Littérature française
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -39%
Pack Home Cinéma Magnat Monitor : Ampli DENON ...
Voir le deal
1190 €

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Page 4 sur 4 Précédent  1, 2, 3, 4

Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:41

Son visage était jaune comme de la paille ; un peu d'écume sanguinolente marquait les coins de sa bouche. Il avait un foulard autour du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix d'argent sur la poitrine, entre ses bras croisés.

Elle était finie, cette existence pleine d'agitations ! Combien n'avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné de chiffres, tripoté d'affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le Pouvoir d'un tel amour, qu'il aurait payé pour se vendre.

Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l'Yonne, une ferme près d'Orléans, des valeurs mobilières considérables.

Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui appartenir ! Il songea d'abord а " ce qu'on dirait " , а un cadeau pour sa mère, а ses futurs attelages, а un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rien n'empêchait, en abattant trois murs, d'avoir, au second étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d'organiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse, pièce déplaisante, а quoi pouvait- elle servir ?

Le prêtre qui venait а se moucher, ou la bonne soeur arrangeant le feu, interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le cadavre était toujours lа. Ses paupières s'étaient rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dans des ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric croyait y voir comme un jugement porté sur lui ; et il sentait presque un remords, car il n'avait jamais eu а se plaindre de cet homme, qui, au contraire... " Allons donc ! un vieux misérable ! " et il le considérait de plus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement :

" Eh bien, quoi ? Est-ce que je t'ai tué ? "

Cependant, le prêtre lisait son bréviaire ; la religieuse, immobile, sommeillait ; les mèches des trois flambeaux s'allongeaient.

On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis une compagnie d'ânesses qui trottinaient sur le pavé, et des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats de trompette ; tout déjа se confondait dans la grande voix de Paris qui s'éveille.

Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement а la mairie pour faire la déclaration ; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint а la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s'entendre avec le bureau des pompes funèbres.

L'employé exhiba un dessin et un programme, l'un indiquant les diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet du décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreuse tenait а ne rien ménager.

Puis, il se rendit а l'église.

Le vicaire des convois commença par blâmer l'exploitation des pompes funèbres ; ainsi l'officier pour les pièces d'honneur était vraiment inutile : beaucoup de cierges valait mieux ! On convint d'une messe basse, relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation solidaire de payer tous les frais.

Il alla ensuite а l'Hôtel de Ville pour l'achat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de largeur, coûtait cinq cents francs. Etait-ce une concession mi-séculaire ou perpétuelle ?

-- " Oh ! perpétuelle ! " dit Frédéric.

Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de l'hôtel, un marbrier l'attendait pour lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques ; mais l'architecte de la maison en avait déjа conféré avec Madame ; et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toutes sortes de prospectus relatifs au nettoyage des matelas, а la désinfection des chambres, а divers procédés d'embaumement.

Après son dоner, il retourna chez le tailleur pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il avait commandé des gants de castor, et c'étaient des gants de filoselle qui convenaient.

Quand il arriva le lendemain, а dix heures, le grand salon s'emplissait de monde, et presque tous, en s'abordant d'un air mélancolique, disaient :

-- " Moi qui l'ai encore vu il y a un mois ! Mon Dieu ! c'est notre sort а tous ! "

-- " Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard possible ! "

Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même on engageait des dialogues parfaitement étrangers а la circonstance. Enfin, le maоtre des cérémonies en habit noir а la française et culotte courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté et tricorne sous le bras, articula, en saluant, les mots d'usage :

-- " Messieurs, quand il vous fera plaisir. "

On partit.

C'était jour de marché aux fleurs sur la place de la Madeleine. Il faisait un temps clair et doux ; et la brise qui secouait un peu les baraques de toile, gonflait, par les bords, l'immense drap noir accroché sur le portail. L'écusson de M. Dambreuse, occupant un carré de velours, s'y répétait trois fois. Il était de sable au senestrochère d'or, а poing fermé, ganté d'argent, avec la couronne de comte, et cette devise : Par toutes voies .

Les porteurs montèrent jusqu'au haut de l'escalier le lourd cercueil, et l'on entra.

Les six chapelles, l'hémicycle et les chaises étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du choeur formait, avec ses grands cierges, un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres, des flammes d'esprit-de-vin brûlaient.

Les plus considérables prirent place dans le sanctuaire, les autres dans la nef ; et l'office commença.

A part quelques-uns, l'ignorance religieuse de tous était si profonde, que le maоtre des cérémonies, de temps а autre, leur faisait signe de se lever, de s'agenouiller, de se rasseoir. L'orgue et deux contrebasses alternaient avec les voix ; dans les intervalles de silence, on entendait le marmottement du prêtre а l'autel ; puis la musique et les chants reprenaient.

Un jour mat tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté blanche qui frappait toutes les têtes nues ; et dans l'air, а mi-hauteur du vaisseau, flottait une ombre, pénétrée par le reflet des ors décorant la nervure des pendentifs et le feuillage des chapiteaux.

Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irae ; il considérait les assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentaient la vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre près de lui, et commença tout de suite, а propos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta. On sortit de l'église.

Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, s'achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu'enveloppaient jusqu'aux sabots de larges caparaçons brodés d'argent. Leur cocher, en bottes а l'écuyère, portait un chapeau а trois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du Conseil général de l'Aube, un délégué des houilles, -- et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard.

Pour voir tout cela, les passants s'arrêtaient ; des femmes, leur marmot entre les bras, montaient sur des chaises ; et des gens qui prenaient des chopes dans les cafés apparaissaient aux fenêtres, une queue de billard а la main.

La route était longue ; et, -- comme dans les repas de cérémonie où l'on est réservé d'abord, puis expansif, -- la tenue générale se relâcha bientôt. On ne causait que du refus d'allocation fait par la Chambre au Président.

M. Piscatory s'était montré trop acerbe, Montalembert, " magnifique, comme d'habitude " , " et MM. Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute la commission aurait dû suivre, peut-être, l'avis de MM. Quentin- Bauchard et Dufour.

Ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette, bordée par des boutiques, où l'on ne voit que des chaоnes en verre de couleur et des rondelles noires couvertes de dessins et de lettres d'or, -- ce qui les fait ressembler а des grottes pleines de stalactites et а des magasins de faïence. Mais, devant la grille du cimetière, tout le monde, instantanément, se tut.

Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées, pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques а porte de bronze. On apercevait dans quelques-uns, des espèces de boudoirs funèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles d'araignée pendaient comme des haillons aux chaоnettes des urnes ; et de la poussière couvrait les bouquets а rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux, des couronnes d'immortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d'or, des statuettes de plâtre ; petits garçons et petites demoiselles, ou petits anges tenus en l'air par un fil de laiton ; plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D'énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu'au pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir ; -- et le corbillard s'avançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues d'une ville. De temps а autre, les essieux claquaient. Des femmes а genoux, la robe traоnant dans l'herbe, parlaient doucement aux morts. Des fumignons blanchâtres sortaient de la verdure des ifs. C'étaient des offrandes abandonnées, des débris que l'on brûlait.

La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte. On a sous les pieds des sommets d'arbres verts ; plus loin, des cheminées de pompes а feu, puis toute la grande ville.

Frédéric put admirer le paysage pendant qu'on prononçait les discours.

Le premier fut au nom de la Chambre des députés, le deuxième, au nom du Conseil général de l'Aube, le troisième, au nom de la Société houillère de Sâone-et-Loire, le quatrième, au nom de la Société d'agriculture de l'Yonne ; et il y en eut un autre, au nom d'une Société philanthropique. Enfin, on s'en allait, lorsqu'un inconnu se mit а lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires d'Amiens.

Et tous profitèrent de l'occasion pour tonner contre le Socialisme, dont M. Dambreuse était mort victime. C'était le spectacle de l'anarchie et son dévouement а l'ordre qui avaient abrégé ses jours. On exalta ses lumières, sa probité, sa générosité et même son mutisme comme représentant du peuple, car, s'il n'était pas orateur, il possédait en revanche ces qualités solides, mille fois préférables, etc., avec tous les mots qu'il faut dire : " Fin prématurée, -- regrets éternels, -- l'autre patrie, -- adieu, ou plutôt non, au revoir ! "

La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne devait plus en être question dans le monde.

On en parla encore un peu en descendant le cimetière ; et on ne se gênait pas pour l'apprécier. Hussonnet, qui devait rendre compte de l'enterrement dans les journaux, reprit même, en blague, tous les discours ; -- car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un des potdevinistes les plus distingués du dernier règne. Puis les voitures de deuil reconduisirent les bourgeois а leurs affaires. La cérémonie n'avait pas duré trop longtemps ; on s'en félicitait.

Frédéric, fatigué, rentra chez lui.

Quand il se présenta le lendemain а l'hôtel Dambreuse, on l'avertit que Madame travaillait en bas, dans le bureau. Les cartons, les tiroirs étaient ouverts pêle-mêle, les livres de comptes jetés de droite et de gauche ; un rouleau de paperasses ayant pour titre : " Recouvrements désespérés " , traоnait par terre ; il manqua tomber dessus et le ramassa. Mme Dambreuse disparaissait, ensevelie dans le grand fauteuil.

-- " Eh bien ? Où êtes-vous donc ? qu'y a-t-il ? "

Elle se leva d'un bond.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:42

-- " Ce qu'il y a ? Je suis ruinée, ruinée ! entends-tu ? "

M. Adolphe Langlois, le notaire, l'avait fait venir en son étude, et lui avait communiqué un testament, écrit par son mari, avant leur mariage. Il léguait tout а Cécile ; et l'autre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?

-- " Mais regarde donc ! " dit Mme Dambreuse, en lui montrant l'appartement.

Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés а coups de merlin, et elle avait retourné le pupitre, fouillé les placards, secoué les paillassons, quand tout а coup, poussant un cri aigu, elle se précipita dans un angle où elle venait d'apercevoir une petite boоte а serrure de cuivre ; elle l'ouvrit, rien !

-- " Ah ! le misérable ! Moi qui l'ai soigné avec tant de dévouement ! "

Puis elle éclata en sanglots.

-- " Il est peut-être ailleurs ? " dit Frédéric.

-- " Eh non ! il était lа ! dans ce coffre-fort. Je l'ai vu dernièrement. Il est brûlé ! j'en suis certaine ! "

Un jour, au commencement de sa maladie, M. Dambreuse était descendu pour donner des signatures.

-- " C'est alors qu'il aura fait le coup ! "

Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil n'est pas plus lamentable près d'un berceau vide que ne l'était Mme Dambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin sa douleur, -- malgré la bassesse du motif - - semblait tellement profonde, qu'il tâcha de la consoler en lui disant qu'après tout, elle n'était pas réduite а la misère.

-- " C'est la misère, puisque je ne peux pas t'offrir une grande fortune ! "

Elle n'avait plus que trente mille livres de rente, sans compter l'hôtel, qui en valait de dix-huit а vingt, peut-être.

Bien que ce fût de l'opulence pour Frédéric, il n'en ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie qu'il aurait menée ! L'honneur le forçait а épouser Mme Dambreuse. Il réfléchit une minute ; puis, d'un air tendre :

-- " J'aurai toujours ta personne ! "

Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sa poitrine, avec un attendrissement où il y avait un peu d'admiration pour lui-même. Mme Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant la main :

-- " Ah ! je n'ai jamais douté de toi ! J'y comptais ! "

Cette certitude anticipée de ce qu'il regardait comme une belle action déplut au jeune homme.

Puis elle l'emmena dans sa chambre, et ils firent des projets. Frédéric devait songer maintenant а se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature d'admirables conseils.

Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d'économie politique. Il fallait prendre une spécialité, comme les haras par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une question d'intérêt local, avoir toujours а sa disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits services. M. Dambreuse s'était montré lа-dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois а la campagne, il avait fait arrêter son char а bancs, plein d'amis, devant l'échoppe d'un savetier, avait pris pour ses hôtes douze paires de chaussures, et, pour lui, des bottes épouvantables -- qu'il eut même l'héroïsme de porter durant quinze jours. Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta d'autres, et avec un revif de grâce, de jeunesse et d'esprit.

Elle approuva son idée d'un voyage immédiat а Nogent. Leurs adieux furent tendres ; puis, sur le seuil, elle murmura encore une fois :

-- " Tu m'aimes, n'est-ce pas ? "

-- " Eternellement ! " répondit-il.

Un commissionnaire l'attendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tant d'occupation, depuis quelques jours, qu'il n'y pensait plus. Elle s'était mise dans un établissement spécial, а Chaillot.

Frédéric prit un fiacre et partit.

Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres : -- " Maison de santé et d'accouchement tenue par Mme Alessandri, sage- femme de première classe, ex-élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc. " Puis, au milieu de la rue, sur la porte, une petite porte bâtarde, l'enseigne répétait (sans le mot accouchement) : " Maison de santé de Mme Alessandri " , avec tous ses titres.

Frédéric donna un coup de marteau.

Une femme de chambre, а tournure de soubrette, l'introduisit dans le salon, orné d'une table en acajou, de fauteuils en velours grenat, et d'une pendule sous globe.

Presque aussitôt, Madame parut. C'était une grande brune de quarante ans, la taille mince, de beaux yeux, l'usage du monde. Elle apprit а Frédéric l'heureuse délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre.

Rosanette se mit а sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d'amour qui l'étouffaient, elle dit d'une voix basse :

-- " Un garçon, lа, lа ! " en désignant près de son lit une barcelonnette.

Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais et vagissait.

-- " Embrasse-le ! "

Il répondit, pour cacher sa répugnance :

-- " Mais j'ai peur de lui faire mal ? "

-- " Non ! non ! "

Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.

-- " Comme il te ressemble ! "

Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit а son cou, avec une effusion de sentiment qu'il n'avait jamais vue.

Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint. Il se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui tint compagnie jusqu'au soir.

Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète ; les volets de la façade restaient même constamment fermés ; sa chambre tendue en perse claire, donnait sur un grand jardin ; Mme Alessandri, dont le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres, l'entourait d'attentions ; ses compagnes, presque toutes des demoiselles de la province, s'ennuyaient beaucoup, n'ayant personne qui vоnt les voir ; Rosanette s'aperçut qu'on l'enviait, et le dit а Frédéric avec fierté. Il fallait parler bas, cependant ; les cloisons étaient minces et tout le monde se tenait aux écoutes, malgré le bruit continuel des pianos.

Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.

Deux candidats nouveaux se présentaient, l'un conservateur, l'autre rouge ; un troisième, quel qu'il fût, n'avait pas de chances. C'était la faute de Frédéric ; il avait laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. " On ne t'a même pas vu aux comices agricoles ! " L'avocat le blâmait de n'avoir aucune attache dans les journaux. " Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuille publique а nous ! " Il insistait lа-dessus. Du reste, beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M. Dambreuse, l'abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-lа. N'ayant plus rien а attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.

Frédéric porta sa lettre а Mme Dambreuse.

-- " Tu n'as donc pas été а Nogent ? " dit-elle.

-- " Pourquoi ? "

-- " C'est que j'ai vu Deslauriers il y a trois jours. " Sachant la mort de son mari, l'avocat était venu rapporter des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d'affaires. Cela parut étrange а Frédéric ; et que faisait son ami, lа-bas ?

Mme Dambreuse voulut savoir l'emploi de son temps depuis leur séparation.

-- " J'ai été malade " , répondit-il.

-- " Tu aurais dû me prévenir, au moins. "

-- " Oh ! cela n'en valait pas la peine " ; d'ailleurs, il avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, des visites.

Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et passant l'après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu'il lui restait а peine, au milieu de la journée, une heure de liberté.

L'enfant était а la campagne, а Andilly. On allait le voir toutes les semaines.

La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond d'une petite cour, sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çа et lа, une charrette а légumes sous le hangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon ; et, prise d'une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir.

Puis ils faisaient de grandes promenades ; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait : " Hue, bourriquet ! " aux ânes traоnant une carriole, s'arrêtait а contempler, par la grille l'intérieur des beaux jardins ; ou bien la nourrice prenait l'enfant, on le posait а l'ombre sous un noyer ; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d'assommantes niaiseries.

Frédéric, près d'elles, contemplait les carrés de vignes sur les pentes du terrain, avec la touffe d'un arbre de place en place, les sentiers poudreux pareils а des rubans grisâtres, les maisons étalant dans la verdure des taches blanches et rouges ; et, quelquefois, la fumée d'une locomotive allongeait horizontalement, au pied des collines couvertes de feuillages, comme une gigantesque plume d'autruche dont le bout léger s'envolait.

Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune homme, il en ferait son compagnon ; mais ce serait peut-être un sot, un malheureux а coup sûr. L'illégalité de sa naissance l'opprimerait toujours ; mieux aurait valu pour lui ne pas naоtre, et Frédéric murmurait : " Pauvre enfant ! " le coeur gonflé d'une incompréhensible tristesse.

Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.

Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenait pas а quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait chez lui, il n'y était jamais ! Un jour, comme il s'y trouvait, elles apparurent presque а la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allait arriver.

Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait а l'une le serment qu'il venait de faire а l'autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; -- il y en avait une troisième toujours présente а sa pensée. L'impossibilité de l'avoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettant de l'alternance ; et plus il avait trompé n'importe laquelle des deux, plus elle l'aimait, comme si leurs amours se fussent échauffées réciproquement et que, dans une sorte d'émulation, chacune eût voulu lui faire oublier l'autre.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:42

-- " Admire ma confiance ! " lui dit un jour Mme Dambreuse, en dépliant un papier, où on la prévenait que M. Moreau vivait conjugalement avec une certaine Rose Bron.

-- " Est-ce la demoiselle des courses, par hasard ? "

-- " Quelle absurdité ! " reprit-il. " Laisse-moi voir. "

La lettre, écrite en caractères romains, n'était pas signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maоtresse qui couvrait leur adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ; et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un regard pareil а la pointe d'un stylet sous de la mousseline :

-- " Eh bien, et l'autre ? "

-- " Quelle autre ? "

-- " La femme du faïencier ! "

Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n'insista pas.

Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d'honneur et de loyauté, et qu'il vantait la sienne (d'une manière incidente, par précaution), elle lui dit :

-- " C'est vrai, tu es honnête, tu n'y retournes plus. "

Frédéric, qui pensait а la Maréchale, balbutia :

-- " Où donc ? "

-- " Chez Mme Arnoux. "

Il la supplia de lui avouer d'où elle tenait ce renseignement. C'était par sa couturière en second, Mme Regimbart.

Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de la sienne !

Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature d'un monsieur а longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais il n'existait aucun moyen d'en savoir davantage ! A quoi bon, du reste ? Les coeurs des femmes sont comme ces petits meubles а secrets, pleins de tiroirs emboоtés les uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins de poussière -- ou le vide ! Et puis il craignait peut-être d'en trop apprendre.

Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait se rendre avec lui, le tenait а ses côtés, avait peur de le perdre ; et, malgré cette union chaque jour plus grande, tout а coup des abоmes se découvraient entre eux, а propos de choses insignifiantes, l'appréciation d'une personne, d'une oeuvre d'art.

Elle avait une façon de jouer du piano, correcte et dure.

Son spiritualisme (Mme Dambreuse croyait а la transmigration des âmes dans les étoiles) ne l'empêchait pas de tenir sa caisse admirablement. Elle était hautaine avec ses gens ; ses yeux restaient secs devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions ordinaires : " Qu'est-ce que cela me fait ? je serais bien bonne ! est-ce que j'ai besoin ! " et mille petites actions inanalysables, odieuses. Elle aurait écouté derrière les portes ; elle devait mentir а son confesseur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéric l'accompagnât le dimanche а l'église. Il obéit, et porta le livre.

La perte de son héritage l'avait considérablement changée. Ces marques d'un chagrin qu'on attribuait а la mort de M. Dambreuse la rendaient intéressante ; et, comme autrefois, elle recevait beaucoup de monde. Depuis l'insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne ; aussi la première chose а faire était de se soumettre aux idées régnantes.

Les uns désiraient l'Empire, d'autres les Orléans, d'autres le comte de Chambord ; mais tous s'accordaient sur l'urgence de la décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin d'y établir des villages, transférer а Versailles le siège du Gouvernement, mettre а Bourges les écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux de division ; -- et on exaltait les campagnes, l'homme illettré ayant naturellement plus de sens que les autres ! Les haines foisonnaient : haine contre les instituteurs primaires et contre les marchands de vin, contre les classes de philosophie, contre les cours d'histoire, contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contre toute indépendance, toute manifestation individuelle ; car il fallait " relever le principe d'autorité " , qu'elle s'exerçât au nom de n'importe qui, qu'elle vоnt de n'importe où, pourvu que ce fût la Force, l'Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maоtresse les mêmes propos, débités par les mêmes hommes !

Les salons des filles (c'est de ce temps-lа que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de l'Ordre), inspira l'envie а Rosanette d'avoir, comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptes rendus ; et il amena d'abord un homme sérieux, Fumichon ; puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex- préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, bas-breton et plus que jamais chrétien.

Il venait, en outre, d'anciens amants de la Maréchale, tels que le baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs allures blessait Frédéric.

Afin de se poser comme le maоtre, il augmenta le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraоtre son mariage moins disproportionné а sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement ; -- et Rosanette ne comprenait rien а tout cela !

Bourgeoise déclassée, elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible. Cependant, elle était contente d'avoir " un jour " ; disait : " Ces femmes-lа ! " en parlant de ses pareilles ; voulait être " une dame du monde " , s'en croyait une. Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon genre.

Elle mentait а son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a des cyprès а la porte d'un cabaret.

Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, -- elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D'ailleurs, il se rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa longue résistance.

Il n'en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l'envahit. Il s'irrita des cadeaux qu'elle avait reçus, qu'elle recevait ; -- et, а mesure que le fond même de sa personne l'agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial l'entraоnait vers elle, illusions d'une minute qui se résolvaient en haine.

Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint а lui déplaire, ses regards surtout, cet oeil de femme éternellement limpide et inepte. Il s'en trouvait tellement excédé quelquefois, qu'il l'aurait vue mourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle était d'une douceur désespérante.

Deslauriers reparut, et expliqua son séjour а Nogent en disant qu'il y marchandait une étude d'avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c'était quelqu'un ! Il le mit en tiers dans leur compagnie.

L'avocat dоnait chez eux de temps а autre, et, quand il s'élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour Rosanette, si bien qu'une fois Frédéric lui dit :

-- " Eh ! couche avec elle si ça t'amuse ! " tant il souhaitait un hasard qui l'en débarrassât.

Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où Maоtre Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dûs а la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu'il viendrait le lendemain la saisir.

En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé ; -- l'argent qu'elle avait pu avoir depuis lors ayant passé а d'autres besoins.

Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire а Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fоt du tort а son mariage.

Le lendemain matin, Me Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes, l'un blême, а figure chafouine, l'air dévoré d'envie, l'autre portant un faux-col et des sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir а l'index ; -- et tous deux, ignoblement sales, avaient des cols gras, des manches de redingote trop courtes.

Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par s'excuser de sa mission pénible, tout en regardant l'appartement, " plein de jolies choses, ma parole d'honneur ! " Il ajouta " outre celles qu'on ne peut saisir " . Sur un geste, les deux recors disparurent.

Alors, ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu'une personne aussi... charmante n'eût pas d'ami sérieux ! Une vente par autorité de justice était un véritable malheur ! On ne s'en relève jamais. Il tâcha de l'effrayer ; puis, la voyant émue, prit subitement un ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu affaire а toutes ces dames ; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les murs. C'étaient d'anciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burrieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette n'en savait pas le prix, évidemment. Maоtre Gautherot se tourna vers elle :

-- " Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon, faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-lа ! et je paye tout. Est-ce convenu ? "

A ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dans l'antichambre et qui venait de voir les deux praticiens, entra, le chapeau sur la tête, d'un air brutal. Maоtre Gautherot reprit sa dignité ; et, comme la porte était restée ouverte :

-- " Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous disons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets... "

Frédéric l'arrêta, demandant s'il n'y avait pas quelque moyen d'empêcher la saisie ?

-- " Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ? "

-- " Moi. "

-- " Eh bien, formulez une revendication ; c'est toujours du temps que vous aurez devant vous. "

Maоtre Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le même procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.

Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant а lui-même :

-- " Il va falloir chercher de l'argent ! "

-- " Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! " dit la Maréchale.

Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s'en alla vivement а la Société d'éclairage du Languedoc, afin d'obtenir le transfert de ses actions.

Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus а un autre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux : " Cet acte ne vous constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaоt pas cela. " Bref, il l'avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre а l'instant même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.

Mais, Arnoux croirait, peut-être, qu'il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation а un homme qui avait été l'amant de sa maоtresse lui semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme, il alla prendre а l'hôtel Dambreuse l'adresse de Mme Regimbart, envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi le café que hantait maintenant le Citoyen.

C'était un petit café sur la place de la Bastille, où il se tenait toute la journée, dans le coin de droite, au fond, ne bougeant pas plus que s'il avait fait partie de l'immeuble.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:43

Après avoir passé successivement par la demi-tasse, le grog, le bischof, le vin chaud, et même l'eau rougie, il était revenu а la bière ; et, de demi- heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : " Bock ! " ayant réduit son langage а l'indispensable. Frédéric lui demanda s'il voyait quelquefois Arnoux.

-- " Non ! "

-- " Tiens, pourquoi ? "

-- " Un imbécile ! "

La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bien faire de s'informer de Compain.

-- " Quelle brute ! " dit Regimbart.

-- " Comment cela ? "

-- " Sa tête de veau ! "

-- " Ah ! apprenez-moi ce que c'est que la tête de veau ! "

Regimbart eut un sourire de pitié.

-- " Des bêtises ! "

Frédéric, après un long silence, reprit :

-- " Il a donc changé de logement ? "

-- " Qui ? "

-- " Arnoux ! "

-- " Oui : rue de Fleurus ! "

-- " Quel numéro ? "

-- " Est-ce que je fréquente les jésuites ? "

-- " Comment, jésuites ! "

Le Citoyen répondit, furieux :

-- " Avec l'argent d'un patriote que je lui ai fait connaоtre, ce cochon-lа s'est établi marchand de chapelets ! "

-- " Pas possible ! "

-- " Allez-y voir ! "

Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une attaque, avait tourné а la religion ; d'ailleurs, " il avait toujours eu un fond de religion " , et (avec l'alliage de mercantilisme et d'ingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et sa fortune, il s'était mis dans le commerce des objets religieux.

Frédéric n'eut pas de mal а découvrir son établissement, dont l'enseigne portait : " Aux arts gothiques. Restauration du culte. -- Ornements d'église. -- Sculpture polychrome. -- Encens des rois mages, etc., etc. "

Aux deux coins de la vitrine s'élevaient deux statues en bois, bariolées d'or, de cinabre et d'azur ; un saint Jean-Baptiste avec sa peau de mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans son tablier et une quenouille sous son bras ; puis des groupes en plâtre ; une bonne soeur instruisant une petite fille, une mère а genoux près d'une couchette, trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli était une manière de chalet figurant l'intérieur de la crèche avec l'âne, le boeuf et l'Enfant Jésus étalé sur de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas des étagères, on voyait des médailles а la douzaine, des chapelets de toute espèce, des bénitiers en forme de coquille et les portraits des gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient Mgr Affre et Notre Saint-Père, tous deux souriant.

Arnoux, а son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons roses, et le reflet des croix d'or frappées par le soleil tombait dessus.

Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s'avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.

-- " Je ne l'ai pas trouvé " , dit-il en rentrant.

Et il eut beau reprendre qu'il allait écrire, tout de suite, а son notaire du Havre pour avoir de l'argent, Rosanette s'emporta. On n'avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendant qu'elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.

Frédéric songeait а la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité navrante de son intérieur. Il s'était mis au secrétaire ; et, comme la voix aigre de Rosanette continuait :

-- " Ah ! au nom du ciel, tais-toi ! "

-- " Vas-tu les défendre, par hasard ? "

-- " Eh bien, oui ! " s'écria-t-il, " car d'où vient cet acharnement ? "

-- " Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu'ils payent ? C'est dans la peur d'affliger ton ancienne, avoue-le ! "

Il eut envie de l'assommer avec la pendule ; les paroles lui manquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre, ajouta :

-- " Je vais lui flanquer un procès, а ton Arnoux. Oh ! je n'ai pas besoin de toi ! " Et, pinçant les lèvres : -- Je consulterai. "

Trois jours après, Delphine entra brusquement.

-- " Madame, madame, il y a lа un homme avec un pot de colle qui me fait peur. "

Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la face criblée de petite vérole, paralytique d'un bras, aux trois quarts ivre et bredouillant.

C'était l'afficheur de Maоtre Gautherot. L'opposition а la saisie ayant été repoussée, la vente, naturellement, s'ensuivait.

Pour sa peine d'avoir monté l'escalier, il réclama d'abord un petit verre ; - - puis il implora une autre faveur, а savoir des billets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes а faire des clignements d'yeux incompréhensibles ; enfin, il déclara que moyennant quarante sous, il déchirerait les coins de l'affiche déjа posée en bas, contre la porte. Rosanette s'y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de la Vatnaz.

Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine de coeur, avait écrit а Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle s'était aigrie sous les bourrasques de l'existence, ayant, tour а tour, donné des leçons de piano, présidé une table d'hôte, collaboré а des journaux de modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des dentelles dans le monde des femmes légères ; -- où ses relations lui permirent d'obliger beaucoup de personnes, Arnoux entre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une maison de commerce.

Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune d'elles deux livres, dont l'un restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui tenait par obligeance celui d'une nommée Hortense Baslin, se présenta un jour а la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1682 francs, que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier n'en avait inscrit que 1082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu'il l'avait perdu. L'ouvrière redit naïvement son mensonge а Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le coeur net, d'un air indifférent, vint en parler au brave commis. Il se contenta de répondre : " Je l'ai brûlé " ; ce fut tout. Elle quitta la maison peu de temps après, sans croire а l'anéantissement du livre, et s'imaginant que Dussardier le gardait.

A la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dans l'intention de le reprendre. Puis, n'ayant rien découvert, malgré les perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt d'amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort ! Une pareille bonne fortune а son âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un appétit d'ogresse ; -- et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, " les doctrines consolantes et les utopies généreuses " , le cours qu'elle professait sur la Désubalternisation de la femme , tout, Delmar lui- même ; enfin, elle offrit а Dussardier de s'unir par un mariage.

Bien qu'elle fût sa maоtresse, il n'en était nullement amoureux. D'ailleurs, il n'avait pas oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa. Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêves qu'elle avait faits : c'était d'avoir а eux deux un magasin de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui s'augmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ; et elle narra ses poursuites contre la Maréchale.

Dussardier en fut chagrin, а cause de son ami. Il se rappelait le porte- cigares offert au corps de garde, les soirs du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.

Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l'écraser plus tard avec son carrosse.

Ces abоmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; et, quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.

-- " J'ai des excuses а vous faire. "

-- " De quoi donc ? "

-- " Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est... " Il balbutiait. " Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas son complice ! " Et, l'autre le regardant tout surpris : " Est-ce qu'on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votre maоtresse ? "

-- " Qui vous a dit cela ? "

-- " Elle-même, la Vatnaz ! Mais j'ai peur de vous offenser... "

-- " Impossible, cher ami ! "

-- " Ah ! c'est vrai, vous êtes si bon ! "

Et il lui tendit, d'une main discrète, un petit portefeuille de basane.

C'était quatre mille francs, toutes ses économies.

-- " Comment ! Ah ! non !... -- non !... "

-- " Je savais bien que je vous blesserais " , répliqua Dussardier, avec une larme au bord des yeux.

Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon reprit d'une voix dolente :

-- " Acceptez-les ! Faites-moi ce plaisir-lа ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n'est pas fini, d'ailleurs ? -- J'avais cru, quand la Révolution est arrivée, qu'on serait heureux. Vous rappelez-vous comme c'était beau ! comme on respirait bien ! Mais nous voilа retombés pire que jamais. "

Et, fixant ses yeux а terre :

-- " Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué l'autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie ! Quelles abominations ! D'abord, on a abattu les arbres de la Liberté, puis restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livré l'enseignement aux prêtres, en attendant l'Inquisition. Pourquoi pas ? Des conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize départements sont en état de siège ; -- et l'amnistie qui est encore une fois repoussée "

Il se prit le front а deux mains ; puis, écartant les bras comme dans une grande détresse :

-- " Si on tâchait, cependant ! Si on était de bonne foi, on pourrait s'entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! A Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé leurs secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbès d'aristocrate ! Pour qu'on se moque du peuple, ils veulent nommer а la présidence Nadaud, un maçon, je vous demande un peu ! Et il n'y a pas de moyen ! pas de remède ! Tout le monde est contre nous ! -- Moi, je n'ai jamais fait de mal ; et, pourtant, c'est comme un poids qui me pèse sur l'estomac. J'en deviendrai fou, si ça continue. J'ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n'ai pas besoin de mon argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête. "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:43

Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n'avaient plus d'inquiétude.

Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.

Deslauriers s'exténuait а lui faire comprendre que la promesse d'Arnoux ne constituait ni une donation, ni une cession régulière ; elle n'écoutait même pas, trouvant la loi injuste ; c'est parce qu'elle était une femme, les hommes se soutenaient entre eux ! A la fin, cependant, elle suivit ses conseils.

Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena Sénécal y dоner. Ce sans-façon déplut а Frédéric, qui lui avançait de l'argent, le faisait même habiller par son tailleur ; et l'avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont les moyens d'existence étaient inconnus.

Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu'elle lui montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait fait condamner Arnoux а trente mille francs), il lui dit :

-- " Mais c'est véreux ! c'est superbe ! "

Elle avait le droit de l'assigner pour le remboursement de ses créances. Elle prouverait d'abord qu'il était tenu solidairement а payer tout le passif de la Compagnie, puis qu'il avait déclaré comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin, qu'il avait diverti plusieurs effets а la Société.

-- " Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous l'emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne. "

Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le lendemain а son ancien patron, ne pouvant s'occuper lui-même du procès, car il avait besoin а Nogent ; Sénécal lui écrirait, en cas d'urgence.

Ses négociations pour l'achat d'une étude étaient un prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé, non seulement par faire l'éloge de leur ami, mais par l'imiter d'allures et de langage autant que possible ; -- ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise, tandis qu'il gagnait celle de son père en se déchaоnant contre Ledru-Rollin.

Si Frédéric ne revenait pas, c'est qu'il fréquentait le grand monde ; et peu а peu Deslauriers leur apprit qu'il aimait quelqu'un, qu'il avait un enfant, qu'il entretenait une créature.

Le désespoir de Louise fut immense, l'indignation de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fond d'un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout а coup sa physionomie changea. Aux questions qu'on lui faisait sur Frédéric, elle répondait d'un air narquois :

-- " Il va bien, très bien. "

Elle savait son mariage, avec Mme Dambreuse.

L'époque en était fixée ; et même il cherchait comment faire avaler la chose а Rosanette.

Vers le milieu de l'automne, elle gagna son procès relatif aux actions du kaolin. Frédéric l'apprit en rencontrant а sa porte Sénécal, qui sortait de l'audience.

On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l'ex- répétiteur avait un tel air de s'en réjouir, que Frédéric l'empêcha d'aller plus loin, en assurant qu'il se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il entra chez elle la figure irritée.

-- " Eh bien, te voilа contente ! "

Mais, sans remarquer ces paroles :

-- " Regarde donc ! "

Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle l'avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu'elle l'avait ramené а Paris.

Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres, couvertes de points blancs, lui faisaient dans l'intérieur de sa bouche comme des caillots de lait.

-- " Qu'a dit le médecin ? "

-- " Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son... je ne sais plus, un nom en ite ... enfin qu'il a le muguet. Connais-tu cela ? "

Frédéric n'hésita pas а répondre :

-- " Certainement " , en ajoutant que ce n'était rien.

Mais dans la soirée, il fut effrayé par l'aspect débile de l'enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles а de la moisissure, comme si la vie, abandonnant déjа ce pauvre petit corps, n'eût laissé qu'une matière où la végétation poussait. Ses mains étaient froides ; il ne pouvait plus boire, maintenant ; et la nourrice, une autre que le portier avait été prendre au hasard dans un bureau, répétait :

-- " Il me paraоt bien bas, bien bas ! "

Rosanette fut debout toute la nuit.

Le matin, elle alla trouver Frédéric.

-- " Viens donc voir. Il ne remue plus. "

En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l'étreignait en l'appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même, éperdue, s'arrachait les cheveux, poussait des cris ; -- et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans l'appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes traоnaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse s'éteignit.

Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son coeur se serrait d'angoisse. Il lui semblait que cette mort n'était qu'un commencement, et qu'il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.

Tout а coup Rosanette dit d'une voix tendre :

-- " Nous le conserverons, n'est-ce pas ? "

Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s'y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c'est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot а Pellerin, et Delphine courut le porter.

Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d'abord :

-- " Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur ! "

Mais, peu а peu (l'artiste en lui l'emportant), il déclara qu'on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide, que c'était une véritable nature morte, qu'il faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :

-- " Oh ! pas commode, pas commode ! "

-- " Pourvu que ce soit ressemblant " , objecta Rosanette.

-- " Eh ! je me moque de la ressemblance ! A bas le Réalisme ! C'est l'esprit qu'on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être. "

Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout а coup :

-- " Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque а plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement. "

Il envoya la femme de chambre chercher sa boоte ; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença а jeter de grands traits, aussi calme que s'il eût travaillé d'après la bosse. Il vantait les petits Saint-Jean de Corrège, l'infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l'enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Glower.

-- " D'ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-lа ! Le type du sublime (Raphaël l'a prouvé par ses madones), c'est peut- être une mère avec son enfant ? "

Rosanette, qui suffoquait, sortit -, et Pellerin dit aussitôt :

-- " Eh bien, Arnoux !... vous savez ce qui arrive ? "

-- " Non ! Quoi ? "

-- " ça devait finir comme ça, du reste ! "

-- " Qu'est-ce donc ? "

-- " Il est peut-être maintenant... Pardon " ?

L'artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.

-- " Vous disiez ?... " reprit Frédéric.

Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures :

-- " Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant, coffré ! "

Puis, d'un ton satisfait :

-- " Regardez un peu ! Est-ce ça ? "

-- " Oui, très bien ! Mais Arnoux ? "

Pellerin déposa son crayon.

-- " D'après ce que j'ai pu comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart ; une bonne tête, celui-lа, hein ? Quel idiot ! Figurez-vous qu'un jour... "

-- " Eh ! il ne s'agit pas de Regimbart ! "

-- " C'est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était perdu. "

-- " Oh ! c'est peut-être exagéré, dit Frédéric.

-- " Pas le moins du monde ! Ça m'avait l'air grave, très grave ! "

Rosanette, а ce moment, reparut avec des rougeurs sous les paupières, ardentes comme des plaques de fard.

Elle se mit près du carton et regarda. Pellerin fit signe qu'il se taisait а cause d'elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde :

-- " Cependant je ne peux pas croire... "

-- " Je vous répète que je l'ai rencontré hier " , dit l'artiste, " а sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de s'embarquer au Havre, lui et toute sa smala. "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:44

-- " Comment ! Avec sa femme ? "

-- " Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre tout seul. "

-- " Et vous en êtes sûr ?... "

-- " Parbleu ! Où voulez-vous qu'il ait trouvé douze mille francs ? "

Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.

-- " Où vas-tu donc ? " dit Rosanette.

Il ne répondit pas, et disparut.

Chapitre V. ------------------------------------------------------

Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu'а présent, un espoir invincible lui était resté. Est-ce qu'elle ne faisait pas comme la substance de son coeur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes а chanceler sur le trottoir, se rongeant d'angoisses, heureux néanmoins de n'être plus chez l'autre.

Où avoir de l'argent ? Frédéric savait par lui-même combien il est difficile d'en obtenir tout de suite, а n'importe quel prix. Une seule personne pouvait l'aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d'un ton hardi :

-- " As-tu douze mille francs а me prêter ? "

-- " Pourquoi ? "

C'était le secret d'un autre. Elle voulait le connaоtre. Il ne céda pas. Tous deux s'obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait être restituée aujourd'hui même.

-- " Tu l'appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ? "

-- " Dussardier ! "

Et il se jeta а ses genoux, en la suppliant de n'en rien dire.

-- " Quelle idée as-tu de moi ? " reprit Mme Dambreuse. " On croirait que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilа ! et grand bien lui fasse ! "

Il courut chez Arnoux. Le marchand n'était pas dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux domiciles.

Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuis la veille ; quant а Madame, il n'osait rien dire ; et Frédéric, ayant monté l'escalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s'en allait.

Tout а coup un craquement de porte se fit entendre.

-- " Mais il y a quelqu'un ? "

-- " Oh ! non, monsieur ! C'est le vent. "

Alors, il se retira. N'importe, une disparition si prompte avait quelque chose d'inexplicable.

Regimbart, étant l'intime de Mignot, pouvait peut-être l'éclairer ? Et Frédéric se fit conduire chez lui, а Montmartre, rue de l'Empereur.

Sa maison était flanquée d'un jardinet, clos par une grille que bouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevait la façade blanche ; et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux pièces du rez-de- chaussée, dont la première était un salon avec des robes partout sur les meubles, et la seconde l'atelier où se tenaient les ouvrières de Mme Regimbart.

Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandes occupations, de grandes relations, que c'était un homme complètement hors ligne. Quand il traversait le couloir, avec son chapeau а bords retroussés, sa longue figure sérieuse et sa redingote verte, elles en interrompaient leur besogne. D'ailleurs, il ne manquait pas de leur adresser toujours quelque mot d'encouragement, une politesse sous forme de sentence ; -- et plus tard, dans leur ménage, elles se trouvaient malheureuses, parce qu'elles l'avaient gardé pour idéal.

Aucune cependant ne l'aimait comme Mme Regimbart, petite personne intelligente, qui le faisait vivre avec son métier.

Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint prestement le recevoir, sachant par les domestiques ce qu'il était а Mme Dambreuse. Son mari " rentrait а l'instant même " ; et Frédéric, tout en la suivant, admira la tenue du logis et la profusion de toile cirée qu'il y avait. Puis il attendit quelques minutes, dans une manière de bureau, où le Citoyen se retirait pour penser.

Son accueil fut moins rébarbatif que d'habitude.

Il conta l'histoire d'Arnoux. L'ex-fabricant de faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du Siècle , en lui démontrant qu'il fallait, au point de vue démocratique, changer la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire triompher son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait demandé cinquante actions, en disant qu'il les repasserait а des amis sûrs, lesquels appuieraient son vote ; Mignot n'aurait aucune responsabilité, ne se fâcherait avec personne ; puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans l'administration une bonne place, de cinq а six mille francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et, avec l'argent, s'était associé а un marchand d'objets religieux. Lа-dessus, réclamations de Mignot, lanternements d'Arnoux ; enfin, le patriote l'avait menacé d'une plainte en escroquerie, s'il ne restituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante mille francs.

Frédéric eut l'air désespéré.

-- " Ce n'est pas tout " , dit le Citoyen. " Mignot, qui est un brave homme, s'est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l'autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l'a sommé d'avoir а lui rendre, dans les vingt-quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille francs. "

-- " Mais je les ai ! " dit Frédéric.

Le Citoyen se retourna lentement :

-- " Blagueur ! "

-- " Pardon ! Ils sont dans ma poche. Je les apportais. "

-- " Comme vous y allez, vous ! Nom d'un petit bonhomme ! Du reste, il n'est plus temps ; la plainte est déposée, et Arnoux parti. "

-- " Seul ? "

-- " Non ! avec sa femme. On les a rencontrés а la gare du Havre. "

Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu'il allait s'évanouir. Il se contint, et même il eut la force d'adresser deux ou trois questions sur l'aventure. Regimbart s'en attristait, tout cela en somme nuisant а la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans conduite et sans ordre.

-- " Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l'a perdu ! Ce n'est pas lui que je plains, mais sa pauvre femme ! " car le Citoyen admirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux. " Elle a dû joliment souffrir ! "

Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s'il en avait reçu un service, il serra sa main avec effusion.

-- " As-tu fait toutes les courses nécessaires ? " dit Rosanette en le revoyant.

Il n'en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour s'étourdir.

A huit heures, ils passèrent dans la salle а manger ; mais ils restèrent silencieux l'un devant l'autre, poussaient par intervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l'eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti, n'ayant plus conscience de rien que d'une extrême fatigue.

Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et l'indigo s'y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse, presque dérisoire.

D'ailleurs, le petit mort était méconnaissable, maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmentait la blancheur de sa peau ; les narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves ; et sa tête reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de camélias, des roses d'automne et des violettes ; c'était une idée de la femme de chambre ; elles l'avaient ainsi arrangé toutes les deux, dévotement. La cheminée, couverte d'une housse en guipure, supportait des flambeaux de vermeil espacés par des bouquets de buis bénit ; aux coins, dans les deux vases, des pastilles du sérail brûlaient ; tout cela formait avec le berceau une manière de reposoir ; et Frédéric se rappela sa veillée près de M. Dambreuse.

Tous les quarts d'heure, а peu près, Rosanette ouvrait les rideaux pour contempler son enfant. Elle l'apercevait, dans quelques mois d'ici, commençant а marcher, puis au collège, au milieu de la cour, jouant aux barres ; puis а vingt ans, jeune homme ; et toutes ces images, qu'elle se créait, lui faisaient comme autant de fils qu'elle aurait perdus, -- l'excès de la douleur multipliant sa maternité.

Frédéric, immobile dans l'autre fauteuil, pensait а Mme Arnoux.

Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau d'un wagon, et regardant la campagne s'enfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien sur le pont d'un bateau а vapeur, comme la première fois qu'il l'avait rencontrée ; mais celui-lа s'en allait indéfiniment vers des pays d'où elle ne sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre d'auberge, avec des malles par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de compagnie, femme de chambre, peut-être ? Elle était livrée а tous les hasards de la misère. Cette ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû s'opposer а sa fuite ou partir derrière elle. N'était-il pas son véritable époux ? Et, en songeant qu'il ne la retrouverait jamais, que c'était bien fini, qu'elle était irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées depuis le matin débordèrent.

Rosanette s'en aperçut.

-- " Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ? "

-- " Oui ! oui ! j'en ai !... "

Il la serra contre son coeur, et tous deux sanglotaient en se tenant embrassés.

Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, а plat ventre, la tête dans ses mains.

Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu'il tenait tout prêts douze mille francs destinés а M. Arnoux.

Ainsi cet argent, son argent а elle, était pour empêcher le départ de l'autre, pour se conserver une maоtresse !

Elle eut d'abord un accès de rage ; et elle avait résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. Il valait mieux tout renfermer, ne rien dire.

Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.

Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle l'interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l'avait poussé а un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraоnent а tous les crimes.

Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c'est que Mme Dambreuse ne pouvait connaоtre la vérité.

Elle y mit de l'entêtement, cependant ; car, le surlendemain, elle s'informa encore de son petit camarade, puis d'un autre, de Deslauriers.

-- " Est-ce un homme sûr et intelligent ? "

Frédéric le vanta.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:44

-- " Priez-le de passer а la maison un de ces matins : je désirerais le consulter pour une affaire. "

Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billets d'Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avait mis sa signature. C'était pour ceux-lа que Frédéric était venu une fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n'eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement la condamnation d'Arnoux, mais celle de sa femme, qui l'ignorait, son mari n'ayant pas jugé convenable de l'en avertir.

C'était une arme, cela ! Mme Dambreuse n'en doutait pas. Mais son notaire lui conseillerait peut-être l'abstention ; elle eût préféré quelqu'un d'obscur ; et elle s'était rappelé ce grand diable, а mine impudente, qui lui avait offert ses services.

Frédéric fit naïvement sa commission.

L'avocat fut enchanté d'être mis en rapport avec une si grande dame.

Il accourut.

Elle le prévint que la succession appartenait а sa nièce, motif de plus pour liquider ces créances qu'elle rembourserait, tenant а accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.

Deslauriers comprit qu'il y avait lа-dessous un mystère ; il y rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne et l'outrage qu'il en avait reçu. Puisque la vengeance s'offrait, pourquoi ne pas la saisir ?

Il conseilla donc а Mme Dambreuse de faire vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-lа.

Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :

" Vente d'un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires français et de l'Inde, piano d'Erard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et du Japon. "

-- " C'est leur mobilier ! " se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.

Quant а la personne qui faisait vendre, il l'ignorait. Mais le commissaire- priseur, Me Berthelmot, donnerait peut-être des éclaircissements.

L'officier ministériel ne voulut point, tout d'abord, dire quel créancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C'était un sieur Sénécal, agent d'affaires ; et Me Berthelmot poussa même la complaisance jusqu'а prêter son journal des Petites Affiches.

Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table tout ouvert.

-- " Lis donc ! "

-- " Eh bien, quoi ? " dit-elle, avec une figure tellement placide, qu'il en fut révolté.

-- " Ah ! garde ton innocence ! "

-- " Je ne comprends pas. "

-- " C'est toi qui fais vendre Mme Arnoux ? "

Elle relut l'annonce.

-- " Où est son nom ? "

-- " Eh ! c'est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi ! "

-- " Qu'est-ce que ça me fait ? " dit Rosanette en haussant les épaules.

-- " Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilа tout ! C'est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l'as pas outragée jusqu'а venir chez elle ! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure ! Pourquoi t'acharnes-tu а la ruiner ? "

-- " Tu te trompe, je t'assure ! "

-- " Allons donc ! Comme si tu n'avais pas mis Sénécal en avant ! "

-- " Quelle bêtise ! "

Alors, une fureur l'emporta.

-- " Tu mens ! Tu mens, misérable ! Tu es jalouse d'elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari ! Sénécal s'est déjа mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux, vos deux haines s'entendent. J'ai vu sa joie quand tu as gagné ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-lа ? "

-- " Je te donne ma parole... "

-- " Oh ! je la connais, ta parole ! "

Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, se reculait.

-- " Cela t'étonne ! Tu me croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J'en ai assez, aujourd'hui ! On ne meurt pas pour les trahisons d'une femme de ton espèce. Quand elles deviennent trop monstrueuses, on s'en écarte ; ce serait se dégrader que de les punir ! "

Elle se tordait les bras.

-- " Mon Dieu, qu'est-ce donc qui l'a changé ? "

-- " Pas d'autres que toi-même ! "

-- " Et tout cela pour Mme Arnoux !... " s'écria Rosanette en pleurant.

Il reprit froidement :

-- " Je n'ai jamais aimé qu'elle ! "

A cette insulte, ses larmes s'arrêtèrent.

-- " Ça prouve ton bon goût ! Une personne d'un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaоt, va la rejoindre "

-- " C'est ce que j'attendais ! Merci ! "

Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d'un bond, elle le rattrapa dans l'antichambre, et, l'entourant de ses bras :

-- " Mais tu es fou ! tu es fou ! c'est absurde ! je t'aime ! " Elle le suppliait : " Mon Dieu, au nom de notre petit enfant ! "

-- " Avoue que c'est toi qui as fait le coup ! " dit Frédéric.

Elle protesta encore de son innocence.

-- " Tu ne veux pas avouer ? "

-- " Non ! "

-- " Eh bien, adieu ! et pour toujours ! "

-- " Ecoute-moi ! "

Frédéric se retourna.

-- " Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est irrévocable ! "

-- " Oh ! oh ! tu me reviendras ! "

-- " Jamais de la vie ! "

Et il fit claquer la porte violemment.

Rosanette écrivit а Deslauriers qu'elle avait besoin de lui tout de suite.

Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eut conté sa rupture :

-- " Ce n'est que ça ! Beau malheur ! "

Elle avait cru d'abord qu'il pourrait lui ramener Frédéric ; mais, а présent, tout était perdu. Elle avait appris, par son portier, son prochain mariage avec Mme Dambreuse.

Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour Nogent, en la prévenant qu'il ne savait pas quand ils se reverraient ; d'ici а peu, il y aurait peut-être un grand changement dans sa vie.

Deux heures après son retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, n'y tenant plus, se transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roque en fut malade, Louise s'enferma. Le bruit courut même qu'elle était folle.

Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme Dambreuse, pour l'en distraire sans doute, redoublait d'attentions. Toutes les après- midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu'ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel des commissaires- priseurs, par amusement.

C'était le 1er décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, а cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d'oeil seulement. Le coupé s'arrêta. Il fallait bien la suivre.

On voyait, dans la cour, des lavabos sans cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, des bouteilles vides, des matelas ; et des hommes en blouse ou en sale redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble, quelques-uns avec des sacs de toile sur l'épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient tumultueusement.

Frédéric objecta les inconvénients d'aller plus loin.

-- " Ah ! bah ! "

Et ils montèrent l'escalier.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:44

Dans la première salle, а droite, des messieurs, un catalogue а la main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d'armes chinoises ;. Mme Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et elle le mena jusqu'а l'extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.

Il reconnut immédiatement les deux étagères de l' Art industriel , sa table а ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, par rang de taille, ils formaient un large talus depuis le plancher jusqu'aux fenêtres ; et, sur les autres côtés de l'appartement, les tapis et les rideaux pendaient droit le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieux bonshommes qui sommeillaient. A gauche, s'élevait une espèce de comptoir, où le commissaire-priseur en cravate blanche, brandissait légèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de lui, écrivait ; et, plus bas, debout, un robuste gaillard, tenant du commis-voyageur et du marchand de contremarques, criait les meubles а vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que bordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La foule circulait derrière eux.

Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs et jusqu'aux chemises étaient passés de main en main, retournés ; quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l'air tout а coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; -- et le partage de ces reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait une atrocité, comme s'il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre. L'atmosphère de la salle, toute chargée d'haleines, l'écoeurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.

On exhiba les meubles de la chambre а coucher.

Me Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, le répétait plus fort ; et les trois commissaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient l'objet dans une pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, le grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers lui, la petite bergère de tapisserie où il s'asseyait toujours en face d'elle quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont l'ivoire était rendu plus doux par le contact de ses mains ; une pelote de velours, encore hérissée d'épingles. C'était comme des parties de son coeur qui s'en allaient avec ces choses ; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes, l'engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution.

Un craquement de soie se fit а son oreille ; Rosanette le touchait.

Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son chagrin passé, l'idée d'en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la voir, en gilet de satin blanc а boutons de perles, avec une robe а falbalas, étroitement gantée, l'air vainqueur.

Il pâlit de colère. Elle regarda la femme qui l'accompagnait.

Mme Dambreuse l'avait reconnue ; et, pendant une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de découvrir le défaut, la tare, -- l'une enviant peut-être la jeunesse de l'autre, et celle-ci dépitée par l'extrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa rivale.

Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d'une insolence inexprimable.

Le crieur avait ouvert un piano, -- son piano ! Tout en restant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça l'instrument pour douze cents francs, puis se rabattit а mille, а huit cents, а sept cents.

Mme Dambreuse, d'un ton folâtre, se moquait du sabot.

On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des angles et des fermoirs d'argent, le même qu'il avait vu au premier dоner dans la rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il était lié а ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait d'attendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout а coup :

-- " Tiens ! je vais l'acheter. "

-- " Mais ce n'est pas curieux " , reprit-il.

Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur en prônait la délicatesse :

-- " Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs, messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peu de blanc d'Espagne, ça brillera ! "

Et, comme elle se poussait dans la foule :

-- " Quelle singulière idée ! " dit Frédéric.

-- " Cela vous fâche ? "

-- " Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ? "

-- " Qui sait ? y mettre des lettres d'amour, peut-être ? "

Elle eut un regard qui rendait l'allusion fort claire.

-- " Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurs secrets. "

-- " Je ne la croyais pas si morte. "

Elle ajouta distinctement : " Huit cent quatre-vingts francs ! "

-- " Ce que vous faites n'est pas bien " , murmura Frédéric.

Elle riait.

-- " Mais, chère amie, c'est la première grâce que je vous demande. "

-- " Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ? "

Quelqu'un venait de lancer une surenchère ; elle leva la main :.

-- " Neuf cents francs ! "

-- " Neuf cents francs ! " répéta Me Berthelmot.

-- " Neuf cent dix... quinze... vingt... trente ! " glapissait le crieur, tout en parcourant du regard l'assistance, avec des hochements de tête saccadés.

-- " Prouvez-moi que ma femme est raisonnable " , dit Frédéric.

Il l'entraоna doucement vers la porte.

Le commissaire-priseur continuait.

-- " Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand а neuf cent trente ? "

Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s'arrêta ; et, d'une voix haute :

-- " Mille francs ! "

Il y eut un frisson dans le public, un silence.

-- " Mille francs, messieurs, mille francs ! Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! -- Adjugé ! "

Le marteau d'ivoire s'abattit.

Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret. Elle le plongea dans son manchon.

Frédéric sentit un grand froid lui traverser le coeur.

Mme Dambreuse n'avait pas quitté son bras ; et elle n'osa le regarder en face jusque dans la rue, où l'attendait sa voiture.

Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau а la main.

-- " Vous ne montez pas ? "

-- " Non, madame ! "

Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.

Il éprouva d'abord un sentiment de joie et d'indépendance reconquise. Il était fier d'avoir vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, et une courbature infinie l'accabla.

Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles. L'état de siège était décrété, l'Assemblée dissoute, et une partie des représentants du peuple а Mazas. Les affaires publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.

Il écrivit а des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes relatives а son mariage, qui lui apparaissait maintenant, comme une spéculation un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu'il avait manqué, а cause d'elle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s'inquiétait même pas de Mme Arnoux, -- ne songeant qu'а lui, а lui seul, -- perdu dans les décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; et, en haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraоcheur de l'herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée а l'ombre du toit natal, avec des coeurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.

Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps а autre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans rien de plus.

-- " Comment ! est-ce qu'on ne va pas se battre ? " dit Frédéric а un ouvrier.

L'homme en blouse lui répondit :

-- " Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu'ils s'arrangent ! "

Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :

-- " Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les exterminer ! "

Frédéric ne comprenait rien а tant de rancune et de sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour Nogent par le premier convoi.

Les maisons bientôt disparurent, la campagne s'élargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de Louise lui revint.

-- " Elle m'aimait, celle-lа ! J'ai eu tort de ne pas saisir ce bonheur. Bah ! n'y pensons plus !... "

Puis, cinq minutes après :

-- " Qui sait, cependant ?... " plus tard, pourquoi pas ? "

Sa rêverie, comme ses yeux, s'enfonçait dans de vagues horizons.

-- " Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne ! "

A mesure qu'il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l'aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d'eau ; on arrivait ; il descendit.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:45

Puis il s'accouda sur le pont, pour revoir l'оle et le jardin où ils s'étaient promenés un jour de soleil ; -- et l'étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu'il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d'exaltation, il se dit :

-- " Elle est peut-être sortie ; si j'allais la rencontrer ! "

La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur la place, devant l'église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout а coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.

Il se crut halluciné. Mais non ! C'était bien elle, Louise ! -- couverte d'un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges а ses talons ; et c'était bien lui, Deslauriers ! -- portant un habit bleu brodé d'argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?

Frédéric se cacha dans l'angle d'une maison, pour laisser passer le cortège.

Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s'en revint а Paris.

Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d'Eau jusqu'au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied а terre pour gagner les boulevards.

Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de l'Opéra. Les maisons d'en face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du boulevard, des dragons galopaient, а fond de train, penchés sur leurs chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs casques et leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.

Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.

Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, -- Dussardier, -- remarquable de loin а sa haute taille, restait sans plus bouger qu'une cariatide.

Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.

L'autre alors, s'avançant d'un pas, se mit а crier :

-- " Vive la République ! "

Il tomba sur le dos, les bras en croix.

Un hurlement d'horreur s'éleva de la foule. L'agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

Chapitre VI. ------------------------------------------------------

Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d'autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l'inertie de son coeur.

Vers la fin de mars 1867, а la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.

-- " Madame Arnoux ! "

-- " Frédéric ! "

Elle le saisit par les mains, l'attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :

-- " C'est lui ! C'est donc lui ! "

Dans la pénombre du crépuscule, il n'apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s'assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se souriant l'un а l'autre.

Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et son mari.

Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait un vieillard maintenant. Sa fille était mariée а Bordeaux, et son fils en garnison а Mostaganem. Puis elle releva la tête :

-- " Mais je vous revois ! Je suis heureuse ! "

Il ne manqua pas de lui dire qu'а la nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.

-- " Je le savais ! "

-- " Comment ? "

Elle l'avait aperçu dans la cour, et s'était cachée.

-- " Pourquoi ? "

Alors, d'une voix tremblante, et avec de longs intervalles entre ses mots :

-- " J'avais peur ! Oui... peur de vous... de moi ! "

Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Son coeur battait а grands coups. Elle reprit :

-- " Excusez-moi de n'être pas venue plus tôt. " Et désignant le petit portefeuille grenat couvert de palmes d'or :

-- " Je l'ai brodé а votre intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre. "

Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s'être dérangée.

-- " Non ! Ce n'est pas pour cela que je suis venue ! Je tenais а cette visite, puis je m'en retournerai... lа-bas. "

Et elle lui parla de l'endroit qu'elle habitait.

C'était une maison basse, а un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de châtaigniers montant jusqu'au haut de la colline, d'où l'on découvre la mer.

-- " Je vais m'asseoir lа, sur un banc, que j'ai appelé : le banc Frédéric. "

Puis elle se mit а regarder les meubles, les bibelots, les cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la Maréchale était а demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres, l'attirèrent.

-- " Je connais cette femme, il me semble ? "

-- " Impossible ! " dit Frédéric. " C'est une vieille peinture italienne. "

Elle avoua qu'elle désirait faire un tour а son bras, dans les rues.

Ils sortirent.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l'ombre l'enveloppait de nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans se distraire d'eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.

Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dоners du temps de l' Art industriel , les manies d'Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux-col, d'écraser du cosmétique sur ses moustaches, d'autres choses plus intimes et plus profondes. Quel ravissement il avait eu la première fois, en l'entendant chanter ! Comme elle était belle, le jour de sa fête, а Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit jardin d'Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard, d'anciens domestiques, sa négresse.

Elle s'étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :

-- " Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent ; et il me semble que vous êtes lа, quand je lis des passages d'amour dans les livres. "

-- " Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait ressentir " , dit Frédéric. " Je comprends Werther, que ne dégoûtent pas les tartines de Charlotte. "

-- " Pauvre cher ami ! "

Elle soupira ; et, après un long silence :

-- " N'importe, nous nous serons bien aimés. "

-- " Sans nous appartenir, pourtant ! "

-- " Cela vaut peut-être mieux " , reprit-elle.

-- " Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu ! "

-- " Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre ! "

Et il devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !

Frédéric lui demanda comment elle l'avait découvert.

-- " C'est un soir que vous m'avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me suis dit : " Mais il m'aime, il m'aime !... " J'avais peur de m'en assurer, cependant. Votre réserve était si charmante, que j'en jouissais comme d'un hommage involontaire et continu. "

Il ne regretta rien. Ses souffrances d'autrefois étaient payées.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.

Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre а ses genoux, et, prenant ses mains, se mit а lui dire des tendresses.

-- " Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importance extrahumaine. Mon coeur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair de lune par une nuit d'été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l'âme étaient contenues pour moi dans votre nom, que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n'imaginais rien au-delа. C'était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle а éblouir, et si bonne ! Cette image-lа effaçait toutes les autres. Est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque j'avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux ! "

Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait а croire ce qu'il disait. Madame Arnoux, le dos tourné а la lumière, se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de son haleine, а travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :

-- " La vue de votre pied me trouble. "

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l'intonation singulière des somnambules :

-- " A mon âge ! lui ! Frédéric !... Aucune n'a jamais été aimée comme moi ! Non, non !, а quoi sert d'être jeune ? Je m'en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici ! "

-- " Oh ! il n'en vient guère ! " reprit-il complaisamment.

Son visage s'épanouit, et elle voulut savoir s'il se marierait.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:45

Il jura que non.

-- " Bien sûr ? pourquoi ? "

-- " A cause de vous " , dit Frédéric en la serrant dans ses bras.

Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout а coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :

-- " J'aurais voulu vous rendre heureux. "

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d'être venue pour s'offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait !, -- et tout а la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit а faire une cigarette.

Elle le contemplait, tout émerveillée.

-- " Comme vous êtes délicat ! Il n'y a que vous ! Il n'y a que vous ! "

Onze heures sonnèrent.

-- " Déjа ! " dit-elle, " au quart, je m'en irai. "

Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait а marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien а se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la personne aimée n'est déjа plus avec nous.

Enfin, l'aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.

-- " Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C'était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous ! "

Et elle le baisa au front, comme une mère.

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.

Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.

Elle s'en coupa, brutalement, а la racine, une longue mèche.

-- " Gardez-les ! Adieu ! "

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avancer а un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.

Et ce fut tout.

Chapitre VII. ------------------------------------------------------

Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre et s'aimer.

L'un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s'était remariée а un Anglais.

L'autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa femme, un beau jour, s'était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du ridicule, il s'était compromis dans sa préfecture par des excès de zèle gouvernemental. On l'avait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire d'un pacha, gérant d'un journal, courtier d'annonces, pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle.

Quant а Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en petit bourgeois.

Puis, ils s'informèrent mutuellement de leurs amis.

Martinon était maintenant sénateur.

Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute la presse.

Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait le château de ses aïeux.

Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l'homéopathie, les tables tournantes, l'art gothique et la peinture humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on le voyait représenté en habit noir, avec un corps minuscule et une grosse tête.

-- " Et ton intime Sénécal ? " demanda Frédéric.

-- " Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande passion, Mme Arnoux ? "

-- " Elle doit être а Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs. "

-- " Et son mari ? "

-- " Mort l'année dernière. "

-- " Tiens ! " dit l'avocat.

Puis se frappant le front :

-- " A propos, l'autre jour, dans une boutique, j'ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu'elle a adopté. Elle est veuve d'un certain M. Oudry, et très grosse maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si mince. "

Deslauriers ne cacha pas qu'il avait profité de son désespoir pour s'en assurer par lui-même.

-- " Comme tu me l'avais permis, du reste. "

Cet aveu était une compensation au silence qu'il gardait touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l'eût pardonnée, puisqu'elle n'avait pas réussi.

Bien que vexé un peu de la découverte, il fit semblant d'en rire ; et l'idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.

Deslauriers ne l'avait jamais vue, non plus que bien d'autres qui venaient chez Arnoux ; mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.

-- " Vit-il encore ? "

-- " A peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue de Grammont jusqu'а la rue Montmartre, il se traоne devant les cafés, affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre ! "

-- " Eh bien, et Compain ? "

Frédéric poussa un cri de joie, et pria l'ex-délégué du Gouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête de veau.

-- " C'est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier, des Indépendants fondèrent un banquet annuel, où l'on mangeait des têtes de veau, et où on buvait du vin rouge dans des crânes de veau, en portant des toasts а l'extermination des Stuarts. Après Thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde. "

-- " Tu me parais bien calmé sur la politique ? "

-- " Effet de l'âge " , dit l'avocat.

Et ils résumèrent leur vie.

Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?

-- " C'est peut-être le défaut de ligne droite " , dit Frédéric.

-- " Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j'ai péché par excès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout. J'avais trop de logique, et toi de sentiment. "

Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l'époque où ils étaient nés.

Frédéric reprit :

-- " Ce n'est pas lа ce que nous croyions devenir autrefois, а Sens, quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dont j'avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars de Fénestranges et l'évêque de Troyes assaillirent messire Eustache d'Ambrecicourt. Te rappelles-tu ? "

Et, exhumant leur jeunesse, а chaque phrase, ils se disaient :

-- " Te rappelles-tu ? "

Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle d'armes au bas de l'escalier, des figures de pions et d'élèves, un nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le compatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire, -- puis une terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions des prix, la joie des vacances.

C'était pendant celles de 1837 qu'ils avaient été chez la Turque.

On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la croyaient une musulmane, une Turque, ce qui ajoutait а la poésie de son établissement, situé au bord de l'eau, derrière le rempart ; même en plein été, il y avait de l'ombre autour de sa maison, reconnaissable а un bocal de poissons rouges, près d'un pot de réséda, sur une fenêtre. Des demoiselles, en camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles d'oreilles, frappaient aux carreaux quand on passait, et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient doucement d'une voix rauque.

Ce lieu de perdition projetait dans tout l'arrondissement un éclat fantastique. On le désignait par des périphrases : " L'endroit que vous savez, -- une certaine rue, -- au bas des Ponts. " Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que la cuisinière de M. le sous-préfet y avait été surprise ; et c'était, bien entendu, l'obsession secrète de tous les adolescents.

Or, un dimanche, pendant qu'on était aux Vêpres, Frédéric et Deslauriers, s'étant fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujours leurs gros bouquets.

Frédéric présenta le sien, comme un amoureux а sa fiancée. Mais la chaleur qu'il faisait, l'appréhension de l'inconnu, une espèce de remords, et jusqu'au plaisir de voir, d'un seul coup d'oeil, tant de femmes а sa disposition, l'émurent tellement, qu'il devint très pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son embarras ; croyant qu'on s'en moquait, il s'enfuit ; et, comme Frédéric avait l'argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.

On les vit sortir. Cela fit une histoire, qui n'était pas oubliée trois ans après.

Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l'autre ; et, quand ils eurent fini :

-- " C'est lа ce que nous avons eu de meilleur ! " dit Frédéric.

-- " Oui, peut-être bien ? C'est lа ce que nous avons eu de meilleur ! " , dit Deslauriers.

*FIN*
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 4 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


Revenir en haut Aller en bas

Page 4 sur 4 Précédent  1, 2, 3, 4

Revenir en haut

- Sujets similaires

 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Ne ratez plus aucun deal !
Abonnez-vous pour recevoir par notification une sélection des meilleurs deals chaque jour.
IgnorerAutoriser