliqua Gudule qui reprenait espoir, que je n'aurais pas autre chose а vous dire et que je n'aurais pas peur de vous.
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Message  _angie_ Sam 17 Nov - 17:19

-- Tête-Dieu ! dit Tristan, voilа une commère ! Ah ! la fille sorcière s'est sauvée ! et par où a-t-elle pris ?

Gudule répondit d'un ton insouciant :

-- Par la rue du Mouton, je crois.

Tristan tourna la tête, et fit signe а sa troupe de se préparer а se remettre en marche. La recluse respira.

-- Monseigneur, dit tout а coup un archer, demandez donc а la vieille fée pourquoi les barreaux de sa lucarne sont défaits de la sorte.

Cette question fit rentrer l'angoisse au coeur de la misérable mère. Elle ne perdit pourtant pas toute présence d'esprit. -- Ils ont toujours été ainsi, bégaya-t-elle.

-- Bah ! repartir l'archer, hier encore ils faisaient une belle croix noire qui donnait de la dévotion.

Tristan jeta un regard oblique а la recluse.

-- Je crois que la commère se trouble !

L'infortunée sentit que tout dépendait de sa bonne contenance, et la mort dans l'âme elle se mit а ricaner. Les mères ont de ces forces-lа. -- Bah ! dit-elle, cet homme est ivre. Il y a plus d'un an que le cul d'une charrette de pierres a donné dans ma lucarne et en a défoncé la grille. Que même j'ai injurié le charretier !

-- C'est vrai, dit un autre archer, j'y étais.

Il se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. Ce témoignage inespéré de l'archer ranima la recluse, а qui cet interrogatoire faisait traverser un abîme sur le tranchant d'un couteau.

Mais elle était condamnée а une alternative continuelle d'espérance et d'alarme.

-- Si c'est une charrette qui a fait cela, repartit le premier soldat, les tronçons des barres devraient être repoussés en dedans, tandis qu'ils sont ramenés en dehors.

-- Hé ! hé ! dit Tristan au soldat, tu as un nez d'enquêteur au Châtelet. Répondez а ce qu'il dit, la vieille !

-- Mon Dieu ! s'écria-t-elle aux abois et d'une voix malgré elle pleine de larmes, je vous jure, monseigneur, que c'est une charrette qui a brisé ces barreaux. Vous entendez que cet homme l'a vu. Et puis, qu'est-ce que cela fait pour votre égyptienne ?

-- Hum ! grommela Tristan.

-- Diable ! reprit le soldat flatté de l'éloge du prévôt, les cassures du fer sont toutes fraîches !

Tristan hocha la tête. Elle pâlit. -- Combien y a-t-il de temps, dites-vous, de cette charrette ?

-- Un mois, quinze jours peut-être, monseigneur. Je ne sais plus, moi.

-- Elle a d'abord dit plus d'un an, observa le soldat.

-- Voilа qui est louche ! dit le prévôt.

-- Monseigneur, cria-t-elle toujours collée devant la lucarne, et tremblant que le soupçon ne les poussât а y passer la tête et а regarder dans la cellule, monseigneur, je vous jure que c'est une charrette qui a brisé cette grille. Je vous le jure par les saints anges du paradis. Si ce n'est pas une charrette, je veux être éternellement damnée et je renie Dieu !

-- Tu mets bien de la chaleur а ce jurement ! dit Tristan avec son coup d'oeil d'inquisiteur.

La pauvre femme sentait s'évanouir de plus en plus son assurance. Elle en était а faire des maladresses, et elle comprenait avec terreur qu'elle ne disait pas ce qu'il aurait fallu dire.

Ici, un autre soldat arriva en criant : -- Monseigneur, la vieille fée ment. La sorcière ne s'est pas sauvée par la rue Mouton. La chaîne de la rue est restée tendue toute la nuit, et le garde-chaîne n'a vu passer personne.

Tristan, dont la physionomie devenait а chaque instant plus sinistre, interpella la recluse : -- Qu'as-tu а dire а cela ?

Elle essaya encore de faire tête а ce nouvel incident : -- Que je ne sais, monseigneur, que j'ai pu me tromper. Je crois qu'elle a passé l'eau en effet.

-- C'est le côté opposé, dit le prévôt. Il n'y a pourtant pas grande apparence qu'elle ait voulu rentrer dans la Cité où on la poursuivait. Tu mens, la vieille !

-- Et puis, ajouta le premier soldat, il n'y a de bateau ni de ce côté de l'eau ni de l'autre.

-- Elle aura passé а la nage, répliqua la recluse défendant le terrain pied а pied.

-- Est-ce que les femmes nagent ? dit le soldat.

-- Tête-Dieu ! la vieille ! tu mens ! tu mens ! reprit Tristan avec colère. J'ai bonne envie de laisser lа cette sorcière, et de te pendre, toi. Un quart d'heure de question te tirera peut-être la vérité du gosier. Allons ! tu vas nous suivre.

Elle saisit ces paroles avec avidité. -- Comme vous voudrez, monseigneur. Faites. Faites. La question, je veux bien. Emmenez-moi. Vite, vite ! partons tout de suite. - Pendant ce temps-lа, pensait-elle, ma fille se sauvera.

-- Mort-Dieu ! dit le prévôt, quel appétit du chevalet ! Je ne comprends rien а cette folle.

Un vieux sergent du guet а tête grise sortit des rangs, et s'adressant au prévôt : -- Folle en effet, monseigneur ! Si elle a lâché l'égyptienne, ce n'est pas sa faute, car elle n'aime pas les égyptiennes. Voilа quinze ans que je fais le guet, et que je l'entends tous les soirs maugréer les femmes bohèmes avec des exécrations sans fin. Si celle que nous poursuivons est, comme je le crois, la petite danseuse а la chèvre, elle déteste celle-lа surtout.

Gudule fit un effort et dit : -- Celle-lа surtout.

Le témoignage unanime des hommes du guet confirma au prévôt les paroles du vieux sergent. Tristan l'Hermite, désespérant de rien tirer de la recluse, lui tourna le dos, et elle le vit avec une anxiété inexprimable se diriger lentement vers son cheval. -- Allons, disait-il entre ses dents, en route ! remettons-nous а l'enquête. Je ne dormirai pas que l'égyptienne ne soit pendue.

Cependant il hésita encore quelque temps avant de monter а cheval. Gudule palpitait entre la vie et la mort en le voyant promener autour de la place cette mine inquiète d'un chien de chasse qui sent près de lui le gîte de la bête et résiste а s'éloigner. Enfin il secoua la tête et sauta en selle. Le coeur si horriblement comprimé de Gudule se dilata, et elle dit а voix basse en jetant un coup d'oeil sur sa fille, qu'elle n'avait pas encore osé regarder depuis qu'ils étaient lа : -- Sauvée !

La pauvre enfant était restée tout ce temps dans son coin, sans souffler, sans remuer, avec l'idée de la mort debout devant elle. Elle n'avait rien perdu de la scène entre Gudule et Tristan, et chacune des angoisses de sa mère avait retenti en elle. Elle avait entendu tous les craquements successifs du fil qui la tenait suspendue sur le gouffre, elle avait cru vingt fois le voir se briser, et commençait enfin а respirer et а se sentir le pied en terre ferme. En ce moment, elle entendit une voix qui disait au prévôt :

-- Corboeuf ! monsieur le prévôt, ce n'est pas mon affaire, а moi homme d'armes, de pendre les sorcières. La quenaille de peuple est а bas. Je vous laisse besogner tout seul. Vous trouverez bon que j'aille rejoindre ma compagnie, pour ce qu'elle est sans capitaine. - Cette voix, c'était celle de Phoebus de Châteaupers. Ce qui se passa en elle est ineffable. Il était donc lа, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phoebus ! Elle se leva, et avant que sa mère eût pu l'en empêcher, elle s'était jetée а la lucarne en criant : -- Phoebus ! а moi, mon Phoebus !

Phoebus n'y était plus. Il venait de tourner au galop l'angle de la rue de la Coutellerie. Mais Tristan n'était pas encore parti.

La recluse se précipita sur sa fille avec un rugissement. Elle la retira violemment en arrière en lui enfonçant ses ongles dans le cou. Une mère tigresse n'y regarde pas de si près. Mais il était trop tard, Tristan avait vu.

-- Hé ! hé ! s'écria-t-il avec un rire qui déchaussait toutes ses dents et faisait ressembler sa figure au museau d'un loup, deux souris dans la souricière !

-- Je m'en doutais, dit le soldat.

Tristan lui frappa sur l'épaule : -- Tu es un bon chat ! - Allons, ajouta-t-il, où est Henriet Cousin ?

Un homme qui n'avait ni le vêtement ni la mine des soldats sortit de leurs rangs. Il portait un costume mi-parti gris et brun, les cheveux plats, des manches de cuir, et un paquet de cordes а sa grosse main. Cet homme accompagnait toujours Tristan, qui accompagnait toujours Louis XI.

-- L'ami, dit Tristan l'Hermite, je présume que voilа la sorcière que nous cherchions. Tu vas me pendre cela. As-tu ton échelle ?

-- Il y en a une lа sous le hangar de la Maison-aux-Piliers, répondit l'homme. Est-ce а cette justice-lа que nous ferons la chose ? poursuivit-il en montrant le gibet de pierre.

-- Oui.

-- Ho hé ! reprit l'homme avec un gros rire plus bestial encore que celui du prévôt, nous n'aurons pas beaucoup de chemin а faire.

-- Dépêche ! dit Tristan. Tu riras après.

Cependant, depuis que Tristan avait vu sa fille et que tout espoir était perdu, la recluse n'avait pas encore dit une parole. Elle avait jeté la pauvre égyptienne а demi morte dans le coin du caveau, et s'était replacée а la lucarne, ses deux mains appuyées а l'angle de l'entablement comme deux griffes. Dans cette attitude, on la voyait promener intrépidement sur tous ces soldats son regard, qui était redevenu fauve et insensé. Au moment où Henriet Cousin s'approcha de la loge, elle lui fit une figure tellement sauvage qu'il recula.

-- Monseigneur, dit-il en revenant au prévôt, laquelle faut-il prendre ?

-- La jeune.

-- Tant mieux. Car la vieille paraît malaisée.

-- Pauvre petite danseuse а la chèvre ! dit le vieux sergent du guet.

Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. L'oeil de la mère fit baisser le sien. Il dit assez timidement : -- Madame...

Elle l'interrompit d'une voix très basse et furieuse : -- Que demandes-tu ?

-- Ce n'est pas vous, dit-il, c'est l'autre.

-- Quelle autre ?

-- La jeune.

Elle se mit а secouer la tête en criant : -- Il n'y a personne ! Il n'y a personne ! Il n'y a personne !

-- Si ! reprit le bourreau, vous le savez bien. Laissez-moi prendre la jeune. Je ne veux pas vous faire de mal, а vous.
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Message  _angie_ Sam 17 Nov - 17:19

Elle dit avec un ricanement étrange : -- Ah ! tu ne veux pas me faire de mal, а moi !

-- Laissez-moi l'autre, madame ; c'est monsieur le prévôt qui le veut.

Elle répéta d'un air de folie : -- Il n'y a personne.

-- Je vous dis que si ! répliqua le bourreau. Nous avons tous vu que vous étiez deux.

-- Regarde plutôt ! dit la recluse en ricanant. Fourre ta tête par la lucarne.

Le bourreau examina les ongles de la mère, et n'osa pas.

-- Dépêche ! cria Tristan qui venait de ranger sa troupe en cercle autour du Trou aux Rats et qui se tenait а cheval près du gibet.

Henriet revint au prévôt encore une fois, tout embarrassé. Il avait posé sa corde а terre, et roulait d'un air gauche son chapeau dans ses mains. -- Monseigneur, demanda-t-il, par où entrer ?

-- Par la porte.

-- Il n'y en a pas.

-- Par la fenêtre.

-- Elle est trop étroite.

-- Élargis-la, dit Tristan avec colère. N'as-tu pas des pioches ?

Du fond de son antre, la mère, toujours en arrêt, regardait. Elle n'espérait plus rien, elle ne savait plus ce qu'elle voulait, mais elle ne voulait pas qu'on lui prit sa fille.

Henriet Cousin alla chercher la caisse d'outils des basses oeuvres sous le hangar de la Maison-aux-Piliers. Il en retira aussi la double échelle qu'il appliqua sur-le-champ au gibet. Cinq ou six hommes de la prévôté s'armèrent de pics et de leviers, et Tristan se dirigea avec eux vers la lucarne.

-- La vieille, dit le prévôt d'un ton sévère, livre-nous cette fille de bonne grâce.

Elle le regarda comme quand on ne comprend pas.

-- Tête-Dieu ! reprit Tristan, qu'as-tu donc а empêcher cette sorcière d'être pendue comme il plaît au roi ?

La misérable se mit а rire de son rire farouche.

-- Ce que j'y ai ? C'est ma fille.

L'accent dont elle prononça ce mot fit frissonner jusqu'а Henriet Cousin lui-même.

-- J'en suis fâché, repartit le prévôt. Mais c'est le bon plaisir du roi.

Elle cria en redoublant son rire terrible : -- Qu'est-ce que cela me fait, ton roi ? Je te dis que c'est ma fille !

-- Percez le mur, dit Tristan.

Il suffisait, pour pratiquer une ouverture assez large, de desceller une assise de pierre au-dessous de la lucarne. Quand la mère entendit les pics et les leviers saper sa forteresse, elle poussa un cri épouvantable, puis elle se mit а tourner avec une vitesse effrayante autour de sa loge, habitude de bête fauve que la cage lui avait donnée. Elle ne disait plus rien, mais ses yeux flamboyaient. Les soldats étaient glacés au fond du coeur.

Tout а coup elle prit son pavé, rit, et le jeta а deux poings sur les travailleurs. Le pavé, mal lancé, car ses mains tremblaient, ne toucha personne, et vint s'arrêter sous les pieds du cheval de Tristan. Elle grinça des dents.

Cependant, quoique le soleil ne fût pas encore levé, il faisait grand jour, une belle teinte rose égayait les vieilles cheminées vermoulues de la Maison-aux-Piliers. C'était l'heure où les fenêtres les plus matinales de la grande ville s'ouvrent joyeusement sur les toits. Quelques manants, quelques fruitiers allant aux halles sur leur âne, commençaient а traverser la Grève, ils s'arrêtaient un moment devant ce groupe de soldats amoncelés autour du Trou aux Rats, le considéraient d'un air étonné, et passaient outre.

La recluse était allée s'asseoir près de sa fille, la couvrant de son corps, devant elle, l'oeil fixe, écoutant la pauvre enfant qui ne bougeait pas, et qui murmurait а voix basse pour toute parole : -- Phoebus ! Phoebus ! А mesure que le travail des démolisseurs semblait s'avancer, la mère se reculait machinalement, et serrait de plus en plus la jeune fille contre le mur. Tout а coup la recluse vit la pierre (car elle faisait sentinelle et ne la quittait pas du regard) s'ébranler, et elle entendit la voix de Tristan qui encourageait les travailleurs. Alors elle sortit de l'affaissement où elle était tombée depuis quelques instants, et s'écria, et tandis qu'elle parlait sa voix tantôt déchirait l'oreille comme une scie, tantôt balbutiait comme si toutes les malédictions se fussent pressées sur ses lèvres pour éclater а la fois. -- Ho ! ho ! ho ! Mais c'est horrible ! Vous êtes des brigands ! Est-ce que vous allez vraiment me pendre ma fille ? je vous dis que c'est ma fille ! Oh ! les lâches ! Oh ! les laquais bourreaux ! les misérables goujats assassins ! Au secours ! au secours ! au feu ! Mais est-ce qu'ils me prendront mon enfant comme cela ? Qui est-ce donc qu'on appelle le bon Dieu ?

Alors s'adressant а Tristan, écumante, l'oeil hagard, а quatre pattes comme une panthère, et toute hérissée :

-- Approche un peu me prendre ma fille ! Est-ce que tu ne comprends pas que cette femme te dit que c'est sa fille ? Sais-tu ce que c'est qu'un enfant qu'on a ? Hé ! loup-cervier, n'as-tu jamais gîté avec ta louve ? n'en as-tu jamais eu un louveteau ? et si tu as des petits, quand ils hurlent, est-ce que tu n'as rien dans le ventre que cela remue ?

-- Mettez bas la pierre, dit Tristan, elle ne tient plus.

Les leviers soulevèrent la lourde assise. C'était, nous l'avons dit, le dernier rempart de la mère. Elle se jeta dessus, elle voulut la retenir, elle égratigna la pierre avec ses ongles, mais le bloc massif, mis en mouvement par six hommes, lui échappa et glissa doucement jusqu'а terre le long des leviers de fer.

La mère, voyant l'entrée faite, tomba devant l'ouverture en travers, barricadant la brèche avec son corps, tordant ses heurtant la dalle de sa tête, et criant d'une voix enrouée de fatigue qu'on entendait а peine : -- Au secours ! au feu ! au feu !

-- Maintenant, prenez la fille, dit Tristan toujours impassible.

La mère regarda les soldats d'une manière si formidable qu'ils avaient plus envie de reculer que d'avancer.

-- Allons donc, reprit le prévôt. Henriet Cousin, toi !

Personne ne fit un pas.

Le prévôt jura : -- Tête-Christ ! mes gens de guerre ! peur d'une femme !

-- Monseigneur, dit Henriet, vous appelez cela une femme ?

-- Elle a une crinière de lion ! dit un autre.

-- Allons ! repartit le prévôt, la baie est assez large. Entrez-y trois de front, comme а la brèche de Pontoise. Finissons, mort-Mahom ! Le premier qui recule, j'en fais deux morceaux !

Placés entre le prévôt et la mère, tous deux menaçants, les soldats hésitèrent un moment, puis, prenant leur parti, s'avancèrent vers le Trou aux Rats.

Quand la recluse vit cela, elle se dressa brusquement sur les genoux, écarta ses cheveux de son visage, puis laissa retomber ses mains maigres et écorchées sur ses cuisses. Alors de grosses larmes sortirent une а une de ses yeux, elles descendaient par une ride le long de ses joues comme un torrent par le lit qu'il s'est creusé. En même temps elle se mit а parler, mais d'une voix si suppliante, si douce, si soumise et si poignante, qu'а l'entour de Tristan plus d'un vieil argousin qui aurait mangé de la chair humaine s'essuyait les yeux.

-- Messeigneurs ! messieurs les sergents, un mot ! C'est une chose qu'il faut que je vous dise. C'est ma fille, voyez-vous ? ma chère petite fille que j'avais perdue ! Écoutez. C'est une histoire. Figurez-vous que je connais très bien messieurs les sergents. Ils ont toujours été bons pour moi dans le temps que les petits garçons me jetaient des pierres parce que je faisais la vie d'amour. Voyez-vous ? vous me laisserez mon enfant, quand vous saurez ! je suis une pauvre fille de joie. Ce sont les bohémiennes qui me l'ont volée. Même que j'ai gardé son soulier quinze ans. Tenez, le voilа. Elle avait ce pied-lа. А Reims ! La Chantefleurie ! rue Folle-Peine ! Vous avez connu cela peut-être. C'était moi. Dans votre jeunesse, alors, c'était un beau temps. On passait de bons quarts d'heure. Vous aurez pitié de moi, n'est-ce pas, messeigneurs ? Les égyptiennes me l'ont volée, elles me l'ont cachée quinze ans. Je la croyais morte. Figurez-vous, mes bons amis, que je la croyais morte, j'ai passé quinze ans ici, dans cette cave, sans feu l'hiver. C'est dur, cela. Le pauvre cher petit soulier ! j'ai tant crié que le bon Dieu m'a entendue. Cette nuit, il m'a rendu ma fille. C'est un miracle du bon Dieu. Elle n'était pas morte. Vous ne me la prendrez pas, j'en suis sûre. Encore si c'était moi, je ne dirais pas, mais elle, une enfant de seize ans ! laissez-lui le temps de voir le soleil ! - Qu'est-ce qu'elle vous a fait ? rien du tout. Moi non plus. Si vous saviez que je n'ai qu'elle, que je suis vieille, que c'est une bénédiction que la sainte Vierge m'envoie. Et puis, vous êtes si bons tous ! Vous ne saviez pas que c'était ma fille, а présent vous le savez. Oh ! je l'aime ! Monsieur le grand prévôt, j'aimerais mieux un trou а mes entrailles qu'une égratignure а son doigt ! C'est vous qui avez l'air d'un bon seigneur ! Ce que je vous dis lа vous explique la chose, n'est-il pas vrai ? Oh ! si vous avez eu une mère, monseigneur ! vous êtes le capitaine, laissez-moi mon enfant ! Considérez que je vous prie а genoux, comme on prie un Jésus-Christ ! Je ne demande rien а personne, je suis de Reims, messeigneurs, j'ai un petit champ de mon oncle Mahiet Pradon. Je ne suis pas une mendiante. Je ne veux rien, mais je veux mon enfant ! Oh ! je veux garder mon enfant ! Le bon Dieu, qui est le maître, ne me l'a pas rendue pour rien ! Le roi ! vous dites le roi ! Cela ne lui fera déjа pas beaucoup de plaisir qu'on tue ma petite fille ! Et puis le roi est bon ! C'est ma fille ! c'est ma fille, а moi ! elle n'est pas au roi ! elle n'est pas а vous ! je veux m'en aller ! nous voulons nous en aller ! Enfin, deux femmes qui passent, dont l'une est la mère et l'autre la fille, on les laisse passer ! Laissez-nous passer ! nous sommes de Reims. Oh ! vous êtes bien bons, messieurs les sergents, je vous aime tous. Vous ne me prendrez pas ma chère petite, c'est impossible ! N'est-ce pas que c'est tout а fait impossible ? Mon enfant ! mon enfant !
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Message  _angie_ Sam 17 Nov - 17:19

Nous n'essaierons pas de donner une idée de son geste, de son accent, des larmes qu'elle buvait en parlant, des mains qu'elle joignait et puis tordait, des sourires navrants, des regards noyés, des gémissements, des soupirs, des cris misérables et saisissants qu'elle mêlait а ses paroles désordonnées, folles et décousues. Quand elle se tut, Tristan l'Hermite fronça le sourcil, mais c'était pour cacher une larme qui roulait dans son oeil de tigre. Il surmonta pourtant cette faiblesse, et dit d'un ton bref : -- Le roi le veut.

Puis, il se pencha а l'oreille d'Henriet Cousin, et lui dit tout bas : -- Finis vite ! Le redoutable prévôt sentait peut-être le coeur lui manquer, а lui aussi.

Le bourreau et les sergents entrèrent dans la logette. La mère ne fit aucune résistance, seulement elle se traîna vers sa fille et se jeta а corps perdu sur elle. L'égyptienne vit les soldats s'approcher. L'horreur de la mort la ranima. -- Ma mère ! cria-t-elle avec un inexprimable accent de détresse, ma mère ! ils viennent ! défendez-moi ! -- Oui, mon amour, je te défends ! répondit la mère d'une voix éteinte, et, la serrant étroitement dans ses bras, elle la couvrit de baisers. Toutes deux ainsi а terre, la mère sur la fille, faisaient un spectacle digne de pitié.

Henriet Cousin prit la jeune fille par le milieu du corps sous ses belles épaules. Quand elle sentit cette main, elle fit : Heuh ! et s'évanouit. Le bourreau, qui laissait tomber goutte а goutte de grosses larmes sur elle, voulut l'enlever dans ses bras. Il essaya de détacher la mère, qui avait pour ainsi dire noué ses deux mains autour de la ceinture de sa fille, mais elle était si puissamment cramponnée а son enfant qu'il fut impossible de l'en séparer. Henriet Cousin alors traîna la jeune fille hors de la loge, et la mère après elle. La mère aussi tenait ses yeux fermés.

Le soleil se levait en ce moment, et il y avait déjа sur la place un assez bon amas de peuple qui regardait а distance ce qu'on traînait ainsi sur le pavé vers le gibet. Car c'était la mode du prévôt Tristan aux exécutions. Il avait la manie d'empêcher les curieux d'approcher.

Il n'y avait personne aux fenêtres. On voyait seulement de loin, au sommet de celle des tours de Notre-Dame qui domine la Grève, deux hommes détachés en noir sur le ciel clair du matin, qui semblaient regarder.

Henriet Cousin s'arrêta avec ce qu'il traînait au pied de la fatale échelle, et, respirant а peine, tant la chose l'apitoyait, il passa la corde autour du cou adorable de la jeune fille. La malheureuse enfant sentit l'horrible attouchement du chanvre. Elle souleva ses paupières, et vit le bras décharné du gibet de pierre, étendu au-dessus de sa tête. Alors elle se secoua, et cria d'une voix haute et déchirante : -- Non ! non ! je ne veux pas ! La mère, dont la tête était enfouie et perdue sous les vêtements de sa fille, ne dit pas une parole ; seulement on vit frémir tout son corps et on l'entendit redoubler ses baisers sur son enfant. Le bourreau profita de ce moment pour dénouer vivement les bras dont elle étreignait la condamnée. Soit épuisement, soit désespoir, elle le laissa faire. Alors il prit la jeune fille sur son épaule, d'où la charmante créature retombait gracieusement pliée en deux sur sa large tête. Puis il mit le pied sur l'échelle pour monter.

En ce moment la mère, accroupie sur le pavé, ouvrit tout а fait les yeux. Sans jeter un cri, elle se redressa avec une expression terrible, puis, comme une bête sur sa proie, elle se jeta sur la main du bourreau et le mordit. Ce fut un éclair. Le bourreau hurla de douleur. On accourut. On retira avec peine sa main sanglante d'entre les dents de la mère. Elle gardait un profond silence. On la repoussa assez brutalement, et l'on remarqua que sa tête retombait lourdement sur le pavé. On la releva. Elle se laissa de nouveau retomber. C'est qu'elle était morte.

Le bourreau, qui n'avait pas lâché la jeune fille, se remit а monter l'échelle.

II

LA CREATURA BELLA BIANCO VESTITA (DANTE)
----------------------------------------

Quand Quasimodo vit que la cellule était vide, que l'égyptienne n'y était plus, que pendant qu'il la défendait on l'avait enlevée, il prit ses cheveux а deux mains et trépigna de surprise et de douleur. Puis il se mit а courir par toute l'église, cherchant sa bohémienne, hurlant des cris étranges а tous les coins de mur, semant ses cheveux rouges sur le pavé. C'était précisément le moment où les archers du roi entraient victorieux dans Notre-Dame, cherchant aussi l'égyptienne. Quasimodo les y aida, sans se douter, le pauvre sourd, de leurs fatales intentions ; il croyait que les ennemis de l'égyptienne, c'étaient les truands. Il mena lui-même Tristan l'Hermite а toutes les cachettes possibles, lui ouvrit les portes secrètes, les doubles fonds d'autel, les arrière-sacristies. Si la malheureuse y eût été encore, c'est lui qui l'eût livrée. Quand la lassitude de ne rien trouver eut rebuté Tristan qui ne se rebutait pas aisément, Quasimodo continua de chercher tout seul. Il fit vingt fois, cent fois le tour de l'église, de long en large, du haut en bas, montant, descendant, courant, appelant, criant, flairant, furetant, fouillant, fourrant sa tête dans tous les trous, poussant une torche sous toutes les voûtes, désespéré, fou. Un mâle qui a perdu sa femelle n'est pas plus rugissant ni plus hagard. Enfin quand il fut sûr, bien sûr qu'elle n'y était plus, que c'en était fait, qu'on la lui avait dérobée, il remonta lentement l'escalier des tours, cet escalier qu'il avait escaladé avec tant d'emportement et de triomphe le jour où il l'avait sauvée. Il repassa par les mêmes lieux, la tête basse, sans voix, sans larmes, presque sans souffle. L'église était déserte de nouveau et retombée dans son silence. Les archers l'avaient quittée pour traquer la sorcière dans la Cité. Quasimodo, resté seul dans cette vaste Notre-Dame, si assiégée et si tumultueuse le moment d'auparavant, reprit le chemin de la cellule où l'égyptienne avait dormi tant de semaines sous sa garde. En s'en approchant, il se figurait qu'il allait peut-être l'y retrouver. Quand, au détour de la galerie qui donne sur le toit des bas côtés, il aperçut l'étroite logette avec sa petite fenêtre et sa petite porte, tapie sous un grand arc-boutant comme un nid d'oiseau sous une branche, le coeur lui manqua, au pauvre homme, et il s'appuya contre un pilier pour ne pas tomber. Il s'imagina qu'elle y était peut-être rentrée, qu'un bon génie l'y avait sans doute ramenée, que cette logette était trop tranquille, trop sûre et trop charmante pour qu'elle n'y fût point, et il n'osait faire un pas de plus, de peur de briser son illusion. -- Oui, se disait-il en lui-même, elle dort peut-être, ou elle prie. Ne la troublons pas.

Enfin il rassembla son courage, il avança sur la pointe des pieds, il regarda, il entra. Vide ! la cellule était toujours vide. Le malheureux sourd en fit le tour а pas lents, souleva le lit et regarda dessous, comme si elle pouvait être cachée entre la dalle et le matelas, puis il secoua la tête et demeura stupide. Tout а coup il écrasa furieusement sa torche du pied, et, sans dire une parole, sans pousser un soupir, il se précipita de toute sa course la tête contre le mur et tomba évanoui sur le pavé.

Quand il revint а lui, il se jeta sur le lit, il s'y roula, il baisa avec frénésie la place tiède encore où la jeune fille avait dormi, il y resta quelques minutes immobile comme s'il allait y expirer, puis il se releva, ruisselant de sueur, haletant, insensé, et se mit а cogner les murailles de sa tête avec l'effrayante régularité du battant de ses cloches, et la résolution d'un homme qui veut l'y briser. Enfin il tomba une seconde fois, épuisé ; il se traîna sur les genoux hors de la cellule et s'accroupit en face de la porte, dans une attitude d'étonnement. Il resta ainsi plus d'une heure sans faire un mouvement, l'oeil fixé sur la cellule déserte, plus sombre et plus pensif qu'une mère assise entre un berceau vide et un cercueil plein. Il ne prononçait pas un mot ; seulement, а de longs intervalles, un sanglot remuait violemment tout son corps, mais un sanglot sans larmes, comme ces éclairs d'été qui ne font pas de bruit.

Il paraît que ce fut alors que, cherchant au fond de sa rêverie désolée quel pouvait être le ravisseur inattendu de l'égyptienne, il songea а l'archidiacre. Il se souvint que dom Claude avait seul une clef de l'escalier qui menait а la cellule, il se rappela ses tentatives nocturnes sur la jeune fille, la première а laquelle lui Quasimodo avait aidé, la seconde qu'il avait empêchée. Il se rappela mille détails, et ne douta bientôt plus que l'archidiacre ne lui eût pris l'égyptienne. Cependant tel était son respect du prêtre, la reconnaissance, le dévouement, l'amour pour cet homme avaient de si profondes racines dans son coeur qu'elles résistaient, même en ce moment, aux ongles de la jalousie et du désespoir.

Il songeait que l'archidiacre avait fait cela, et la colère de sang et de mort qu'il en eût ressentie contre tout autre, du moment où il s'agissait de Claude Frollo, se tournait chez le pauvre sourd en accroissement de douleur.

Au moment où sa pensée se fixait ainsi sur le prêtre, comme l'aube blanchissait les arcs-boutants, il vit а l'étage supérieur de Notre-Dame, au coude que fait la balustrade extérieure qui tourne autour de l'abside, une figure qui marchait. Cette figure venait de son côté. Il la reconnut. C'était l'archidiacre. Claude allait d'un pas grave et lent. Il ne regardait pas devant lui en marchant, il se dirigeait vers la tour septentrionale, mais son visage était tourné de côté, vers la rive droite de la Seine, et il tenait la tête haute, comme s'il eût tâché de voir quelque chose par-dessus les toits. Le hibou a souvent cette attitude oblique. Il vole vers un point et en regarde un autre. - Le prêtre passa ainsi au-dessus de Quasimodo sans le voir.

Le sourd, que cette brusque apparition avait pétrifié, le vit s'enfoncer sous la porte de l'escalier de la tour septentrionale. Le lecteur sait que cette tour est celle d'où l'on voit l'Hôtel de Ville. Quasimodo se leva et suivit l'archidiacre.

Quasimodo monta l'escalier de la tour pour le monter, pour savoir pourquoi le prêtre le montait. Du reste, le pauvre sonneur ne savait ce qu'il ferait, lui Quasimodo, ce qu'il dirait, ce qu'il voulait. Il était plein de fureur et plein de crainte. L'archidiacre et l'égyptienne se heurtaient dans son coeur.
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Message  _angie_ Sam 17 Nov - 17:20

Quand il fut parvenu au sommet de la tour, avant de sortir de l'ombre de l'escalier et d'entrer sur la plate-forme, il examina avec précaution où était le prêtre. Le prêtre lui tournait le dos. Il y a une balustrade percée а jour qui entoure la plate-forme du clocher. Le prêtre, dont les yeux plongeaient sur la ville, avait la poitrine appuyée а celui des quatre côtés de la balustrade qui regarde le Pont Notre-Dame.

Quasimodo, s'avançant а pas de loup derrière lui, alla voir ce qu'il regardait ainsi. L'attention du prêtre était tellement absorbée ailleurs qu'il n'entendit point le sourd marcher près de lui.

C'est un magnifique et charmant spectacle que Paris, et le Paris d'alors surtout, vu du haut des tours Notre-Dame aux fraîches lueurs d'une aube d'été. On pouvait être, ce jour-lа, en juillet. Le ciel était parfaitement serein. Quelques étoiles attardées s'y éteignaient sur divers points, et il y en avait une très brillante au levant dans le plus clair du ciel. Le soleil était au moment de paraître. Paris commençait а remuer. Une lumière très blanche et très pure faisait saillir vivement а l'oeil tous les plans que ses mille maisons présentent а l'orient. L'ombre géante des clochers allait de toit en toit d'un bout de la grande ville а l'autre. Il y avait déjа des quartiers qui parlaient et qui faisaient du bruit. Ici un coup de cloche, lа un coup de marteau, lа-bas le cliquetis compliqué d'une charrette en marche. Déjа quelques fumées se dégorgeaient çа et lа sur toute cette surface de toits comme par les fissures d'une immense solfatare. La rivière, qui fronce son eau aux arches de tant de ponts, а la pointe de tant d'îles, était toute moirée de plis d'argent. Autour de la ville, au dehors des remparts, la vue se perdait dans un grand cercle de vapeurs floconneuses а travers lesquelles on distinguait confusément la ligne indéfinie des plaines et le gracieux renflement des coteaux. Toutes sortes de rumeurs flottantes se dispersaient sur cette cité а demi réveillée. Vers l'orient le vent du matin chassait а travers le ciel quelques blanches ouates arrachées а la toison de brume des collines.

Dans le Parvis, quelques bonnes femmes qui avaient en main leur pot au lait se montraient avec étonnement le délabrement singulier de la grande porte de Notre-Dame et deux ruisseaux de plomb figés entre les fentes des grès. C'était tout ce qui restait du tumulte de la nuit. Le bûcher allumé par Quasimodo entre les tours s'était éteint. Tristan avait déjа déblayé la place et fait jeter les morts а la Seine. Les rois comme Louis XI ont soin de laver vite le pavé après un massacre.

En dehors de la balustrade de la tour, précisément au-dessous du point où s'était arrêté le prêtre, il y avait une de ces gouttières de pierre fantastiquement taillées qui hérissent les édifices gothiques, et dans une crevasse de cette gouttière deux jolies giroflées en fleur, secouées et rendues comme vivantes par le souffle de l'air, se faisaient des salutations folâtres. Au-dessus des tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on entendait de petits cris d'oiseaux.

Mais le prêtre n'écoutait, ne regardait rien de tout cela. Il était de ces hommes pour lesquels il n'y a pas de matins, pas d'oiseaux, pas de fleurs. Dans cet immense horizon qui prenait tant d'aspects autour de lui, sa contemplation était concentrée sur un point unique.

Quasimodo brûlait de lui demander ce qu'il avait fait de l'égyptienne. Mais l'archidiacre semblait en ce moment être hors du monde. Il était visiblement dans une de ces minutes violentes de la vie où l'on ne sentirait pas la terre crouler. Les yeux invariablement fixés sur un certain lieu, il demeurait immobile et silencieux ; et ce silence et cette immobilité avaient quelque chose de si redoutable que le sauvage sonneur frémissait devant et n'osait s'y heurter. Seulement, et c'était encore une manière d'interroger l'archidiacre, il suivit la direction de son rayon visuel, et de cette façon le regard du malheureux sourd tomba sur la place de Grève.

Il vit ainsi ce que le prêtre regardait. L'échelle était dressée près du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. Un homme traînait sur le pavé une chose blanche а laquelle une chose noire était accrochée. Cet homme s'arrêta au pied du gibet.

Ici il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. Ce n'est pas que son oeil unique n'eût conservé sa longue portée, mais il y avait un gros de soldats qui empêchait de distinguer tout. D'ailleurs en cet instant le soleil parut, et un tel flot de lumière déborda par-dessus l'horizon qu'on eût dit que toutes les pointes de Paris, flèches, cheminées, pignons, prenaient feu а la fois.

Cependant l'homme se mit а monter l'échelle. Alors Quasimodo le revit distinctement. Il portait une femme sur son épaule, une jeune fille vêtue de blanc, cette jeune fille avait un noeud au cou. Quasimodo la reconnut. C'était elle.

L'homme parvint ainsi au haut de l'échelle. Lа il arrangea le noeud. Ici le prêtre, pour mieux voir, se mit а genoux sur la balustrade.

Tout а coup l'homme repoussa brusquement l'échelle du talon, et Quasimodo qui ne respirait plus depuis quelques instants vit se balancer au bout de la corde, а deux toises au-dessus du pavé, la malheureuse enfant avec l'homme accroupi les pieds sur ses épaules. La corde fit plusieurs tours sur elle-même, et Quasimodo vit courir d'horribles convulsions le long du corps de l'égyptienne. Le prêtre de son côté, le cou tendu, l'oeil hors de la tête, contemplait ce groupe épouvantable de l'homme et de la jeune fille, de l'araignée et de la mouche.

Au moment où c'était le plus effroyable, un rire de démon, un rire qu'on ne peur avoir que lorsqu'on n'est plus homme, éclata sur le visage livide du prêtre. Quasimodo n'entendit pas ce rire, mais il le vit. Le sonneur recula de quelques pas derrière l'archidiacre, et tout а coup, se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans l'abîme sur lequel dom Claude était penché.

Le prêtre cria : -- Damnation ! et tomba.

La gouttière au-dessus de laquelle il se trouvait l'arrêta dans sa chute. Il s'y accrocha avec des mains désespérées, et, au moment où il ouvrit la bouche pour jeter un second cri, il vit passer au rebord de la balustrade, au-dessus de sa tête, la figure formidable et vengeresse de Quasimodo. Alors il se tut.

L'abîme était au-dessous de lui. Une chute de plus de deux cents pieds, et le pavé. Dans cette situation terrible, l'archidiacre ne dit pas une parole, ne poussa pas un gémissement. Seulement il se tordit sur la gouttière avec des efforts inouïs pour remonter. Mais ses mains n'avaient pas de prise sur le granit, ses pieds rayaient la muraille noircie, sans y mordre. Les personnes qui ont monté sur les tours de Notre-Dame savent qu'il y a un renflement de la pierre immédiatement au-dessous de la balustrade. C'est sur cet angle rentrant que s'épuisait le misérable archidiacre. Il n'avait pas affaire а un mur а pic, mais а un mur qui fuyait sous lui.

Quasimodo n'eût eu pour le tirer du gouffre qu'а lui tendre la main, mais il ne le regardait seulement pas. Il regardait la Grève. Il regardait le gibet. Il regardait l'égyptienne. Le sourd s'était accoudé sur la balustrade а la place où était l'archidiacre le moment d'auparavant, et lа, ne détachant pas son regard du seul objet qu'il y eût pour lui au monde en ce moment, il était immobile et muet comme un homme foudroyé, et un long ruisseau de pleurs coulait en silence de cet oeil qui jusqu'alors n'avait encore versé qu'une seule larme.

Cependant l'archidiacre haletait. Son front chauve ruisselait de sueur, ses ongles saignaient sur la pierre, ses genoux s'écorchaient au mur. Il entendait sa soutane accrochée а la gouttière craquer et se découdre а chaque secousse qu'il lui donnait. Pour comble de malheur, cette gouttière était terminée par un tuyau de plomb qui fléchissait sous le poids de son corps. L'archidiacre sentait ce tuyau ployer lentement. Il se disait, le misérable, que quand ses mains seraient brisées de fatigue, quand sa soutane serait déchirée, quand ce plomb serait ployé, il faudrait tomber, et l'épouvante le prenait aux entrailles. Quelquefois, il regardait avec égarement une espèce d'étroit plateau formé а quelque dix pieds plus bas par des accidents de sculpture, et il demandait au ciel dans le fond de son âme en détresse de pouvoir finir sa vie sur cet espace de deux pieds carrés, dût-elle durer cent années. Une fois, il regarda au-dessous de lui dans la place, dans l'abîme ; la tête qu'il releva fermait les yeux et avait les cheveux tout droits.

C'était quelque chose d'effrayant que le silence de ces deux hommes. Tandis que l'archidiacre а quelques pieds de lui agonisait de cette horrible façon, Quasimodo pleurait et regardait la Grève.

L'archidiacre, voyant que tous ses soubresauts ne servaient qu'а ébranler le fragile point d'appui qui lui restait, avait pris le parti de ne plus remuer. Il était lа, embrassant la gouttière, respirant а peine, ne bougeant plus, n'ayant plus d'autres mouvements que cette convulsion machinale du ventre qu'on éprouve dans les rêves quand on croit se sentir tomber. Ses yeux fixes étaient ouverts d'une manière maladive et étonnée. Peu а peu cependant, il perdait du terrain, ses doigts glissaient sur la gouttière, il sentait de plus en plus la faiblesse de ses bras et la pesanteur de son corps, la courbure du plomb qui le soutenait s'inclinait а tout moment d'un cran vers l'abîme. Il voyait au-dessous de lui, chose affreuse, le toit de Saint-Jean-le-Rond petit comme une carte ployée en deux. Il regardait l'une après l'autre les impassibles sculptures de la tour, comme lui suspendues sur le précipice, mais sans terreur pour elles ni pitié pour lui. Tout était de pierre autour de lui : devant ses yeux, les monstres béants ; au-dessous, tout au fond, dans la place, le pavé ; au-dessus de sa tête, Quasimodo qui pleurait.

Il y avait dans le Parvis quelques groupes de braves curieux qui cherchaient tranquillement а deviner quel pouvait être le fou qui s'amusait d'une si étrange manière. Le prêtre leur entendait dire, car leur voix arrivait jusqu'а lui, claire et grêle : -- Mais il va se rompre le cou !

Quasimodo pleurait.

Enfin l'archidiacre, écumant de rage et d'épouvante, comprit que tout était inutile. Il rassembla pourtant tout ce qui lui restait de force pour un dernier effort. Il se roidit sur la gouttière, repoussa le mur de ses deux genoux, s'accrocha des mains а une fente des pierres, et parvint а regrimper d'un pied peut-être ; mais cette commotion fit ployer brusquement le bec de plomb sur lequel il s'appuyait. Du même coup la soutane s'éventra. Alors sentant tout manquer sous lui, n'ayant plus que ses mains roidies et défaillantes qui tinssent а quelque chose, l'infortuné ferma les yeux et lâcha la gouttière. Il tomba.

Quasimodo le regarda tomber.
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Message  _angie_ Sam 17 Nov - 17:20

Une chute de si haut est rarement perpendiculaire. L'archidiacre lancé dans l'espace tomba d'abord la tête en bas et les deux mains étendues, puis il fit plusieurs tours sur lui-même. Le vent le poussa sur le toit d'une maison où le malheureux commença а se briser. Cependant il n'était pas mort quand il y arriva. Le sonneur le vit essayer encore de se retenir au pignon avec les ongles. Mais le plan était trop incliné, et il n'avait plus de force. Il glissa rapidement sur le toit comme une tuile qui se détache, et alla rebondir sur le pavé. Lа, il ne remua plus.

Quasimodo alors releva son oeil sur l'égyptienne dont il voyait le corps, suspendu au gibet, frémir au loin sous sa robe blanche des derniers tressaillements de l'agonie, puis il le rabaissa sur l'archidiacre étendu au bas de la tour et n'ayant plus forme humaine, et il dit avec un sanglot qui souleva sa profonde poitrine : -- Oh ! tout ce que j'ai aimé !

III

MARIAGE DE PHOEBUS
------------------

Vers le soir de cette Journée, quand les officiers judiciaires de l'évêque vinrent relever sur le pavé du Parvis le cadavre disloqué de l'archidiacre, Quasimodo avait disparu de Notre-Dame.

Il courut beaucoup de bruits sur cette aventure. On ne douta pas que le jour ne fût venu où, d'après leur pacte, Quasimodo, c'est-а-dire le diable, devait emporter Claude Frollo, c'est-а-dire le sorcier. On présuma qu'il avait brisé le corps en prenant l'âme, comme les singes qui cassent la coquille pour manger la noix.

C'est pourquoi l'archidiacre ne fut pas inhumé en terre sainte.

Louis XI mourut l'année d'après, au mois d'août 1483.

Quant а Pierre Gringoire, il parvint а sauver la chèvre, et il obtint des succès en tragédie. Il paraît qu'après avoir goûté de l'astrologie, de la philosophie, de l'architecture, de l'hermétique, de toutes les folies, il revint а la tragédie, qui est la plus folle de toutes. C'est ce qu'il appelait avoir fait une fin tragique. Voici, au sujet de ses triomphes dramatiques, ce qu'on lit dès 1483 dans les comptes de l'ordinaire : " А Jehan Marchand et Pierre Gringoire, charpentier et compositeur, qui ont fait et composé le mystère fait au Châtelet de Paris а l'entrée de monsieur le légat, ordonné des personnages, iceux revêtus et habillés ainsi que audit mystère était requis, et pareillement, d'avoir fait les échafauds qui étaient а ce nécessaires ; et pour ce faire, cent livres. "

Phoebus de Châteaupers aussi fit une fin tragique, il se maria.

IV

MARIAGE DE QUASIMODO
--------------------

Nous venons de dire que Quasimodo avait disparu de Notre-Dame le jour de la mort de l'égyptienne et de l'archidiacre. On ne le revit plus en effet, on ne sut ce qu'il était devenu.

Dans la nuit qui suivit le supplice de la Esmeralda, les gens des basses oeuvres avaient détaché son corps du gibet et l'avaient porté, selon l'usage, dans la cave de Montfaucon.

Montfaucon était, comme dit Sauval, " le plus ancien et le plus superbe gibet du royaume ". Entre les faubourgs du Temple et de Saint-Martin, а environ cent soixante toises des murailles de Paris, а quelques portées d'arbalète de la Courtille, on voyait au sommet d'une éminence douce, insensible, assez élevée pour être aperçue de quelques lieues а la ronde, un édifice de forme étrange, qui ressemblait assez а un cromlech celtique, et où il se faisait aussi des sacrifices.

Qu'on se figure, au couronnement d'une butte de plâtre, un gros parallélépipède de maçonnerie, haut de quinze pieds, large de trente, long de quarante, avec une porte, une rampe extérieure et une plate-forme ; sur cette plate-forme seize énormes piliers de pierre brute, debout, hauts de trente pieds, disposés en colonnade autour de trois des quatre côtés du massif qui les supporte, liés entre eux а leur sommet par de fortes poutres où pendent des chaînes d'intervalle en intervalle ; а toutes ces chaînes, des squelettes ; aux alentours dans la plaine, une croix de pierre et deux gibets de second ordre qui semblent pousser de bouture autour de la fourche centrale ; au-dessus de tout cela, dans le ciel, un vol perpétuel de corbeaux. Voilа Montfaucon.

А la fin du quinzième siècle, le formidable gibet, qui datait de 1328, était déjа fort décrépit. Les poutres étaient vermoulues, les chaînes rouillées, les piliers verts de moisissure. Les assises de pierre de taille étaient toutes refendues а leur jointure, et l'herbe poussait sur cette plate-forme où les pieds ne touchaient pas. C'était un horrible profil sur le ciel que celui de ce monument ; la nuit surtout, quand il y avait un peu de lune sur ces crânes blancs, ou quand la bise du soir froissait chaînes et squelettes et remuait tout cela dans l'ombre. Il suffisait de ce gibet présent lа pour faire de tous les environs des lieux sinistres.

Le massif de pierre qui servait de base а l'odieux édifice était creux. On y avait pratiqué une vaste cave, fermée d'une vieille grille de fer détraquée, où l'on jetait non seulement les débris humains qui se détachaient des chaînes de Montfaucon, mais les corps de tous les malheureux exécutés aux autres gibets permanents de Paris. Dans ce profond charnier où tant de poussières humaines et tant de crimes ont pourri ensemble, bien des grands du monde, bien des innocents sont venus successivement apporter leurs os, depuis Enguerrand de Marigni, qui étrenna Montfaucon et qui était un juste, jusqu'а l'amiral de Coligni, qui en fit la clôture et qui était un juste.

Quant а la mystérieuse disparition de Quasimodo, voici tout ce que nous avons pu découvrir.

Deux ans environ ou dix-huit mois après les événements qui terminent cette histoire, quand on vint rechercher dans la cave de Montfaucon le cadavre d'Olivier le Daim, qui avait été pendu deux jours auparavant, et а qui Charles VIII accordait la grâce d'être enterré а Saint-Laurent en meilleure compagnie, on trouva parmi toutes ces carcasses hideuses deux squelettes dont l'un tenait l'autre singulièrement embrassé. L'un de ces deux squelettes, qui était celui d'une femme, avait encore quelques lambeaux de robe d'une étoffe qui avait été blanche, et on voyait autour de son cou un collier de grains d'adrézarach avec un petit sachet de soie, orné de verroterie verte, qui était ouvert et vide. Ces objets avaient si peu de valeur que le bourreau sans doute n'en avait pas voulu. L'autre, qui tenait celui-ci étroitement embrassé, était un squelette d'homme. On remarqua qu'il avait la colonne vertébrale déviée, la tête dans les omoplates, et une jambe plus courte que l'autre. Il n'avait d'ailleurs aucune rupture de vertèbre а la nuque, et il était évident qu'il n'avait pas été pendu. L'homme auquel il avait appartenu était donc venu lа, et il y était mort. Quand on voulut le détacher du squelette qu'il embrassait, il tomba en poussière.

*FIN*
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