Littérature française
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -29%
PC portable – MEDION 15,6″ FHD Intel i7 ...
Voir le deal
499.99 €

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Page 2 sur 4 Précédent  1, 2, 3, 4  Suivant

Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:07

-- " Rendez-moi quatre sous ! "

Delphine les rendit, et, quand elle l'eut congédiée :

-- " Ah ! Sainte Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-lа ! "

Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorte d'égalité fâcheuse.

Delphine, étant revenue, s'approcha de la Maréchale pour chuchoter un mot а son oreille.

-- " Eh non ! je n'en veux pas ! "

Delphine se présenta de nouveau.

-- " Madame, elle insiste. "

-- " Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors ! "

Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n'entendit rien, ne vit rien ; Rosanette s'était précipitée dans la chambre, а sa rencontre.

Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s'assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :

-- " Quel est votre petit nom ? "

-- " Frédéric. "

-- " Ah ! Federico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ? "

Et elle le regardait d'une façon câline, presque amoureuse. Tout а coup, elle poussa un cri de joie а la vue de Mlle Vatnaz.

La femme artiste n'avait pas de temps а perdre, devant, а six heures juste, présider sa table d'hôte ; et elle haletait, n'en pouvant plus. D'abord, elle retira de son cabas une chaоne de montre avec un papier, puis différents objets, des acquisitions.

-- " Tu sauras qu'il y a, rue Joubert, des gants de Suède а trente-six sous magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour la guipure, j'ai dit qu'on repasserait, Bugneaux a reçu l'acompte. Voilа tout, il me semble ? C'est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois ! "

Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux n'avait de monnaie, Frédéric en offrit.

-- " Je vous les rendrai " , dit la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac. " Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m'avez pas fait danser une seule fois, l'autre jour ! -- Ah ! ma chère, j'ai découvert, quai Voltaire, а une boutique, un cadre d'oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours. A ta place, je me les donnerais. Tiens ! Comment trouves-tu ? "

Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu'elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge а Delmar.

-- " Il est venu aujourd'hui, n'est-ce pas ? "

-- " Non ! "

-- " C'est singulier "

Et, une minute après :

-- " Où vas-tu ce soir ? "

-- " Chez Alphonsine " , dit Rosanette ; ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée.

Mlle Vatnaz reprit :

-- " Et le Vieux de la Montagne, quoi de neuf ? "

Mais, d'un brusque clin d'oeil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l'antichambre, pour savoir s'il verrait bientôt Arnoux.

-- " Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu ! "

Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d'une paire de socques.

-- " Les caoutchoucs de la Vatnaz " , dit Rosanette. " Quel pied ! hein ? Elle est forte, ma petite amie ! "

Et d'un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot :

-- " Ne pas s'y fierrr ! "

Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :

-- " Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! "

Il était léger en sortant de lа, ne doutant pas que la Maréchale ne devоnt bientôt sa maоtresse. Ce désir en éveilla un autre ; et, malgré l'espèce de rancune qu'il lui gardait, il eut envie de voir Mme Arnoux.

D'ailleurs, il devait y aller pour la commission de Rosanette.

-- " Mais, а présent " , songea-t-il (six heures sonnaient), " Arnoux est chez lui, sans doute. "

Il ajourna sa visite au lendemain.

Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, et cousait une chemise d'enfant. Le petit garçon, а ses pieds, jouait avec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.

Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de bêtise maternelle.

La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche- coeurs de sa nuque, pénétrait d'un fluide d'or sa peau ambrée. Alors, il dit :

-- " Voilа une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois ans ! -- Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux, dans la voiture ? " -- Marthe ne se rappelait pas. " -- Un soir, en revenant de Saint-Cloud ? "

Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Etait-ce pour lui défendre toute allusion а leur souvenir commun ?

Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : c'était une contemplation qui l'engourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l'argent. Il se mit а parler du temps, lequel était moins froid qu'au Havre.

-- " Vous y avez été ? "

-- " Oui, pour une affaire. de famille. un héritage. "

-- " Ah ! j'en suis bien contente " , reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu'il en fut touché comme d'un grand service.

Puis elle lui demanda ce qu'il voulait faire, un homme devant s'employer а quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu'il espérait parvenir au Conseil d'État, grâce а M. Dambreuse, le député.

-- " Vous le connaissez peut-être ? "

-- " De nom, seulement. "

Puis, d'une voix basse :

-- " Il vous a mené au bal, l'autre jour, n'est-ce pas ? "

Frédéric se taisait.

-- " C'est ce que je voulais savoir, merci. "

Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur sa famille et sa province. C'était bien aimable, d'être resté lа-bas si longtemps, sans les oublier.

-- " Mais... le pouvais-je ? " reprit-il. " En doutiez-vous ? "

Mme Arnoux se leva.

-- " Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. -- Adieu... au revoir ! "

Et elle tendit sa main d'une manière franche et virile. N'était-ce pas un engagement, une promesse ? Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s'il n'y avait personne а secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement s'évanouit, car il n'était pas homme а en chercher au loin les occasions.

Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards ; quant а Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc а tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, а onze heures juste, et il chargea Deslauriers d'amener Sénécal.

Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n'avoir point voulu de distribution de prix, usage qu'il regardait comme funeste а l'égalité. Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n'habitait plus avec Deslauriers depuis six mois.

Leur séparation n'avait rien eu de pénible. Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse а l'avocat. D'ailleurs, certaines idées de son ami, excellentes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s'en taisait par ambition, tenant а le ménager pour le conduire, car il attendait avec impatience un grand bouleversement où il comptait bien faire son trou, avoir sa place.

Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue Indépendante . Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclament pour l'humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine où l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n'avait pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception, et tout ce qu'il jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le scandalisaient, -- ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque.

-- " Qu'est-ce que je dois а ce monsieur pour lui faire des politesses ? S'il voulait de moi, il pouvait venir "

Deslauriers l'entraоna.

Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre а coucher. Stores et doubles rideaux, glace de Venise, rien n'y manquait ; Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.

Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir. Deslauriers embrassa tout d'un seul coup d'oeil ; puis, le saluant très bas :

-- " Monseigneur ! je vous présente mes respects "

Dussardier lui sauta au cou.

-- " Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant mieux, nom d'un chien, tant mieux ! "

Cisy parut, avec un crêpe а son chapeau. Depuis la mort de sa grand'mère, il jouissait d'une fortune considérable, et tenait moins а s'amuser qu'а se distinguer des autres, а n'être pas comme tout le monde, enfin а " avoir du cachet " . C'était son mot.

Il était midi cependant, et tous bâillaient ; Frédéric attendait quelqu'un. Au nom d'Arnoux, Pellerin fit la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu'il avait abandonné les arts.

-- " Si l'on se passait de lui ? qu'en dites-vous ? "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:07

Tous approuvèrent.

Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et l'on aperçut la salle а manger avec sa haute plinthe en chêne relevé d'or et ses deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle ; les lames des couteaux neufs miroitaient près des huоtres, il y avait dans le ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal.

Il commença par demander du pain de ménage (le plus ferme possible), et, а ce propos, parla des meurtres de Buzançais et de la crise des subsistances.

Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieux l'agriculture, si tout n'était pas livré а la concurrence, а l'anarchie, а la déplorable maxime du " laissez faire, laissez passer " ! Voilа comment se constituait la féodalité de l'argent, pire que l'autre ! Mais qu'on y prenne garde ! le peuple, а la fin, se lassera, et pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.

Frédéric entrevit, dans un éclair, un flot d'hommes aux bras nus envahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces а coups de pique.

Sénécal continuait : l'ouvrier, vu l'insuffisance des salaires, était plus malheureux que l'ilote, le nègre et le paria, s'il a des enfants surtout.

-- " Doit-il s'en débarrasser par l'asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus "

Et se tournant vers Cisy :

-- " En serons-nous réduits aux conseils de l'infâme Malthus ? "

Cisy, qui ignorait l'infamie et même l'existence de Malthus, répondit qu'on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées...

-- " Ah ! les classes élevées ! " dit, en ricanant, le socialiste. " D'abord, il n'y a pas de classes élevées ; on n'est élevé que par le coeur ! Nous ne voulons pas d'aumônes, entendez-vous ! mais l'égalité ; la juste répartition des produits. "

Ce qu'il demandait, c'est que l'ouvrier pût devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant le nombre des apprentis, empêchaient l'encombrement des travailleurs, et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les bannières.

Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières ; Pellerin aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.

-- " Allons donc ! " dit Deslauriers. " Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements d'empires des effets de la vengeance divine. C'est comme le sieur Saint-Simon et son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme ! "

M. de Cisy, pour s'éclairer, sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit а dire doucement :

-- " Ces deux savants ne sont donc pas de l'avis de Voltaire ? "

-- " Celui-lа, je vous l'abandonne ! " reprit Sénécal.

-- " Comment ? moi, je croyais. "

-- " Eh non ! il n'aimait pas le peuple "

Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d'impôts. Selon Sénécal, on en payait assez, cependant !

-- " Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique ! "

-- " , J'ai lu dans la Mode " , dit Cisy, " qu'а la Saint-Ferdinand, au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards. "

-- " Si ce n'est pas pitoyable ! " fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.

-- " Et le musée de Versailles ! " s'écria Pellerin. " Parlons-en ! Ces imbéciles-lа ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous ! "

-- " Oui, nous sommes la risée de l'Europe " , dit Sénécal.

-- " C'est parce que l'Art est inféodé а la Couronne. "

-- " Tant que vous n'aurez pas le suffrage universel... "

-- " Permettez ! " car l'artiste, refusé depuis vingt ans а tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. " Eh ! qu'on nous laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! Seulement les Chambres devraient statuer sur les intérêts de l'Art. Il faudrait établir une chaire d'esthétique, et dont le professeur, un homme а la fois praticien et philosophe, parviendrait, j'espère, а grouper la multitude. -- Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de ça dans votre journal " .

-- " Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous le sommes ? " dit Deslauriers avec emportement. " Quand on pense qu'il peut y avoir jusqu'а vingt-huit formalités pour établir un batelet sur une rivière, ça me donne envie d'aller vivre chez les anthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est а lui, la philosophie, le droit, les arts, l'air du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane du calotin ! "

Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l'oeil allumé :

-- " Je bois а la destruction complète de l'ordre actuel, c'est-а-dire de tout ce qu'on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, Etat ! " et, d'une voix plus haute : " que je voudrais briser comme ceci ! " en lançant sur la table le beau verre а patte, qui se fracassa en mille morceaux.

Tous applaudirent, et Dussardier principalement.

Le spectacle des injustices lui faisait bondir le coeur. Il s'inquiétait de Barbès ; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son érudition se bornait а deux ouvrages, l'un intitulé Crimes des rois, l'autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l'avocat bouche béante, avec délices. Enfin, n'y tenant plus :

-- " Moi, ce que je reproche а Louis-Philippe, c'est d'abandonner les Polonais ! "

-- " Un moment ! " dit Hussonnet. " D'abord, la Pologne n'existe pas ; c'est une invention de Lafayette ! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, les véritables s'étant noyés avec Poniatowski "

Bref, " il ne donnait plus lа-dedans " , il était " revenu de tout ça ! " . C'était comme le serpent de mer, la révocation de l'édit de Nantes et " cette vieille blague de la Saint-Barthélemy ! "

Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots de l'homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue " l'aurore de la Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l'individualisme des protestants. "

Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.

Sénécal s'en affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire ; puis on les voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaient outragé Lola Montès. A l'instar de Rousseau, il faisait plus de cas de la femme d'un charbonnier que de la maоtresse d'un roi.

-- " Vous blaguez les truffes ! " répliqua majestueusement Hussonnet. Et il prit la défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du costume d'Arnoux :

-- " On prétend qu'il branle dans le manche ? " dit Pellerin.

Le marchand de tableaux venait d'avoir un procès pour ses terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin bas- breton avec d'autres farceurs de son espèce.

Dussardier en savait davantage ; car son patron а lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu'il le jugeait peu solide, connaissant quelques- uns de ses renouvellements.

Le dessert était fini ; on passa dans le salon, tendu, comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et de style Louis XVI.

Pellerin blâma Frédéric de n'avoir pas choisi, plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures, Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque, qu'il appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs contemporains s'y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait leurs figures, leurs moeurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, а elle seule, plus de poésie que tous les lyriques du XIXe siècle ; Balzac était surfait, Byron démoli, Hugo n'entendait rien au théâtre, etc.

-- " Pourquoi donc " , dit Sénécal, " n'avez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers ? "

Et M. de Cisy, qui s'occupait de littérature, s'étonna de ne pas voir sur la table de Frédéric " quelques-unes de ces physiologies nouvelles, physiologie du fumeur, du pêcheur а la ligne, de l'employé de barrière " .

Ils arrivèrent а l'agacer tellement, qu'il eut envie de les pousser dehors par les épaules. " Mais je deviens bête ! " Et, prenant Dussardier а l'écart, il lui demanda s'il pouvait le servir en quelque chose.

Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, il n'avait besoin de rien.

Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux mille francs :

-- " Tiens, mon brave, empoche ! C'est le reliquat de mes vieilles dettes. "

-- " Mais. et le Journal ? " dit l'avocat. " J'en ai parlé а Hussonnet, tu sais bien. "

Et, Frédéric ayant répondu qu'il se trouvait " un peu gêné, maintenant " , l'autre eut un mauvais sourire.

Après les liqueurs, on but de la bière ; après la bière, des grogs ; on refuma des pipes. Enfin, а cinq heures du soir, tous s'en allèrent ; et ils marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit а dire que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.

Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de " cachet " , absolument.

-- " Moi, je trouve " , dit Pellerin, " qu'il aurait bien pu me commander un tableau. "

Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalon ses billets de banque.

Frédéric était resté seul. Il pensait а ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein d'ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils n'avaient pas répondu а la franchise de son coeur.

Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C'était une invention, une calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le lendemain, il se présenta chez elle.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:08

Ne sachant comment s'y prendre pour communiquer ce qu'il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujours ses terrains de Belleville.

-- " Oui, toujours. "

-- " Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je crois ? "

-- " C'est vrai. "

-- " Sa fabrique marche très bien, n'est-ce pas ? "

-- " Mais... je le suppose. "

Et, comme il hésitait :

-- " Qu'avez-vous donc ? vous me faites peur ! "

Il lui apprit l'histoire des renouvellements.

Elle baissa la tête, et dit :

-- " Je m'en doutais "

En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s'était refusé а vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et, ne trouvant point d'acquéreurs, avait cru se rattraper par l'établissement d'une manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle n'en savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait continuellement que " ça allait très bien " .

Frédéric tâcha de la rassurer. C'étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s'il apprenait quelque chose, il lui en ferait part.

-- " Oh ! oui, n'est-ce pas ? " dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.

Il pouvait donc lui être utile. Le voilа qui entrait dans son existence, dans son coeur.

Arnoux parut.

-- " Ah ! comme c'est gentil de venir me prendre pour dоner ! "

Frédéric en resta muet.

Arnoux parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu'il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.

-- " Chez lui ? "

-- " Mais certainement, chez lui. "

Il avoua, tout en descendant l'escalier, que, la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu'un pour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu'а la porte.

Au lieu d'entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second étage. Tout а coup les rideaux s'écartèrent.

-- " Ah ! bravo ! le père Oudry n'y est plus. Bonsoir ! "

C'était donc le père Oudry qui l'entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.

A partir de ce jour-lа, Arnoux fut encore plus cordial qu'auparavant ; il l'invitait а dоner chez sa maоtresse, et bientôt Frédéric hanta tout а la fois les deux maisons.

Celle de Rosanette l'amusait. On venait lа le soir, en sortant du club ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto ; le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente que les autres, se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir а quatre pattes, ou de s'affubler d'un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques, elle chantait des tyroliennes. L'après-midi, par désoeuvrement, elle découpait des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure. Incapable de résister а une envie, elle s'engouait d'un bibelot, qu'elle avait vu, n'en dormait pas, courait l'acheter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillait l'argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d'avant-scène. Souvent, elle demandait а Frédéric l'explication d'un mot qu'elle avait lu, mais n'écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite а une autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, c'étaient des colères enfantines ; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte qu'une couleuvre engourdie. Sans y prendre garde, elle s'habillait devant lui, tirait avec lenteur ses bas de soie, puis se lavait а grande eau le visage, en se renversant la taille comme une naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs.

Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant а lire а son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur son piano ; quand elle travaillait а un ouvrage de couture, c'était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements étaient d'une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de brise.

Elle ne s'exaltait point pour la littérature, mais son esprit charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit du vent dans les bois, et а se promener tête nue sous la pluie, Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d'elle-même qui commençait.

La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie comme deux musiques : l'une folâtre, emportée, divertissante, l'autre grave et presque religieuse ; et, vibrant а la fois, elles augmentaient toujours, et peu а peu se mêlaient ; -- car, si Mme Arnoux venait а l'effleurer du doigt seulement, l'image de l'autre, tout de suite, se présentait а son désir, parce qu'il avait, de ce côté-lа, une chance moins lointaine ; -- et, dans la compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d'avoir le coeur ému, il se rappelait immédiatement son grand amour.

Cette confusion était provoquée par des similitudes entre les deux logements. Un des bahuts que l'on voyait autrefois boulevard Montmartre ornait а présent la salle а manger de Rosanette, l'autre, le salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons, les services de table étaient pareils, et l'on retrouvait jusqu'а la même calotte de velours traоnant sur les bergères ; puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boоtes, des éventails allaient et venaient de chez la maоtresse chez l'épouse, car, sans la moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait а l'une ce qu'il lui avait donné, pour l'offrir а l'autre.

La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Un dimanche, après dоner, elle l'emmena derrière la porte, et lui fit voir dans son paletot un sac de gâteaux, qu'il venait d'escamoter sur la table, afin d'en régaler, sans doute, sa petite famille. M. Arnoux se livrait а des espiègleries côtoyant la turpitude. C'était pour lui un devoir que de frauder l'octroi ; il n'allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de secondes prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce excellente qu'il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous, ce qui n'empêchait point la Maréchale de l'aimer.

Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui :

-- " Ah ! il m'embête, а la fin ! J'en ai assez ! Ma foi, tant pis, j'en trouverai un autre ! "

Frédéric croyait " l'autre " déjа trouvé et qu'il s'appelait M. Oudry.

-- " Eh bien " , dit Rosanette, " qu'est-ce que cela fait ? "

Puis, avec des larmes dans la voix :

-- " Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, l'animal ! Il ne veut pas ! Quant а ses promesses, oh ! c'est différent. "

Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.

Frédéric pensa, immédiatement, а lui en faire cadeau. Arnoux pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.

Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d'amener tous les jours du monde а dоner chez lui, а présent, il traitait ses connaissances chez le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des chaоnes d'or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même а Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrit а l'ordre de M. Dambreuse.

Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d'honneur vis-а-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de l'esthétique, résultat de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de la Révolution française et composer une grande comédie, par l'influence indirecte de Deslauriers et d'Hussonnet. Au milieu de son travail, souvent le visage de l'une ou de l'autre passait devant lui ; il luttait contre l'envie de la voir, ne tardait pas а y céder ; et il était plus triste en revenant de chez Mme Arnoux.

Un matin qu'il ruminait sa mélancolie au coin de son feu, Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.

-- " Que veux-tu que j'y fasse ? " , dit Frédéric.

-- " Rien ! tu n'as pas d'argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ? "

Celui-ci devait avoir besoin d'ingénieurs dans son établissement ; Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourrait l'avertir des absences du mari, porter des lettres, l'aider dans mille occasions qui se présenteraient. D'homme а homme, on se rend toujours ces services-lа.

D'ailleurs, il trouverait moyen de l'employer sans qu'il s'en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire, c'était de bon augure, il fallait le saisir ; et, affectant de l'indifférence, il répondit que la chose peut-être était faisable et qu'il s'en occuperait.

Il s'en occupa tout de suite. Arnoux se donnait beaucoup de peine dans sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des Chinois ; mais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin d'éviter les gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux а son argile ; mais les pièces se brisaient pour la plupart, l'émail de ses peintures sur cru bouillonnait, ses grandes plaques gondolaient ; et, attribuant ces mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il voulait se faire faire d'autres moulins а broyer, d'autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes de ces choses ; et il l'aborda en annonçant qu'il avait découvert un homme très fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l'ayant écouté, répondit qu'il n'avait besoin de personne.

Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, tout а la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématicien de première force.

Le faïencier consentit а le voir.

Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédéric s'interposa et parvint, au bout de la semaine, а leur faire conclure un arrangement.

Mais l'usine étant située а Creil, Sénécal ne pouvait en rien l'aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage comme une mésaventure.

Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus il aurait de chances auprès d'elle. Alors, il se mit а faire l'apologie de Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts а son endroit, conta les vagues menaces de l'autre jour, et même parla du cachemire, sans taire qu'elle l'accusait d'avarice.

Arnoux, piqué du mot (et, d'ailleurs, concevant des inquiétudes), apporta le cachemire а Rosanette, mais la gronda de s'être plainte а Frédéric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa promesse, il prétendit qu'il ne s'en était pas souvenu, ayant trop d'occupations.

Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu'il fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, а son chevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de loin : " Je l'ai, je l'ai " ; puis, le prenant par les oreilles, elle l'embrassa au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux bras ronds sortaient de sa chemise qui n'avait pas de manches ; et, de temps а autre, il sentait, а travers la batiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant ce temps-lа, roulait ses prunelles.

-- " Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie ! "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:08

Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur son coussin, pour qu'il l'embrassât mieux, l'appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur а sa boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours lorsque Delmar se trouvait lа.

Etaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant а tromper un ami, Arnoux, а sa place, ne s'en gênerait guère ! et il avait bien le droit de n'être pas vertueux avec sa maоtresse, l'ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l'avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupide cependant, et résolut de s'y prendre avec la Maréchale carrément.

Donc, une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode, il s'approcha d'elle et eut un geste d'une éloquence si peu ambiguë, qu'elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu'elle était bien malheureuse et que ce n'était pas une raison pour qu'on la méprisât.

Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et en l'exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu'elle le crût sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle а l'épanchement de toute émotion sérieuse. Enfin, un jour elle répondit qu'elle n'acceptait pas les restes d'une autre.

-- " Quelle autre ? "

-- " Eh oui ! va retrouver madame Arnoux ! "

Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté, avait la même manie ; elle s'impatientait, а la fin, d'entendre toujours vanter cette femme ; et son imputation était une espèce de vengeance.

Frédéric lui en garda rancune.

Elle commençait, du reste, а l'agacer fortement. Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait du mal de l'amour avec un rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d'heure après, c'était la seule chose qu'il y eût au monde, et, croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu'un, elle murmurait : " Oh ! oui, c'est bon ! c'est si bon ! " les paupières entre-closes et а demi pâmée d'ivresse. Il était impossible de la connaоtre, de savoir, par exemple, si elle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu'elle appelait une misérable, d'autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose d'inexprimable qui ressemblait а un défi ; -- et il la désirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de la dominer.

Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter : " Je suis occupée ; а ce soir ! " ou bien il la trouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une gageure, tant les empêchements se succédaient. Il l'invitait а dоner, elle refusait toujours ; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.

Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.

Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de séances ; il n'en manquerait pas une seule ; l'inexactitude habituelle de l'artiste faciliterait les tête-а-tête. Il engagea donc Rosanette а se faire peindre, pour offrir son visage а son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se voyait au milieu du Grand Salon, а la place d'honneur, avec une foule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui " la lancerait " tout а coup.

Quant а Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait devait le poser en grand homme, être un chef-d'oeuvre.

Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maоtres qu'il connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequel serait rehaussé d'ornements а la Véronèse.

Donc il exécuterait son projet sans ombres factices, dans une lumière franche éclairant les chairs d'un seul ton, et faisant étinceler les accessoires.

-- " Si je lui mettais " , pensa-t-il, " une robe de soie rose, avec un burnous oriental ? oh non ! canaille le burnous ! Ou plutôt si je l'habillais de velours bleu, sur un fond gris, très coloré ? On pourrait lui donner également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et un rideau d'écarlate par-derrière ? "

Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception et s'en émerveillait.

Il eut un battement de coeur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric, arriva chez lui pour la première séance. Il la plaça debout, sur une manière d'estrade, au milieu de l'appartement ; et, en se plaignant du jour et regrettant son ancien atelier, il la fit d'abord s'accouder contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et tour а tour s'éloignant d'elle et s'en rapprochant pour corriger d'une chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et consultait d'un mot Frédéric.

-- " Eh bien, non ! " s'écria-t-il. " J'en reviens а mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne ! "

Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceinture d'orfèvrerie, et sa large manche doublée d'hermine laisserait voir son bras nu qui toucherait а la balustrade d'un escalier montant derrière elle. A sa gauche, une grande colonne irait jusqu'au haut de la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. On apercevait en dessous, vaguement, des massifs d'orangers presque noirs, où se découperait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un tapis, il y aurait, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des sequins d'or ; quelques-uns même, tombés par terre çа et lа, formeraient une suite d'éclaboussures brillantes, de manière а conduire l'oeil vers la pointe de son pied, car elle serait posée sur l'avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleine lumière.

Il alla chercher une caisse а tableaux, qu'il mit sur l'estrade pour figurer la marche ; puis il disposa comme accessoires sur un tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une boоte de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.

-- " Imaginez-vous que ces choses-lа sont des richesses, des présents splendides. La tête un peu а droite ! Parfait ! Et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse va bien а votre genre de beauté ? " .

Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et se retenait pour ne pas rire.

-- " Quant а la coiffure, nous la mêlerons а un tortis de perles : cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges. "

La Maréchale se récria, disant qu'elle n'avait pas les cheveux rouges.

-- " Laissez donc ! Le rouge des peintres n'est pas celui des bourgeois ! "

Il commença а esquisser la position des masses ; et il était si préoccupé des grands artistes de la Renaissance, qu'il en parlait. Pendant une heure, il rêva tout haut а ces existences magnifiques, pleines de génie, de gloire et de somptuosités, avec des entrées triomphales dans les villes, et des galas а la lueur des flambeaux, entre des femmes а moitié nues, belles comme des déesses.

-- " Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-lа. Une créature de votre calibre aurait mérité un monseigneur ! "

Rosanette trouvait ces compliments fort gentils. On fixa le jour de la séance prochaine ; Frédéric se chargeait d'apporter les accessoires.

Comme la chaleur du poêle l'avait étourdie quelque peu, ils s'en retournèrent а pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pont Royal.

Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil s'abaissait ; quelques vitres de maisons, dans la Cité, brillaient au loin comme des plaques d'or, tandis que, par derrière, а droite, les tours de Notre-Dame se profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné а l'horizon dans des vapeurs grises. Le vent souffla ; et, Rosanette ayant déclaré qu'elle avait faim, ils entrèrent а la Pâtisserie Anglaise.

Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contre le buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre, les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes а la crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa bouche. De temps а autre, pour l'essuyer, elle tirait son mouchoir de son manchon ; et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, а une rose épanouie entre ses feuilles.

Ils se remirent en marche ; dans la rue de la Paix, elle s'arrêta, devant la boutique d'un orfèvre, а considérer un bracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.

-- " Non " , dit-elle, " garde ton argent. "

Il fut blessé de cette parole.

-- " Qu'a donc le mimi ? On est triste ? "

Et, la conversation s'étant renouée, il en vint, comme d'habitude, а des protestations d'amour.

-- " Tu sais bien que c'est impossible ! "

-- " Pourquoi ? "

-- " Ah ! parce que... "

Ils allaient côte а côte, elle appuyée sur son bras, et les volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un crépuscule d'hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi а son côté ; et ce souvenir l'absorba tellement, qu'il ne s'apercevait plus de Rosanette et n'y songeait pas.

Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant un peu traоner, comme un enfant paresseux. C'était l'heure où l'on rentrait de la promenade, et des équipages défilaient au grand trot sur le pavé sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute а la mémoire, elle poussa un soupir.

-- " Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faite pour un homme riche, décidément. "

Il répliqua d'un ton brutal :

-- " Vous en avez un, cependant ! " car M. Oudry passait pour trois fois millionnaire.

Elle ne demandait pas mieux que de s'en débarrasser.

-- " Qui vous en empêche ? "

Et il exhala d'amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois а perruque, lui montrant qu'une pareille liaison était indigne, et qu'elle devait la rompre !

-- " Oui " , répondit la Maréchale, comme se parlant а elle-même. " C'est ce que je finirai par faire, sans doute ! "

Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s'obstina а ne pas vouloir de voiture et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts.

-- " Ah ! quel dommage ! et songer que des imbéciles me trouvent riche ! "

Il était sombre en arrivant chez lui.

Hussonnet et Deslauriers l'attendaient.

Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs, et l'avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.

-- " Ah ! enfin ! ", s'écria-t-il. " Mais quel air farouche ! Peux-tu m'écouter ? "

Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où il pourrait s'étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortune et réputation, d'ailleurs, s'ensuivraient. C'était dans cet espoir qu'il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:09

A présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait des canards, composait des rébus, tâchait d'engager des polémiques, et même (en dépit du local) voulait monter des concerts ! L'abonnement d'un an " donnait droit а une place d'orchestre dans un des principaux théâtres de Paris ; de plus, l'administration se chargeait de fournir а MM. les étrangers tous les renseignements désirables, artistiques, et autres. " " . Mais l'imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes d'embarras surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr l'Art, sans les exhortations de l'avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. Il l'avait pris, afin de donner plus de poids а sa démarche.

-- " Nous venons pour le Journal " , dit-il.

-- " Tiens, tu y penses encore ! " répondit Frédéric, d'un ton distrait.

-- " Certainement ! j'y pense ! "

Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtiendraient ainsi les cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour que la feuille pût être transformée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle, et, pour cela, se résoudre а quelques dépenses, tant pour les frais de papeterie, d'imprimerie, de bureau, bref, une somme de quinze mille francs.

-- " Je n'ai pas de fonds " , dit Frédéric.

-- " Et nous donc ! " fit Deslauriers en croisant ses deux bras.

Frédéric, blessé du reste, répliqua :

-- " Est-ce ma faute ?... "

-- " Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu'un autre grelotte sous les ardoises, dоne а vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la misère ! est-ce leur faute ? "

Et il répétait " Est-ce leur faute ? " avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.

-- " Du reste, je comprends, on a des besoins... aristocratiques ; car sans doute. quelque femme... "

-- " Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?... "

-- " Oh ! très libre ! "

Et, après une minute de silence :

-- " C'est si commode, les promesses ! "

-- " Mon Dieu ! je ne les nie pas ! " dit Frédéric.

L'avocat continuait :

-- " Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourrait servir l'autre retient précieusement tout, pour lui seul. "

-- " Comment ? "

-- " Oui, tu ne nous as pas même présentés chez les Dambreuse ! "

Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l'avocat lui parut un tel cuistre, qu'il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux. Deslauriers l'aperçut et rougit.

Il avait déjа son chapeau pour s'en aller. Hussonnet, plein d'inquiétude, tâchait de l'adoucir par des regards suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :

-- " Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts ! "

Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s'illumina. Puis, repassant la lettre а Deslauriers :

-- " Faites des excuses, Seigneur ! "

Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite, quinze mille francs.

-- " Ah ! je te reconnais lа ! " dit Deslauriers.

-- " Foi de gentilhomme ! " ajouta le bohème, " vous êtes un brave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles ! "

L'avocat reprit :

-- " Tu n'y perdras rien, la spéculation est excellente.

-- " Parbleu ! " s'écria Hussonnet, " j'en fourrerais ma tête sur l'échafaud. "

Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c'était pour se moquer des autres ou de lui-même.

Ce soir-lа, il reçut une lettre de sa mère.

Elle s'étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. " Depuis qu'il est veuf, j'ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise est très changée а son avantage. " Et en post-scriptum : " Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, M. Dambreuse ; а ta place, je l'utiliserais. "

Pourquoi pas ? Ses ambitions intellectuelles l'avaient quitté, et sa fortune (il s'en apercevait) était insuffisante ; car, ses dettes payées et la somme convenue remise aux autres, son revenu serait diminué de quatre mille francs, pour le moins ! D'ailleurs, il sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher а quelque chose. Aussi, le lendemain, en dоnant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le tourmentait pour qu'il embrassât une profession.

-- " Mais je croyais " , reprit-elle, " que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d'Etat ? Cela vous irait très bien. "

Elle le voulait donc. Il obéit.

Le banquier, comme la première fois, était assis а son bureau, et d'un geste le pria d'attendre quelques minutes, car un monsieur tournant le dos а la porte l'entretenait de matières graves. Il s'agissait de charbons de terre et d'une fusion а opérer entre diverses compagnies.

Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaient pendant de chaque côté de la glace ; des cartonniers montaient contre le lambris jusqu'au plafond, et il y avait six chaises de paille, M. Dambreuse n'ayant pas besoin pour ses affaires d'un appartement plus beau ; c'était comme ces sombres cuisines où s'élaborent de grands festins. Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir а l'intérieur que des cahiers de papier bleu.

Enfin l'individu passa devant Frédéric. C'était le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien n'était plus facile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On serait trop heureux de l'avoir ; et il termina ses politesses en l'invitant а une soirée qu'il donnait dans quelques jours.

Frédéric montait en coupé pour s'y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut :

" Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage. A partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. "

Rien de plus ! Mais c'était le convier а la place vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.

Deux municipaux а cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux portes cochères ; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au bas du perron sous la marquise. Puis, tout а coup, le bruit cessait dans le vestibule.

De grands arbres emplissaient la cage de l'escalier ; les globes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main ; presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.

Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes qu'а l'ordinaire, et pas un seul bijou.

Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de dire quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut, ils jetaient leur torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure seulement ; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se dispersaient dans le salon déjа plein.

Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait une jardinière, dont les fleurs, s'inclinant comme des panaches, surplombaient la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis que d'autres occupaient les bergères formant deux lignes droites interrompues symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes а linteau doré.

La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau а la main, faisait de loin une seule masse noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çа et lа, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de petits jeunes gens а barbe naissante, tous paraissaient s'ennuyer ; quelques dandies, d'un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur flétrissure la trace d'immenses fatigues, -- les gens qu'il y avait lа appartenant а la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avec d'humbles attitudes les éloges qu'on lui faisait sur sa soirée et les allusions а sa richesse.

Partout, une valetaille а larges galons d'or circulait. Les grandes torchères, comme des bouquets de feu, s'épanouissaient sur les tentures ; elles se répétaient dans les glaces ; et, au fond de la salle а manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet ressemblait а un maоtre-autel de cathédrale ou а une exposition d'orfèvrerie, -- tant il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent et en vermeil, au milieu des cristaux а facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient d'objets d'art : paysages de maоtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des tables, chinoiseries sur les consoles ; des paravents de laque se développaient devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans les cheminées ; et une musique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d'abeilles.

Les quadrilles n'étaient pas nombreux, et les danseurs, а la manière nonchalante dont ils traоnaient leurs escarpins, semblaient s'acquitter d'un devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :

-- " Avez-vous été а la dernière fête de charité de l'hôtel Lambert, Mademoiselle ? "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:09

-- " Non, Monsieur ! "

-- " Il va faire, tout а l'heure, une chaleur ! "

-- " Oh ! c'est vrai, étouffante ! "

-- " De qui donc cette polka ? "

-- " Mon Dieu ! je ne sais pas, Madame ! "

Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure, chuchotaient des remarques obscènes ; d'autres causaient chemins de fer, libre-échange un sportsman contait une histoire de chasse ; un légitimiste et un orléaniste discutaient.

En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon des joueurs, où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, " attaché maintenant au Parquet de la Capitale " .

Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement son collier, lequel était une merveille, tant les poils noirs se trouvaient bien égalisés ; et, gardant un juste milieu entre l'élégance voulue par son âge et la dignité que réclamait sa profession, il accrochait son pouce dans son aisselle suivant l'usage des beaux, puis mettait son bras dans son gilet а la façon des doctrinaires. Bien qu'il eût des bottes extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.

Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son conciliabule. Un propriétaire disait :

-- " C'est une classe d'hommes qui rêvent le bouleversement de la société ! "

-- " Ils demandent l'organisation du travail ! " reprit un autre. " Conçoit- on cela ? "

-- " Que voulez-vous ! " fit un troisième, " quand on voit M. de Genoude donner la main au Siècle ! "

-- " Et des conservateurs, eux-mêmes, s'intituler progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la République ! comme si elle était possible en France ! "

Tous déclarèrent que la République était impossible en France.

-- " N'importe " , remarqua tout haut un monsieur. " On s'occupe trop de la Révolution ; on publie lа-dessus un tas d'histoires, de livres !... "

-- " Sans compter " , dit Martinon, qu'il y a, peut-être, des sujets d'étude plus sérieux ! "

Un ministériel s'en prit aux scandales du théâtre :

-- " Ainsi, par exemple, ce nouveau drame la Reine Margot dépasse véritablement les bornes ! Où était le besoin qu'on nous parlât des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable ! C'est comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces ! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes ! A la moindre insolence, traоnés devant un conseil de guerre ! et allez donc ! "

-- " Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde ! " dit un professeur, " n'attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons nos libertés. " Il fallait décentraliser plutôt, répartir l'excédent des villes dans les campagnes.

-- " Mais elles sont gangrenées ! " s'écria un catholique. " Faites qu'on raffermisse la Religion ! "

Martinon s'empressa de dire :

-- " Effectivement, c'est un frein ! "

Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s'élever au-dessus de sa classe, d'avoir du luxe.

-- " Cependant " objecta un industriel, " le luxe favorise le commerce. Aussi j'approuve le duc de Nemours d'exiger la culotte courte а ses soirées. "

-- " M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot ? "

-- " Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans la question des incompatibilités n'a pas été sans influence sur l'attentat du 12 mai. "

-- " Ah ! bah ! "

-- " Eh ! eh ! "

Le cercle fut contraint de s'entr'ouvrir pour livrer passage а un domestique portant un plateau, et qui tâchait d'entrer dans le salon des joueurs.

Sous l'abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d'or couvraient la table. Frédéric s'arrêta devant une d'elles, perdit les quinze napoléons qu'il avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était alors Mme Dambreuse.

Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur des chaises sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour d'elles, semblaient des flots d'où leur taille émergeait, et les seins s'offraient aux regards dans l'échancrure des corsages. Presque toutes portaient un bouquet de violettes а la main. Le ton mat de leurs gants faisait ressortir la blancheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur les épaules, et on croyait quelquefois, а certains frissonnements, que la robe allait tomber. Mais la décence des figures tempérait les provocations du costume ; plusieurs même avaient une placidité presque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues faisait songer а un intérieur de harem ; il vint а l'esprit du jeune homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés se trouvaient lа : des Anglaises а profil de keepsake, une Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois soeurs habillées de bleu, trois Normandes, fraоches comme des pommiers d'avril, une grande rousse avec une parure d'améthystes ; -- et les blanches scintillations des diamants qui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l'éclat doux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitement des anneaux d'or, aux dentelles, а la poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, а la nacre des dents. Le plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d'une corbeille ; et un courant d'air parfumé circulait sous le battement des éventails.

Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l'oeil, ne jugeait pas toutes les épaules irréprochables ; il songeait а la Maréchale, ce qui refoulait ses tentations, ou l'en consolait.

Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa chevelure avaient comme une langueur passionnée, et son front couleur d'agate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maоtre.

Elle avait mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps а autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage d'oiseaux.

Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes. Une dame avait assisté а la dernière réception de l'Académie ; une autre parla du Don Juan de Molière, représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce d'un coup d'oeil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et un sourire qui lui échappa démentait cette austérité.

Tout а coup, Martinon apparut, en face, sous l'autre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dans le grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier, et l'entretint familièrement.

Elle comprenait qu'il ne jouât pas, ne dansât pas.

-- " Dans la jeunesse on est triste ! "

Puis, enveloppant le bal d'un seul regard :

-- " D'ailleurs, tout cela n'est pas drôle ! pour certaines natures du moins ! "

Et elle s'arrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuant çа et lа des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient des binocles а deux branches, venaient lui faire la cour. Elle présenta Frédéric а quelques- uns. M. Dambreuse le toucha au coude légèrement, et l'emmena dehors sur la terrasse.

Il avait vu le Ministre. La chose n'était pas facile. Avant d'être présenté comme auditeur au Conseil d'Etat, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d'une confiance inexplicable, répondit qu'il en savait les matières.

Le financier n'en était pas surpris, d'après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.

A ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où il restait а sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il se taisait, tout en continuant а marcher sur la terrasse. Les croisées dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal s'affaiblissait : les voitures commençaient а s'en aller.

-- " Pourquoi donc " , reprit M. Dambreuse, " tenez-vous au Conseil d'Etat ? "

Et il affirma, d'un ton de libéral, que les fonctions publiques ne menaient а rien, il en savait quelque chose ; les affaires valaient mieux. Frédéric objecta la difficulté de les apprendre.

-- " Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais. "

Voulait-il l'associer а ses entreprises ?

Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir.

-- " Rentrons " , dit le banquier. " Vous soupez avec nous, n'est-ce pas ? "

Il était trois heures, on partait. Dans la salle а manger, une table servie attendait les intimes.

M. Dambreuse aperçut Martinon, et, s'approchant de sa femme, d'une voix basse :

-- " C'est vous qui l'avez invité ? "

Elle répliqua sèchement :

-- " Mais oui ! "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:09

La nièce n'était pas lа. On but très bien, on rit très haut ; et des plaisanteries hasardeuses ne choquèrent point, tous éprouvant cet allégement qui suit les contraintes un peu longues. Seul, Martinon se montra sérieux ; il refusa de boire du vin de Champagne par bon genre, souple d'ailleurs et fort poli, car M. Dambreuse, qui avait la poitrine étroite, se plaignant d'oppression, il s'informa de sa santé а plusieurs reprises ; puis il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté de Mme Dambreuse.

Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. Il n'en avait remarqué aucune, et préférait, d'ailleurs, les femmes de trente ans.

-- " Ce n'est peut-être pas bête ! " répondit-elle.

Puis, comme on mettait les pelisses et les paletots, M. Dambreuse lui dit :

-- " Venez me voir un de ces matins, nous causerons ! "

Martinon, au bas de l'escalier, alluma un cigare ; et il offrait, en le suçant, un profil tellement lourd, que son compagnon lâcha cette phrase :

-- " Tu as une bonne tête, ma parole ! "

-- " Elle en a fait tourner quelques-unes ! " , reprit le jeune magistrat, d'un air а la fois convaincu et vexé.

Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D'abord, sa toilette (il s'était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l'habit jusqu'au noeud des escarpins, ne laissait rien а reprendre ; il avait parlé а des hommes considérables, avait vu de près des femmes riches, M. Dambreuse s'était montré excellent et Mme Dambreuse presque engageante. Il pesa un а un ses moindres mots, ses regards, mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau d'avoir une pareille maоtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bien un autre ! Peut-être qu'elle n'était pas si difficile ? Martinon ensuite revint а sa mémoire ; et, en s'endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon.

L'idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : " A partir de demain soir " , étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit jusqu'а neuf heures, et courut chez elle.

Quelqu'un, devant lui, qui montait l'escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma que Madame n'y était pas.

Frédéric insista, pria. Il avait а lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l'argument de la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l'antichambre.

Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de floin avec les deux bras, un grand geste exprimant qu'elle ne pouvait le recevoir.

Frédéric descendit l'escalier, lentement. Ce caprice-lа dépassait tous les autres. Il n'y comprenait rien.

Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz l'arrêta.

-- " Elle vous a reçu ? "

-- " Non ! "

-- " On vous a mis а la porte ? "

-- " Comment le savez-vous ? "

-- " Ça se voit ! Mais venez ! sortons ! j'étouffe ! "

Elle l'emmena dans la rue. Elle haletait. Il sentait son bras maigre trembler sur le sien. Tout а coup elle éclata :

-- " Ah ! le misérable ! "

-- " Qui donc ? "

-- " Mais c'est lui ! lui ! Delmar ! "

Cette révélation humilia Frédéric ; il reprit :

-- " En êtes-vous bien sûre ? "

-- " Mais quand je vous dis que je l'ai suivi ! " s'écria la Vatnaz ; " je l'ai vu entrer ! Comprenez-vous maintenant ? Je devais m'y attendre, d'ailleurs ; c'est moi, dans ma bêtise, qui l'ai mené chez elle. Et si vous saviez, mon Dieu ! Je l'ai recueilli, je l'ai nourri, je l'ai habillé ; et toutes mes démarches dans les journaux ! Je l'aimais comme une mère ! " -- Puis, avec un ricanement : " -- Ah ! c'est qu'il faut а Monsieur des robes de velours ! une spéculation de sa part, vous pensez bien ! Et elle ! Dire que je l'ai connue confectionneuse de lingerie ! Sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l'y plongerai ! oh oui ! Je veux qu'elle crève а l'hôpital ! On saura tout ! "

Et, comme un torrent d'eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.

-- " Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé.

Non ! l'autre ! Ils sont deux frères, n'importe ! Et quand elle avait des embarras, j'arrangeais tout. Qu'est-ce que j'y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez, c'était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compter qu'elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th . Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire, quoiqu'il s'intitule artiste et se croie du génie ! Mais, mon Dieu ! s'il avait seulement de l'intelligence, il n'aurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femme supérieure pour une coquine ! Je m'en moque, après tout. Il devient laid ! Je l'exècre ! Si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais а la figure. " -- Elle cracha. " -- Oui, voilа le cas que j'en fais maintenant ! Et Arnoux, hein ? N'est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! On n'imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon ! "

Frédéric jouissait а entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ; et, gagné par l'émotion de la vieille fille, il arrivait а sentir pour lui comme de l'attendrissement. Tout а coup, il se trouva devant sa porte ; Mlle Vatnaz, sans qu'il s'en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière.

-- " Nous y voilа " , dit-elle. " Moi, je ne peux pas monter. Mais vous, rien ne vous empêche ? "

-- " Pour quoi faire ? "

-- " Pour lui dire tout, parbleu ! "

Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit l'infamie où on le poussait.

-- " Eh bien ? " reprit-elle.

Il leva les yeux vers le second étage. La lampe de Mme Arnoux brûlait. Rien effectivement ne l'empêchait de monter.

-- " Je vous attends ici. Allez donc ! "

Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :

-- " Je serai lа-haut longtemps. Vous feriez mieux de vous en retourner. J'irai demain chez vous. "

-- " Non, non ! " répliqua la Vatnaz, en tapant du pied. " Prenez-le ! emmenez-le ! faites qu'il les surprenne ! "

-- " Mais Delmar n'y sera plus ! "

Elle baissa la tête.

-- " Oui, c'est peut-être vrai ? "

Et elle resta sans parler, au milieu de la rue, entre les voitures ; puis, fixant sur lui ses yeux de chatte sauvage :

-- " Je peux compter sur vous, n'est-ce pas ? Entre nous deux maintenant, c'est sacré ! Faites donc. A demain ! "

Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme Arnoux disait :

-- " Ne mens pas ! ne mens donc pas ! "

Il entra. On se tut.

Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l'oeil fixe. Frédéric fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours qui lui arrivait.

-- " Mais je crains... " , dit Frédéric.

-- " Restez donc ! " souffla Arnoux dans son oreille.

Madame reprit :

-- " Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que l'on rencontre parfois dans les ménages. "

-- " C'est qu'on les y met " , dit gaillardement Arnoux.

-- " Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-lа, par exemple, n'est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle s'amuse depuis une heure а me taquiner avec un tas d'histoires. "

-- " Elles sont vraies ! " répliqua Mme Arnoux impatientée. " Car, enfin, tu l'as acheté. "

-- " Moi ? "

-- " Oui, toi-même ! au Persan ! "

-- " Le cachemire ! " pensa Frédéric.

Il se sentait coupable et avait peur.

Elle ajouta, de suite :

-- " C'était l'autre mois, un samedi, le 14. "

-- " Ah ! ce jour-lа, précisément, j'étais а Creil ! Ainsi, tu vois. "

-- " Pas du tout ! Car nous avons dоné chez les Bertin, le 14. "

-- " Le 14 ?... " fit Arnoux, en levant les yeux comme pour chercher une date.

-- " Et même, le commis qui t'a vendu était un blond ! "

-- " Est-ce que je peux me rappeler le commis ! "

-- " Il a cependant écrit, sous ta dictée, l'adresse : 18, rue de Laval. "

-- " Comment sais-tu ? " dit Arnoux stupéfait.

Elle leva les épaules.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:10

-- " Oh ! c'est bien simple : j'ai été pour faire réparer mon cachemire, et un chef de rayon m'a appris qu'on venait d'en expédier un autre pareil chez Mme Arnoux. "

-- " Est-ce ma faute, а moi, s'il y a dans la même rue une dame Arnoux ? "

-- " Oui ! mais pas Jacques Arnoux " , reprit-elle.

Alors, il se mit а divaguer, protestant de son innocence. C'était une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en arrive. On ne devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues ; et il cita l'exemple de l'infortuné Lesurques.

-- " Enfin, j'affirme que tu te trompes ! Veux-tu que je t'en jure ma parole ? "

-- " Ce n'est point la peine. "

-- " Pourquoi ? "

Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis allongea la main, prit le coffret d'argent sur la cheminée, et lui tendit une facture grande ouverte.

Arnoux rougit jusqu'aux oreilles et ses traits décomposés s'enflèrent.

-- " Eh bien ? "

-- " Mais. " répondit-il, lentement, " qu'est-ce que ça prouve ? "

-- " Ah " fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et de l'ironie. " Ah ! "

Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n'en détachant pas les yeux comme s'il avait dû y découvrir la solution d'un grand problème.

-- " Oh ! oui, oui, je me rappelle " , dit-il enfin. " C'est une commission. - - Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ? " Frédéric se taisait. " Une commission dont j'étais chargé. par. par le père Oudry. "

-- " Et pour qui ? "

-- " Pour sa maоtresse. "

-- " Pour la vôtre ! " s'écria Mme Arnoux, se levant toute droite.

-- " Je te jure. "

-- " Ne recommencez pas ! Je sais tout ! "

-- " Ah ! très bien ! Ainsi, on m'espionne ! "

Elle répliqua froidement :

-- " Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ? "

-- " Du moment qu'on s'emporte " , reprit Arnoux, en cherchant son chapeau, " et qu'il n'y a pas moyen de raisonner "

Puis, avec un grand soupir :

Puis, avec un grand soupir :

-- " Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi ! "

Et il décampa, ayant besoin de prendre l'air.

Alors, il se fit un grand silence ; et tout, dans l'appartement, sembla plus immobile. Un cercle lumineux, au-dessus de la carcel, blanchissait le plafond, tandis que, dans les coins, l'ombre s'étendait comme des gazes noires superposées ; on entendait le tic-tac de la pendule avec la crépitation du feu.

Mme Arnoux venait de se rasseoir, а l'autre angle de la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.

Il se mit sur la petite chaise ; et, d'une voix caressante, comme on fait а une personne malade :

-- " Vous ne doutez pas que je ne partage ?... "

Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :

-- " Je le laisse bien libre ! Il n'avait pas besoin de mentir ! "

-- " Certainement " , dit Frédéric.

C'était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n'y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves...

-- " Que voyez-vous donc de plus grave ? "

-- " Oh ! rien ! "

Frédéric s'inclina, avec un sourire d'obéissance. Arnoux néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.

-- " Ah ! et il fait tout pour les ruiner ! "

Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, c'était un bon garçon.

Elle s'écria :

-- " Mais qu'est-ce que cela veut dire, un bon garçon ? "

Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu'il pouvait trouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l'âme. Par vengeance ou besoin d'affection, elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçait son amour.

Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondément belle. De temps а autre, une aspiration soulevait sa poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de l'alcôve, en imaginant sa tête sur l'oreiller ; et il voyait cela si bien, qu'il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s'approcha de plus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c'était l'autre. Ils l'entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d'un signe, а Mme Arnoux, s'il devait y aller.

Elle répliqua " oui " de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un consentement, un début d'adultère.

Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.

-- " Eh bien, comment va-t-elle ? "

-- " Oh ! mieux ! " dit Frédéric. " Cela se passera ! "

Mais Arnoux était peiné.

-- " Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs !... Imbécile de commis ! Voilа ce que c'est que d'être trop bon ! Si je n'avais pas donné ce maudit châle а Rosanette ! "

-- " Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plus reconnaissante ! "

-- " Vous croyez ? "

Frédéric n'en doutait pas. La preuve, c'est qu'elle venait de congédier le père Oudry.

-- " Ah ! pauvre biche ! "

Et, dans l'excès de son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.

-- " Ce n'est pas la peine ! j'en viens. Elle est malade ! "

-- " Raison de plus ! "

Il repassa vivement ça redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu'il devait, par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvait l'abandonner, ce serait très mal.

-- " Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, lа-bas ! Vous irez demain ! Voyons ! faites cela pour moi. "

Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l'embrassant :

-- " Vous êtes bon, vous ! "

Chapitre III. ------------------------------------------------------

Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.

Si quelqu'un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de ses nouvelles, allait chez l'accordeur de piano, inventait mille prévenances ; et il endurait d'un air content les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il assistait aux dоners où Monsieur et Madame, en face l'un de l'autre, n'échangeaient pas un mot : où bien, Arnoux agaçait sa femme par des remarques saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en marchant а quatre pattes, comme le Béarnais. Il s'en allait enfin, et elle abordait immédiatement l'éternel sujet de plainte : Arnoux.

Ce n'était pas son inconduite qui l'indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.

-- " Ou plutôt il est fou ! " disait-elle.

Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute sa vie.

Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps-lа), l'avait aperçue comme elle sortait de l'église et demandée en mariage ; а cause de sa fortune, on n'avait pas hésité. D'ailleurs, il l'aimait éperdument. Elle ajouta :

-- " Mon Dieu, il m'aime encore ! а sa manière ! "

Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.

Arnoux, malgré son enthousiasme devant les paysages et les chefs- d'oeuvre, n'avait fait que gémir sur le vin, et organisait des pique-niques avec des Anglais, pour se distraire. Quelques tableaux bien revendus l'avaient poussé au commerce des arts. Puis il s'était engoué d'une manufacture de faïence. D'autres spéculations, а présent, le tentaient ; et, se vulgarisant de plus en plus, il prenait des habitudes grossières et dispendieuses. Elle avait moins а lui reprocher ses vices que toutes ses actions. Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur а elle était irréparable.

Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvait manquée.

Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Et elle lui donnait de bons conseils : " Travaillez ! mariez-vous ! "

Il répondait par des sourires amers ; car, au lieu d'exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l' Antony , le maudit, -- langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:10

L'action, pour certains hommes, est d'autant plus impraticable que le désir est plus fort. La méfiance d'eux-mêmes les embarrasse, la crainte de déplaire les épouvante ; d'ailleurs, les affections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; elles ont peur d'être découvertes, et passent dans la vie les yeux baissés.

Bien qu'il connût Mme Arnoux davantage (а cause de cela, peut-être), il était encore plus lâche qu'autrefois. Chaque matin, il se jurait d'être hardi. Une invincible pudeur l'en empêchait ; et il ne pouvait se guider d'après aucun exemple puisque celle-lа différait des autres. Par la force de ses rêves, il l'avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, а côté d'elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s'échappant de ses ciseaux.

Puis il pensait а des choses monstrueuses, absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, -- tout lui paraissant plus facile que d'affronter son dédain.

D'ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient d'insurmontables obstacles. Donc, il résolut de la posséder а lui seul, et d'aller vivre ensemble bien loin, au fond d'une solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage assez douce, si ce serait l'Espagne, la Suisse ou l'Orient ; et, choisissant exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait qu'il faudrait sortir de lа, imaginer un moyen, et qu'il n'en voyait pas d'autre qu'une séparation. Mais, pour l'amour de ses enfants, jamais elle n'en viendrait а une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son respect.

Ses après-midi se passaient а se rappeler la visite de la veille, а désirer celle du soir. Quand il ne dоnait pas chez eux, vers neuf heures, il se postait au coin de la rue ; et, dès qu'Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait а la bonne d'un air ingénu :

-- " Monsieur est lа ? "

Puis faisait l'homme surpris de ne pas le trouver.

Arnoux, souvent, rentrait а l'improviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regimbart.

Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne quelque nouveau grief. Puis ils causaient, en se disant amicalement des injures ; car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et, chagriné de voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse. Le Citoyen jugeait Arnoux plein de coeur et d'imagination, mais décidément trop immoral ; aussi le traitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de dоner chez lui, parce que " la cérémonie l'embêtait. "

Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était pris de fringale. Il " avait besoin " de manger une omelette ou des pommes cuites ; et, les comestibles ne se trouvant jamais dans l'établissement, il les envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne s'en allait pas, et finissait, en grommelant, par accepter quelque chose.

Il était sobre néanmoins, car il restait pendant des heures, en face du même verre а moitié plein. La Providence ne gouvernant point les choses selon ses idées, il tournait а l'hypocondriaque, ne voulait même plus lire les journaux, et poussait des rugissements au seul nom de l'Angleterre. Il s'écria une fois, а propos d'un garçon qui le servait mal :

-- " Est-ce que nous n'avons pas assez des affronts de l'Etranger ! "

En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant " un coup infaillible pour faire péter toute la boutique " .

Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d'incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce а son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute а des ressemblances profondes), éprouvait un certain entraоnement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu'il aurait dû le haïr, au contraire.

Arnoux se lamentait devant lui sur l'humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n'était pas comme cela autrefois.

-- " A votre place " , disait Frédéric, " je lui ferais une pension, et je vivrais seul. "

Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Et elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et, passant а ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec l'étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges.

Une catastrophe dérangea son équilibre.

Il était entré, comme membre du Conseil de surveillance, dans une compagnie de kaolin. Mais, se fiant а tout ce qu'on lui disait, il avait signé des rapports inexacts et approuvé, sans vérification, les inventaires annuels frauduleusement dressés par le gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait d'être condamné, avec les autres, а la garantie des dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d'environ trente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.

Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la rue de Paradis.

On le reçut dans la chambre de Madame. C'était l'heure du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du feu. Des savates traоnaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène, а cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant sa tartine ; sa soeur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu plus pâle que d'habitude, les servait tous les trois.

-- " Eh bien " , dit Arnoux, en poussant un gros soupir, " vous savez ! " - - Et Frédéric ayant fait un geste de compassion : " -- Voilа ! J'ai été victime de ma confiance ! "

Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu'il repoussa le déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d'épaules. Il se passa les mains sur le front.

-- " Après tout, je ne suis pas coupable ! Je n'ai rien а me reprocher. C'est un malheur ! On s'en tirera ! Ah ! ma foi, tant pis ! "

Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux sollicitations de sa femme.

Le soir, il voulut dоner seul, avec elle, dans un cabinet particulier, а la Maison d'Or. Mme Arnoux ne comprit rien а ce mouvement de coeur, s'offensant même d'être traitée en lorette ; -- ce qui, de la part d'Arnoux, au contraire, était une preuve d'affection. Puis, comme il s'ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale.

Jusqu'а présent, on lui avait passé beaucoup de choses, grâce а son caractère bonhomme. Son procès le classa parmi les gens tarés. Une solitude se fit autour de sa maison.

Frédéric, par point d'honneur, crut devoir les fréquenter plus que jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine. Cependant, ils en étaient а cette période où, dans les unions disparates, une invincible lassitude ressort des concessions que l'on s'est faites et rend l'existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux s'assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait Frédéric.

Elle l'avait chargé, puisqu'il possédait sa confiance, de s'enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses dоners en ambitionnant sa femme. Il continuait, néanmoins, se donnant pour excuse qu'il devait la défendre, et qu'une occasion pouvait se présenter de lui être utile.

Huit jours après le bal, il avait fait une visite а M. Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d'actions dans son entreprise de houilles ; Frédéric n'y était pas retourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin l'avait engagé а venir voir le portrait ; il l'éconduisait toujours. Il céda cependant а Cisy, qui l'obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.

Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut heureux d'être admis chez une impure, et surtout de causer avec un acteur ; Delmar se trouvait lа.

Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon а Louis XIV et prophétise 89, l'avait mis en telle évidence, qu'on lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consistait а bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait Charles 1er ; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe II ; ou, père sensible, s'indignait contre la Pompadour, c'était le plus beau ! Les gamins, pour le voir, l'attendaient а la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue dans les entractes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant l'Evangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d'un saint Vincent de Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : " Notre Delmar. " Il avait une mission, il devenait Christ.

Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle s'était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n'étant pas cupide.

Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps pour l'entretenir а peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s'expliquer franchement. Puis, s'imaginant qu'elle congédiait l'autre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait un train moins dispendieux ; elle avait même vendu jusqu'au cachemire, tenant а s'acquitter de ses vieilles dettes, disait-elle ; et il donnait toujours, elle l'ensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers timbrés pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise prochaine.

Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle était sortie. Monsieur travaillait en bas dans le magasin.

En effet, Arnoux. au milieu de ses potiches. tâchait d' enfoncer de jeunes mariés, des bourgeois de la province. Il parlait du tournage et du tournassage, du truité et du glacé ; les autres. ne voulant pas avoir l'air de n'y rien comprendre, faisaient des signes d'approbation et achetaient.

Quand les chalands furent dehors, il conta qu'il avait eu, le matin. avec sa femme, une petite altercation. Pour prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale n'était plus sa maоtresse.

-- " Je lui ai même dit que c'était la vôtre. "

Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir ; il balbutia :

-- " Ah ! vous avez eu tort, grand tort ! "

-- " Qu'est-ce que ça fait ? " , dit Arnoux. " Où est le déshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l'être ? "

Avait-elle parlé ? Etait-ce une allusion' ? Frédéric se hâta de répondre :

-- " Non ! pas du tout ! au contraire ! "

-- " Eh bien. alors ? "

-- " Oui, c'est vrai ! cela n'y fait rien. "

Arnoux reprit :

-- " Pourquoi ne venez-vous plus lа-bas ? "

Frédéric promit d'y retourner.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:11

-- " Ah j'oubliais ! vous devriez... en causant de Rosanette... lâcher а ma femme quelque chose... je ne sais quoi, mais vous trouverez... quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous demande cela comme un service, hein ? "

Le jeune homme, pour toute réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura que l'allégation d'Arnoux était fausse.

-- " Bien vrai ? "

Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré largement, elle lui dit : " Je vous crois " , avec un beau sourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder :

-- " Au reste, personne n'a de droit sur vous ! "

Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait, puisqu'elle ne pensait pas qu'il pût assez l'aimer pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliant ses tentatives près de l'autre, trouvait la permission outrageante.

Ensuite, elle le pria d'aller quelquefois " chez cette femme " , pour voir un peu ce qui en était.

Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut l'entraоner chez Rosanette.

La situation devenait intolérable.

Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.

L'avocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, sur une cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue d'un papier grisâtre, avait pour principale décoration une médaille en or, son prix de doctorat, insérée dans un cadre d'ébène contre la glace. Une bibliothèque d'acajou enfermait sous vitres cent volumes, а peu près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieu de l'appartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert en occupaient les coins ; et des copeaux flambaient dans la cheminée, où il y avait toujours un fagot prêt а allumer au coup de sonnette. C'était l'heure de ses consultations ; l'avocat portait une cravate blanche.

L'annonce des quinze mille francs (il n'y comptait plus, sans doute) lui causa un ricanement de plaisir.

-- " C'est bien, mon brave, c'est bien, c'est très bien ! "

Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. La première chose а faire était de se débarrasser d'Hussonnet.

-- " Ce crétin-lа me fatigue ! Quant а desservir une opinion, le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c'est de n'en avoir aucune. "

Frédéric parut étonné.

-- " Mais sans doute ! Il serait temps de traiter la Politique scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle commençaient, quand Rousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie, et autres blagues, pour la plus grande joie des catholiques ; alliance naturelle, du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous а la Révélation. Mais, si vous chantez des messes pour la Pologne, si а la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vous prenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier ; si, enfin, vous n'avez pas de l'Absolu une conception plus large que vos aïeux, la monarchie percera sous vos formes républicaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais qu'une calotte sacerdotale ! Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture, l'outrage а la Religion le sacrilège, le concert européen la Sainte-Alliance ; et, dans ce bel ordre qu'on admire, fait de débris louis-quatorziens, de ruines voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et des fragments de constitution anglaise, on verra les conseils municipaux tâchant de vexer le maire, les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le pouvoir, l'administration tout le monde ! Mais les bonnes âmes s'extasient sur le Code civil, oeuvre fabriquée, quoi qu'on dise, dans un esprit mesquin, tyrannique ; car le législateur, au lieu de faire son état, qui est de régulariser la coutume, a prétendu modeler la société comme un Lycurgue ! Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament ? Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même une contravention ? Et il y en a d'autres ! Je les connais ! aussi je vais écrire un petit roman intitulé Histoire de l'idée de justice, qui sera drôle ! Mais j'ai une soif abominable ! et toi ? "

Il se pencha par la fenêtre et cria au portier d'aller chercher des grogs au cabaret.

-- " En résumé, je vois trois partis..., non ! trois groupes, -- et dont aucun ne m'intéresse : ceux qui ont, ceux qui n'ont plus et ceux qui tâchent d'avoir. Mais tous s'accordent dans l'idolâtrie imbécile de l'Autorité ! Exemples : Mably recommande qu'on empêche les philosophes de publier leurs doctrines ; M. Wronski, géomètre, appelle en son langage la censure " répression critique de la spontanéité spéculative " ; le père Enfantin bénit les Habsbourg " d'avoir passé par-dessus les Alpes une main pesante pour comprimer l'Italie " ; Pierre Leroux veut qu'on vous force а entendre un orateur, et Louis Blanc incline а une religion d'Etat, tant ce peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant n'est légitime, malgré leurs sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il faut se reporter toujours а une révolution, а un acte de violence, а un fait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique le parlement n'en convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L'un et l'autre sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas n'est besoin de dogmes pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la société ! Eh bien, après ? où serait le mai ? Elle est propre, en effet, ta société. "

Frédéric aurait eu beaucoup de choses а lui répondre. Mais, le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d'indulgence. Il se contenta d'objecter qu'un pareil système les ferait haïr généralement.

-- " Au contraire, comme nous aurons donné а chaque parti un gage de haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu vas t'y mettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante " !

Il fallait attaquer les idées reçues, l'Académie, l'Ecole Normale, le Conservatoire, la Comédie-Française, tout ce qui ressemblait а une institution. C'est par lа qu'ils donneraient un ensemble de doctrine а leur Revue. Puis, quand elle serait bien posée, le journal tout а coup deviendrait quotidien ; alors, ils s'en prendraient aux personnes.

-- " Et on nous respectera, sois-en sûr ! "

Deslauriers touchait а son vieux rêve : une rédaction en chef, c'est-а-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein dans leurs articles, d'en commander, d'en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s'exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup, machinalement.

-- " Il faudra que tu donnes un dоner une fois la semaine. C'est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et, maniant l'opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris. "

Frédéric, en l'écoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme le gagnait.

-- " Oui, j'ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison ! "

-- " A la bonne heure ! " s'écria Deslauriers ; " je retrouve mon Frédéric ! "

Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :

-- " Ah ! tu m'as fait souffrir. N'importe ! je t'aime tout de même. "

Ils étaient debout et se regardaient, attendris l'un et l'autre, et près de s'embrasser.

Un bonnet de femme parut au seuil de l'antichambre.

-- " Qui t'amène ? " dit Deslauriers.

C'était Mlle Clémence, sa maоtresse.

Elle répondit que, passant devant sa maison par hasard, elle n'avait pu résister au désir de le voir ; et, pour faire une petite collation ensemble, elle lui apportait des gâteaux, qu'elle déposa sur la table.

-- " Prends garde а mes papiers ! " reprit aigrement l'avocat. " D'ailleurs, c'est la troisième fois que je te défends de venir pendant mes consultations. "

Elle voulut l'embrasser.

-- " Bien ! va-t'en ! file ton noeud ! "

Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.

-- " Ah ! tu m'ennuies, а la fin ! "

-- " C'est que je t'aime ! "

-- " Je ne demande pas qu'on m'aime, mais qu'on m'oblige ! "

Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta devant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre le carreau.

Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.

-- " Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse, n'est-ce pas ? "

Elle se retourna en sursaut.

-- " Tu me renvoies ! "

-- " Parfaitement ! "

Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une dernière prière sans doute, puis croisa les deux bouts de son tartan, attendit une minute encore et s'en alla.

-- " Tu devrais la rappeler " , dit Frédéric.

-- " Allons donc ! "

Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sa cuisine, qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle, près d'une paire de bottes, les débris d'un maigre déjeuner, et un matelas avec une couverture était roulé par terre dans un coin.

-- " Ceci te démontre " , dit-il, " que je reçois peu de marquises ! On s'en passe aisément, va ! et des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps ; c'est de l'argent sous une autre forme ; or, je ne suis pas riche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? "

Ils se séparèrent а l'angle du Pont-Neuf.

-- " Ainsi, c'est convenu ! tu m'apporteras la chose demain, dès que tu l'auras. "

-- " Convenu ! " dit Frédéric.

Le lendemain а son réveil, il reçut par la poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.

Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacs d'argent ; et il se dit qu'avec une somme pareille, il pourrait : d'abord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu de la vendre comme il y serait forcé prochainement, ou s'acheter deux belles armures damasquinées qu'il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs ! de cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tant d'argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant а son endroit, et Frédéric s'abandonnait а ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, -- lequel s'assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:24

-- " Qu'y a-t-il donc ? "

-- " Je suis perdu ! "

Il avait а verser, le jour même, en l'étude de Me Beauminet, notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.

-- " C'est un désastre inexplicable ! Je lui ai donné une hypothèque qui devait le tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace d'un commandement, s'il n'est pas payé cette après-midi, tantôt ! "

-- " Et alors ? "

-- " Alors, c'est bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble. La première affiche me ruine, voilа tout ! Ah ! si je trouvais quelqu'un pour m'avancer cette maudite somme-lа, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne l'auriez pas, par hasard ? "

Le mandat était resté sur la table de nuit, près d'un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant :

-- " Mon Dieu, non, cher ami ! "

Mais il lui coûtait de refuser а Arnoux.

-- " Comment, vous ne trouvez personne qui veuille ? "

-- " Personne ! et songer que, d'ici а huit jours, j'aurai des rentrées ! On me doit peut-être... cinquante mille francs pour la fin du mois ! "

-- " Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous doivent d'avancer ? "

-- " Ah, bien, oui ! "

-- " Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ? "

-- " Rien ! "

-- " Que faire ? " dit Frédéric.

-- " C'est ce que je me demande " , reprit Arnoux.

Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.

-- " Ce n'est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma pauvre femme ! "

Puis, en détachant chaque mot :

-- " Enfin... je serai fort... j'emballerai tout cela... et j'irai chercher fortune... je ne sais où ! "

-- " Impossible ! " s'écria Frédéric.

Arnoux répliqua d'un air calme :

-- " Comment voulez-vous que je vive а Paris, maintenant ? "

Il y eut un long silence.

Frédéric se mit а dire :

-- " Quand le rendriez-vous, cet argent ? "

Non pas qu'il l'eût ; au contraire ! Mais rien ne l'empêchait de voir des amis, de faire des démarches. Et il sonna son domestique pour s'habiller. Arnoux le remerciait.

-- " C'est dix-huit mille francs qu'il vous faut, n'est-ce pas ? "

-- " Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Car j'en ferai bien deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy. toutefois, m'accorde jusqu'а demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que. dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l'argent sera remboursé. D'ailleurs, l'hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous comprenez ? "

Frédéric assura qu'il comprenait et qu'il allait sortir immédiatement.

Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.

-- " Si je m'adressais а M. Dambreuse ? Mais sous quel prétexte demander de l'argent ? C'est а moi, au contraire, d'en porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah ! qu'il aille se promener avec ses actions ! Je ne les dois pas ! "

Et Frédéric s'applaudissait de son indépendance, comme s'il eût refusé un service а M. Dambreuse.

-- " Eh bien " , se dit-il ensuite, " puisque je fais une perte de ce côté-lа... car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent mille ! A la Bourse, ça se voit quelquefois... Donc, puisque je manque а l'un, ne suis-je pas libre ?... D'ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! -- Non, non, c'est mal, allons-y ! "

Il regarda sa pendule.

-- " Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme qu'а cinq heures. "

Et, а quatre heures et demie, quand il eut touché son argent :

-- " C'est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pas ; j'irai ce soir ! " se donnant ainsi le moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la conscience quelque chose des sophismes qu'on y a versés ; elle en garde l'arrière-goût, comme d'une liqueur mauvaise.

Il se promena sur les boulevards, et dоna seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais ses billets de banque le gênaient, comme s'il les eût volés. Il n'aurait pas été chagrin de les perdre.

En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :

" Quoi de neuf ?

" Ma femme se joint а moi, cher ami, dans l'espérance, etc.

" A vous "

Et un parafe.

-- " Sa femme ! elle me prie ! "

Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s'il avait trouvé la somme urgente.

-- " Tenez, la voilа ! " dit Frédéric.

Et, vingt-quatre heures après, il répondit а Deslauriers :

-- " Je n'ai rien reçu. "

L'Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d'écrire au notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.

-- " Non c'est inutile je vais y aller ! "

La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.

Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors а la nuit close, craignant d'être surpris par Deslauriers.

Un soir, quelqu'un le heurta au coin de la Madeleine. C'était lui.

-- " Je vais les chercher " , dit-il.

Et Deslauriers l'accompagna jusqu'а la porte d'une maison, dans le faubourg Poissonnière.

-- " Attends-moi. "

Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, bras dessous, la rue d'Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.

La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède.

Arnoux marchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce : une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard Saint- Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande envie d'entrer ; et il s'arrêtait de temps а autre, pour voir aux carreaux des boutiques la figure des grisettes, puis reprenait son discours.

Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais il n'osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la crainte qu'elle ne fût inutile. L'autre se rapprochait. Il se décida.

Arnoux, d'un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n'ayant pas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.

-- " Vous n'en avez pas besoin, j'imagine ? "

A ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant а l'écart :

-- " Sois franc, les as-tu, oui ou non ? "

-- " Eh bien, non ! " dit Frédéric, " Je les ai perdus ! "

-- " Ah ! et а quoi ? "

-- " Au jeu ! "

Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de l'occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeune homme.

-- " Rien ! un ami ! "

Puis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :

-- " Montez donc " , dit Arnoux, " elle sera contente de vous voir. Quel sauvage vous êtes maintenant ! "

Un réverbère, en face, l'éclairait ; et avec son cigare entre ses dents blanches et son air heureux, il avait quelque chose d'intolérable.

-- " Ah ! а propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription d'hypothèque. C'est ma femme qui me l'a rappelé. "

-- " Une femme de tête ! " reprit machinalement Frédéric.

-- " Je crois bien ! "

Et Arnoux recommença son éloge. Elle n'avait pas sa pareille pour l'esprit, le coeur, l'économie ; il ajouta d'une voix basse, en roulant des yeux :

-- " Et comme corps de femme ! "

-- " Adieu ! " dit Frédéric.

Arnoux fit un mouvement.

-- " Tiens ! pourquoi ? "

Et, la main а demi tendue vers lui, il l'examinait, tout décontenancé par la colère de son visage.

Frédéric répliqua sèchement :

-- " Adieu ! "

Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu'il attendait, voilа que l'autre, au contraire, se mettait а la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu'au fond de l'âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui appartenait donc, а celui-lа ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et la mortification d'une rupture s'ajoutait а la rage de son impuissance. D'ailleurs, l'honnêteté d'Arnoux offrant des garanties pour son argent l'humiliait ; il aurait voulu l'étrangler ; et par- dessus son chagrin planait dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son ami. Des larmes l'étouffaient.

Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout haut d'indignation ; car son projet, tel qu'un obélisque abattu, lui paraissait maintenant d'une hauteur extraordinaire. Il s'estimait volé, comme s'il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte, et il en éprouvait de la joie ; c'était une compensation ! Une haine l'envahit contre les riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait de les servir.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:24

Arnoux, pendant ce temps-lа, commodément assis dans une bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses genoux.

Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distraire de sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il résolut de composer une Histoire de la Renaissance . Il entassa pêle-mêle sur sa table les humanistes, les philosophes et les poètes ; il allait au cabinet des estampes, voir les gravures de Marc-Antoine ; il tâchait d'entendre Machiavel. Peu а peu, la sérénité du travail l'apaisa. En plongeant dans la personnalité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule manière peut-être de n'en pas souffrir.

Un jour qu'il prenait des notes, tranquillement, la porte s'ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.

C'était bien elle ! seule ? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablier blanc. Elle s'assit ; et, quand elle eut toussé :

-- " Il y a longtemps que vous n'êtes venu а la maison. "

Frédéric ne trouvant pas d'excuse, elle ajouta :

-- " C'est une délicatesse de votre part ! "

Il reprit :

-- " Quelle délicatesse ? "

-- " Ce que vous avez fait pour Arnoux ! " dit-elle.

Frédéric eut un geste signifiant :

-- " Je m'en moque bien ! c'était pour vous ! "

Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l'entretien tomba.

Elle portait une robe de soie brune, de la couleur d'un vin d'Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre ; cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :

-- " Il fait un peu chaud, ici ! "

Frédéric devina l'intention prudente de son regard.

-- " Pardon ! les deux battants ne sont que poussés. "

-- " Ah ! c'est vrai ! "

Et elle sourit, comme pour dire : " Je ne crains rien. " Il lui demanda immédiatement ce qui l'amenait.

-- " Mon mari " , reprit-elle avec effort, " m'a engagée а venir chez vous, n'osant faire cette démarche lui-même. "

-- " Et pourquoi ? "

-- " Vous connaissez M. Dambreuse, n'est-ce pas ? "

-- " Oui, un peu ! "

-- " Ah ! un peu. "

Elle se taisait.

-- " N'importe ! achevez. "

Alors, elle conta que, l'avant-veille, Arnoux n'avait pu payer quatre billets de mille francs souscrits а l'ordre du banquier, et sur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d'avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait vendre, а Chartres, une petite maison qu'elle avait.

-- " Pauvre femme ! " murmura Frédéric.

-- " J'irai comptez sur moi. "

-- " Merci ! "

Et elle se leva pour partir.

-- " Oh ! rien ne vous presse encore ! "

Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongoles suspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures, tous les ustensiles pour écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui contenait les plumes ; ses talons se posèrent а des places différentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux.

Ils se trouvaient seuls, maintenant, -- seuls, dans sa propre maison ; -- c'était un événement extraordinaire, presque une bonne fortune.

Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par des maisons, ornés d'arbustes dans les angles et d'une plate-bande au milieu.

On était aux premiers jours d'avril. Les feuilles des lilas verdoyaient déjа, un souffle pur se roulait dans l'air, et de petits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge d'un carrossier.

Frédéric alla chercher une pelle а feu ; et, tandis qu'ils se promenaient côte а côte, l'enfant élevait des tas de sable dans l'allée.

Mme Arnoux ne croyait pas qu'il eût plus tard une grande imagination, mais il était d'humeur caressante. Sa soeur, au contraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.

-- " Cela changera " , dit Frédéric. " Il ne faut jamais désespérer. "

Elle répliqua :

-- " Il ne faut jamais désespérer. "

Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorte d'encouragement ; il cueillit une rose, la seule du jardin.

-- " Vous rappelez-vous... un certain bouquet de roses, un soir, en voiture ? "

Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassion railleuse :

-- " Ah ! j'étais bien jeune ! "

-- " Et celle-lа " , reprit а voix basse Frédéric, " en sera-t-il de même ? "

Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme le fil d'un fuseau :

-- " Non ! je la garderai ! "

Elle appela d'un geste la bonne, qui prit l'enfant sur son bras ; puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussi doux qu'un baiser.

Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuil où elle s'était assise et tous les objets qu'elle avait touchés. Quelque chose d'elle circulait autour de lui. La caresse de sa présence durait encore.

-- " Elle est donc venue lа ! " se disait-il.

Et les flots d'une tendresse infinie le submergeaient.

Le lendemain, а onze heures, il se présenta chez M. Dambreuse. On le reçut dans la salle а manger. Le banquier déjeunait en face de sa femme. Sa nièce était près d'elle, et de l'autre côté l'institutrice, une Anglaise, fortement marquée de petite vérole.

M. Dambreuse invita son jeune ami а prendre place au milieu d'eux, et, sur son refus :

-- " A quoi puis-je vous être bon ? Je vous écoute. "

Frédéric avoua, en affectant de l'indifférence, qu'il venait faire une requête pour un certain Arnoux.

-- " Ah ! ah ! l'ancien marchand de tableaux " , dit le banquier, avec un rire muet découvrant ses gencives.

-- " Oudry le garantissait, autrefois ; on s'est fâché. "

Et il se mit а parcourir les lettres et les journaux posés près de son couvert.

Deux domestiques servaient, sans faire de bruit sur le parquet ; et la hauteur de la salle, qui avait trois portières en tapisserie et deux fontaines de marbre blanc, le poli des réchauds, la disposition des hors-d'oeuvre, et jusqu'aux plis raides des serviettes, tout ce bien-être luxueux établissait dans la pensée de Frédéric un contraste avec un autre déjeuner chez Arnoux. Il n'osait interrompre M. Dambreuse.

Madame remarqua son embarras.

-- " Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ? "

-- " Il viendra ce soir " , dit vivement la jeune fille.

-- " Ah ! tu le sais ? " répliqua sa tante, en arrêtant sur elle un regard froid.

Puis, un des valets s'étant penché а son oreille :

-- " Ta couturière, mon enfant !... Miss John ! "

Et l'institutrice, obéissante, disparut avec son élève.

M. Dambreuse, troublé par le dérangement des chaises, demanda ce qu'il y avait.

-- " C'est Mme Regimbart. "

-- " Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-lа. J'ai rencontré sa signature. "

Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de l'intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre une maison а sa femme.

-- " Elle passe pour très jolie " , dit Mme Dambreuse.

Le banquier ajouta d'un air bonhomme :

-- " Etes-vous leur ami. intime ? "

Frédéric, sans répondre nettement, dit qu'il lui serait fort obligé de prendre en considération...

-- " Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J'ai du temps encore. Si nous descendions dans mon bureau, voulez-vous ? "

Le déjeuner était fini ; Mme Dambreuse s'inclina légèrement, tout en souriant d'un rire singulier, plein а la fois de politesse et d'ironie. Frédéric n'eut pas le temps d'y réfléchir, car M. Dambreuse, dès qu'ils furent seuls :

-- " Vous n'êtes pas venu chercher vos actions. "

Et, sans lui permettre de s'excuser :

-- " Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l'affaire un peu mieux. "

Il lui offrit une cigarette et commença.

L' Union générale des Houilles françaises était constituée, on n'attendait plus que l'ordonnance. Le fait seul de la fusion diminuait les frais de surveillance et de main-d'oeuvre, augmentait les bénéfices. De plus, la Société imaginait une chose nouvelle, qui était d'intéresser les ouvriers а son entreprise. Elle leur bâtirait des maisons, des logements salubres ; enfin elle se constituait le fournisseur de ses employés, leur livrait tout а prix de revient.

-- " Et ils gagneront, monsieur ; voilа du véritable progrès, c'est répondre victorieusement а certaines criailleries républicaines ! Nous avons dans notre conseil " , il exhiba le prospectus, " un pair de France, un savant de l'Institut, un officier supérieur du Génie en retraite, des noms connus ! De pareils éléments rassurent les capitaux craintifs et appellent les capitaux intelligents ! " La Compagnie aurait pour elle les commandes de l'Etat, puis les chemins de fer, la marine а vapeur, les établissements métallurgiques, le gaz, les cuisines bourgeoises. " Ainsi, nous chauffons, nous éclairons, nous pénétrons jusqu'au foyer des plus humbles ménages. Mais comment, me direz-vous, pourrons-nous assurer la vente ? Grâce а des droits protecteurs, cher monsieur, et nous les obtiendrons ; cela nous regarde ! Moi, du reste, je suis franchement prohibitionniste ! le Pays avant tout ! "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:25

On l'avait nommé directeur ; mais le temps lui manquait pour s'occuper de certains détails, de la rédaction entre autres. " Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, j'ai oublié mon grec ! J'aurais besoin de quelqu'un... qui pût traduire mes idées. " Et tout а coup : " Voulez-vous être cet homme-lа, avec le titre de secrétaire général ? "

Frédéric ne sut que répondre.

-- " Eh bien, qui vous empêche ? "

Ses fonctions se borneraient а écrire, tous les ans, un rapport pour les actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennes avec les hommes les plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie près les ouvriers, il s'en ferait adorer, naturellement, ce qui lui permettrait, plus tard, de se pousser au Conseil général, а la députation.

Les oreilles de Frédéric tintaient. D'où provenait cette bienveillance ? Il se confondit en remerciements.

Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu'il fût dépendant de personne. Le meilleur moyen, c'était de prendre des actions, " placement superbe d'ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme votre position votre capital. "

-- " A combien, environ, doit-il se monter ? " dit Frédéric.

-- " Mon Dieu ! ce qui vous plaira ; de quarante а soixante mille francs, je suppose. "

Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et son autorité si grande, que le jeune homme se décida immédiatement а vendre une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours un rendez- vous pour terminer leurs arrangements.

-- " Ainsi, je puis dire а Jacques Arnoux ? "

-- " Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Tout ce que vous voudrez ! "

Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit :

-- " Très bien ! "

Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s'attendait а une visite, а une lettre, tout au moins. Il ne reçut pas de visite. Aucune lettre n'arriva.

Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui l'empêchait de revenir ? L'espèce de sous-entendu, d'aveu qu'elle lui avait fait, n'était donc qu'une manoeuvre exécutée par intérêt ? " Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice ? " Une sorte de pudeur, malgré son envie, l'empêchait de retourner chez eux.

Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit qu'il l'attendait le jour même, dans une heure.

En route, l'idée des Arnoux l'assaillit de nouveau ; et, ne découvrant point de raison а leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s'en débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.

Arnoux était en voyage.

-- " Et Madame ? "

-- " A la campagne, а la fabrique ! "

-- " Quand revient Monsieur ? "

-- " Demain, sans faute ! "

Il la trouverait seule ; c'était le moment. Quelque chose d'impérieux criait dans sa conscience : " Vas-y donc ! "

Mais M. Dambreuse ? " Eh bien, tant pis ! Je dirai que j'étais malade. " Il courut а la gare ; puis, dans le wagon : " J'ai eu tort, peut-être ? Ah bah ! qu'importe ! "

A droite et а gauche des plaines vertes s'étendaient ; le convoi roulait ; les maisonnettes des stations glissaient comme des décors, et la fumée de la locomotive versait toujours du même côté ses gros flocons qui dansaient sur l'herbe quelque temps, puis se dispersaient.

Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui, perdu dans cette langueur que donne l'excès même de l'impatience. Mais des grues, des magasins, parurent.

C'était Creil.

La ville, construite au versant de deux collines basses (dont la première est nue et la seconde couronnée par un bois), avec la tour de son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, lui semblait avoir quelque chose de gai, de discret et de bon. Un grand bateau plat descendait au fil de l'eau, qui clapotait fouettée par le vent ; des poules, au pied du calvaire, picoraient dans la paille ; une femme passa, portant du linge mouillé sur la tête.

Après le pont, il se trouva dans une оle, où l'on voit sur la droite les ruines d'une abbaye. Un moulin tournait, barrant dans toute sa largeur le second bras de l'Oise, que surplombe la manufacture. L'importance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.

Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :

-- " Avez-vous une permission ? "

-- " Pourquoi ? "

-- " Pour visiter l'établissement ! "

Frédéric, d'un ton brutal, dit qu'il venait voir M. Arnoux.

-- " Qu'est-ce que c'est que M. Arnoux ? "

-- " Mais le chef, le maоtre, le propriétaire, enfin ! "

-- " Non, monsieur, c'est ici la fabrique de MM. Leboeuf et Milliet ! "

La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux ou trois ; leur réponse fut la même.

Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un homme ivre ; et il avait l'air tellement ahuri que, sur le pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda s'il cherchait quelque chose. Celui-lа connaissait la manufacture d'Arnoux. Elle était située а Montataire.

Frédéric s'enquit d'une voiture, on n'en trouvait qu'а la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée d'un vieux cheval dont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant le bureau des bagages, solitairement.

Un gamin s'offrit а découvrir " le père Pilon " . Il revint au bout de dix minutes ; le père Pilon déjeunait. Frédéric, n'y tenant plus, partit. Mais la barrière du passage était close. Il fallut attendre que deux convois eussent défilé. Enfin il se précipita dans la campagne.

La verdure monotone la faisait ressembler а un immense tapis de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de la route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées d'usine fumaient les unes près des autres. En face de lui se dressait, sur une colline ronde, un petit château а tourelles, avec le clocher quadrangulaire d'une église. De longs murs, en dessous, formaient des lignes irrégulières parmi les arbres ; et, tout en bas, les maisons du village s'étendaient.

Elles sont а un seul étage, avec des escaliers de trois marches, faites de blocs sans ciment. On entendait, par intervalles, la sonnette d'un épicier. Des pas lourds s'enfonçaient dans la boue noire, et une pluie fine tombait, coupant de mille hachures le ciel pâle.

Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il rencontra sur sa gauche, а l'entrée d'un chemin, un grand arc de bois qui portait écrit en lettres d'or : FAÏENCES.

Ce n'était pas sans but que Jacques Arnoux avait choisi le voisinage de Creil ; en plaçant sa manufacture le plus près possible de l'autre (accréditée depuis longtemps), il provoquait dans le public une confusion favorable а ses intérêts.

Le principal corps de bâtiment s'appuyait sur le bord même d'une rivière qui traverse la prairie. La maison de maоtre, entourée d'un jardin, se distinguait par son perron, orné de quatre vases où se hérissaient des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sous des hangars ; il y en avait d'autres а l'air libre ; et au milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.

L'ancien répétiteur tendit sa main froide.

-- " Vous venez pour le patron ? Il n'est pas lа. "

Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :

-- " Je le savais. " Mais, se reprenant aussitôt : " C'est pour une affaire qui concerne Mme Arnoux. Peut-elle me recevoir ? "

-- " Ah ! je ne l'ai pas vue depuis trois jours " , dit Sénécal.

Et il entama une kyrielle de plaintes. En acceptant les conditions du fabricant, il avait entendu demeurer а Paris, et non s'enfouir dans cette campagne, loin de ses amis, privé de journaux. N'importe ! il avait passé par lа-dessus ! Mais Arnoux ne paraissait faire nulle attention а son mérite. Il était borné d'ailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher des perfectionnements artistiques, mieux aurait valu introduire des chauffages а la houille et au gaz. Le bourgeois s'enfonçait ; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses occupations lui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parler en sa faveur, afin qu'on augmentât ses émoluments.

-- " Soyez tranquille ! " dit l'autre.

Il ne rencontra personne dans l'escalier. Au premier étage, il avança la tête dans une pièce vide ; c'était le salon. Il appela très haut. On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devant une armoire а glace. La ceinture de sa robe de chambre entrouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l'épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d'une main son chignon, tandis que l'autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.

Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, le bruit de sa robe, tout l'enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la couvrir de baisers.

-- " Je vous demande pardon " , dit-elle, " mais je ne pouvais... "

Il eut la hardiesse de l'interrompre :

-- " Cependant..., vous étiez très bien... tout а l'heure. "

Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il craignait de l'avoir offensée. Elle reprit :

-- " Par quel bon hasard êtes-vous venu ? "

Il ne sut que répondre ; et, après un petit ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :

-- " Si je vous le disais, me croiriez-vous ? "

-- " Pourquoi pas ? "

Frédéric conta qu'il avait eu, l'autre nuit, un songe affreux :

-- " J'ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir. "

-- " Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades ! "

-- " Je n'ai rêvé que de vous " , dit-il.

Elle le regarda d'un air calme.

-- " Les rêves ne se réalisent pas toujours. "

Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se lança enfin dans une longue période sur l'affinité des âmes. Une force existait qui peut, а travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir de ce qu'elles éprouvent et les faire se rejoindre.

Elle l'écoutait la tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il l'observait du coin de l'oeil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d'un lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait, il accepta.

Pour le distraire d'abord par quelque chose d'amusant, elle lui fit voir l'espèce de musée qui décorait l'escalier. Les spécimens accrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient les efforts et les engouements successifs d'Arnoux. Après avoir cherché le rouge de cuivre des Chinois, il avait voulu faire des majoliques, des faënza, de l'étrusque, de l'oriental, tenté enfin quelques-uns des perfectionnements réalisés plus tard. Aussi remarquait-on, dans la série, de gros vases couverts de mandarins, des écuelles d'un mordoré chatoyant, des pots rehaussés d'écritures arabes, des buires dans le goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec deux personnages, qui étaient comme dessinés а la sanguine, d'une façon mignarde et vaporeuse. Il fabriquait maintenant des lettres d'enseigne, des étiquettes а vin ; mais son intelligence n'était pas assez haute pour atteindre jusqu'а l'Art, ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans contenter personne, il se ruinait. Tous deux considéraient ces choses, quand Mlle Marthe passa.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:25

-- " Tu ne le reconnais donc pas ? " lui dit sa mère.

-- " Si fait ! " reprit-elle en le saluant, tandis que son regard limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer : " Que viens-tu faire ici, toi ? " et elle montait les marches, la tête un peu tournée sur l'épaule.

Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua d'un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les tamisé.

-- " L'important, c'est la préparation des pâtes. "

Et elle l'introduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même un axe vertical, armé de bras horizontaux. Frédéric s'en voulait de n'avoir pas refusé nettement sa proposition, tout а l'heure.

-- " Ce sont les patouillards " , dit-elle.

Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant dans sa bouche.

De larges courroies filaient d'un bout а l'autre du plafond, pour s'enrouler sur des tambours, et tout s'agitait d'une façon continue, mathématique, agaçante.

Ils sortirent de lа, et passèrent près d'une cabane en ruines, qui avait autrefois servi а mettre des instruments de jardinage.

-- " Elle n'est plus utile " , dit Mme Arnoux.

Il répliqua d'une voix tremblante :

-- " Le bonheur peut y tenir ! "

Le tintamarre de la pompe а feu couvrit ses paroles, et ils entrèrent dans l'atelier des ébauchages.

Des hommes, assis а une table étroite, posaient devant eux, sur un disque tournant, une masse de pâte ; leur main gauche en raclait l'intérieur, leur droite en caressait la surface, et l'on voyait s'élever des vases, comme des fleurs qui s'épanouissent.

Mme Arnoux fit exhiber les moules pour les ouvrages plus difficiles.

Dans une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, les lignes saillantes. A l'étage supérieur, on enlevait les coutures, et l'on bouchait avec du plâtre les petits trous que les opérations précédentes avaient laissés.

Sur des claires-voies, dans des coins, au milieu des corridors, partout s'alignaient des poteries.

Frédéric commençait а s'ennuyer.

-- " Cela vous fatigue peut-être ? " dit-elle.

Craignant qu'il ne fallût borner lа sa visite, il affecta, au contraire, beaucoup d'enthousiasme. Il regrettait même de ne s'être pas voué а cette industrie.

Elle parut surprise.

-- " Certainement ! j'aurais pu vivre près de vous ! "

Et, comme il cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l'éviter, prit sur une console des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.

-- " Puis-je emporter cela ? " dit Frédéric.

-- " Etes-vous assez enfant, mon Dieu ! "

Il allait répondre, Sénécal entra.

M. le sous-directeur, dès le seuil, s'aperçut d'une infraction au règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines ; on était au samedi, et, comme les ouvriers n'en avaient rien fait, Sénécal leur déclara qu'ils auraient а rester une heure de plus.

-- " Tant pis pour vous ! "

Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer ; mais on devinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, d'ailleurs, peu faciles а conduire, tous ayant été chassés de la grande fabrique. Le républicain les gouvernait durement. Homme de théories, il ne considérait que les masses et se montrait impitoyable pour les individus.

Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas а Mme Arnoux s'il n'y avait pas moyen de voir les fours. Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle était en train d'expliquer l'usage des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s'interposa entre eux.

Il continua de lui-même la démonstration, s'étendit sur les différentes sortes de combustibles, l'enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéric n'y comprenait rien, et а chaque minute se retournait vers Mme Arnoux.

-- " Vous n'écoutez pas " , dit-elle. " M. Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi. "

Le mathématicien, flatté de cet éloge, proposa de faire voir le posage des couleurs. Frédéric interrogea d'un regard anxieux Mme Arnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter cependant. Il lui offrit son bras.

-- " Non ! merci bien ! l'escalier est trop étroit ! "

Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte d'un appartement rempli de femmes.

Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des coquilles, des plaques de verre. Le long de la corniche, contre le mur, s'alignaient des planches gravées ; des bribes de papier fin voltigeaient ; et un poêle de fonte exhalait une température écoeurante, où se mêlait l'odeur de la térébenthine.

Les ouvrières, presque toutes, avaient des costumes sordides. On en remarquait une, cependant, qui portait un madras et de longues boucles d'oreilles. Tout а la fois mince et potelée, elle avait de gros yeux noirs et les lèvres charnues d'une négresse. Sa poitrine abondante saillissait sous sa chemise, tenue autour de sa taille par le cordon de sa jupe ; et, un coude sur l'établi, tandis que l'autre bras pendait, elle regardait vaguement, au loin dans la campagne. A côté d'elle traоnaient une bouteille de vin et de la charcuterie.

Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, mesure de propreté pour la besogne et d'hygiène pour les travailleurs.

Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de despotisme, s'écria de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :

-- " Hé ! lа-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut l'article 9. "

-- " Eh bien, après ? "

-- " Après, mademoiselle ? C'est trois francs d'amende que vous payerez ! "

Elle le regarda en face, impudemment.

-- " Qu'est-ce que ça me fait ? Le patron, а son retour, la lèvera votre amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme ! "

Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d'études, se contenta de sourire.

-- " Article 13, insubordination, dix francs ! "

La Bordelaise se remit а sa besogne. Mme Arnoux, par convenance, ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :

-- " Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur ! "

L'autre répondit magistralement :

-- " La Démocratie n'est pas le dévergondage de l'individualisme. C'est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l'ordre ! "

-- " Vous oubliez l'humanité ! " dit Frédéric.

Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s'en alla.

Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il cherchait l'occasion de se déclarer ; elle était venue. D'ailleurs le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda, comme pour se réchauffer les pieds, а monter dans sa chambre. Mais, quand il fut assis près d'elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait. Sénécal, heureusement, vint а sa pensée.

-- " Rien de plus sot " , dit-il, " que cette punition ! "

Mme Arnoux reprit :

-- " Il y a des sévérités indispensables. "

-- " Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois а faire souffrir ! "

-- " Je ne comprends pas les énigmes, mon ami. "

Et son regard austère, plus encore que le mot, l'arrêta. Frédéric était déterminé а poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages, puis se mit а parler de l'amour, de ses désespoirs et de ses emportements.

Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.

Le jeune homme se sentit blessé par cette négation ; et, pour la combattre, il cita en preuve les suicides qu'on voit dans les journaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Des Grieux. Il s'enferrait.

Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d'un sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l'ombre.

Il avait envie de se jeter а ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il n'osa.

Il était empêché, d'ailleurs, par une sorte de crainte religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément а cause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.

-- " Si je lui déplais " , pensait-il, -- qu'elle me chasse ! Si elle veut de moi, qu'elle m'encourage ! "

Il dit en soupirant :

-- " Donc, vous n'admettez pas qu'on puisse aimer... une femme ? "

Mme Arnoux répliqua :

-- " Quant elle est а marier, on l'épouse ; lorsqu'elle appartient а un autre, on s'éloigne. "

-- " Ainsi le bonheur est impossible ? "

-- " Non ! Mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, les inquiétudes et le remords. "

-- " Qu'importe ! s'il est payé par des joies sublimes. "

-- L'expérience est trop coûteuse ! "

Il voulut l'attaquer par l'ironie.

-- " La vertu ne serait donc que de la lâcheté ? "

-- " Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peut suffire. L'égoïsme fait une base solide а la sagesse. "

-- " Ah ! quelles maximes bourgeoises vous avez ! "

-- " Mais je ne me vante pas d'être une grande dame ! "

A ce moment-lа, le petit garçon accourut.

-- " Maman, viens-tu dоner ? "

-- " Oui, tout а l'heure ! "

Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.

Il ne pouvait se résoudre а s'en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :

-- " Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ? "

-- " Non ! mais sourdes quand il le faut. "

Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants а ses côtés. Il s'inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement а son salut.

Ce qu'il éprouva d'abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière de lui faire comprendre l'inanité de son espoir l'écrasait. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d'un abоme, qui sait qu'on ne le secourra pas et qu'il doit mourir.

Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard ; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.

Un bruit de sabots retentit près de son oreille ; c'étaient les ouvriers qui sortaient de la fonderie. Alors il se reconnut.

A l'horizon, les lanternes du chemin de fer traçaient une ligne de feux. Il arriva comme un convoi partait, se laissa pousser dans un wagon, et s'endormit.

Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout а coup son voyage dans un passé déjа loin. Il voulut être fort, et allégea son coeur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :

-- " C'est une imbécile, une dinde, une brute, n'y pensons plus ! "

Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages sur papier а glaçure bleue et initiales R. A

Cela commençait par des reproches amicaux :

" Que devenez-vous, mon cher ? Je m'ennuie. "

Mais l'écriture était si abominable, que Frédéric allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum :

" Je compte sur vous demain pour me conduire aux courses. "

Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme а propos de rien ; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:25

Frédéric distingua : " Malentendu... avoir fait fausse route... désillusions... Pauvres enfants que nous sommes !... Pareils а deux fleuves qui se rejoignent ! " etc. "

Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel changement était donc survenu ?

Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Elles sentaient l'iris ; et il y avait, dans la forme des caractères et l'espacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le troubla.

-- " Pourquoi n'irais-je pas ? " se dit-il enfin. " Mais si Mme Arnoux le savait ? Ah ! qu'elle le sache ! Tant mieux ! et qu'elle en soit jalouse ! ça me vengera ! "

Chapitre IV. ------------------------------------------------------

La Maréchale était prête et l'attendait.

-- " C'est gentil, cela ! " dit-elle, en fixant sur lui ses jolis yeux, а la fois tendres et gais.

Quand elle eut fait le noeud de sa capote, elle s'assit sur le divan et resta silencieuse.

-- " Partons-nous ? " dit Frédéric.

Elle regarda la pendule.

-- " Oh ! non ! pas avant une heure et demie " , comme si elle eût posé en elle-même cette limite а son incertitude.

Enfin l'heure ayant sonné :

-- " Eh bien, andiamo, caro mio ! "

Et elle donna un dernier tour а ses bandeaux, fit des recommandations а Delphine.

-- " Madame revient dоner ? "

-- " Pourquoi donc ? Nous dоnerons ensemble quelque part, au Café Anglais, où vous voudrez ! "

-- " Soit ! "

Ses petits chiens jappaient autour d'elle.

-- " On peut les emmener, n'est-ce pas ? "

Frédéric les porta, lui-même, jusqu'а la voiture.

C'était une berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon ; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu'elle fut assise, lui demanda s'il avait été chez Arnoux, dernièrement.

-- " Pas depuis un mois " , dit Frédéric.

-- " Moi, je l'ai rencontré avant-hier, il serait même venu aujourd'hui. Mais il a toutes sortes d'embarras, encore un procès, je ne sais quoi. Quel drôle d'homme ! "

-- " Oui ! très drôle ! "

Frédéric ajouta d'un air indifférent :

Elle répliqua sèchement :

-- " A propos, voyez-vous toujours... comment donc l'appelez vous ?... cet ancien chanteur..., Delmar ? "

-- " Non ! c'est fini. "

Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l'espoir.

Ils descendirent au pas le quartier Bréda ; les rues, а cause du dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeois apparaissaient derrière des fenêtres. La voiture prit un train plus rapide ; le bruit des roues faisait se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue brillait, le domestique se cambrait la taille, et les deux havanais l'un près de l'autre semblaient deux manchons d'hermine, posés sur les coussins. Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, а droite et а gauche, en souriant.

Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elle s'abritait du soleil sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.

-- " Quels amours de petits doigts ! " dit Frédéric, en lui prenant doucement l'autre main, la gauche, ornée d'un bracelet d'or, en forme de gourmette. " Tiens, c'est mignon ; d'où cela vient-il ? "

-- " Oh ! il y a longtemps que je l'ai " , dit la Maréchale.

Le jeune homme n'objecta rien а cette réponse hypocrite. Il aima mieux " profiter de la circonstance " . Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant et la manchette.

-- " Finissez, on va nous voir ! "

-- " -- Bah ! qu'est-ce que cela fait ! "

Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où l'on remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant а droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont d'Iéna, et s'arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjа rangées dans l'Hippodrome.

Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On apercevait des curieux sur le balcon de l'Ecole Militaire ; et les deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi se trouvaient remplies d'une foule en toilette qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-lа, avait un aspect moins vulgaire ; c'était l'époque des sous- pieds, des collets de velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes а taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çа et lа, par les sombres costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre Algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiers d'état-major, dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves.

Les plus enthousiastes s'étaient placés, en bas, contre la piste, défendue par deux lignes de bâtons supportant des cordes ; dans l'ovale immense que décrivait cette allée, des marchands de coco agitaient leur crécelle, d'autres vendaient le programme des courses, d'autres criaient des cigares, un vaste bourdonnement s'élevait ; les gardes municipaux passaient et repassaient ; une cloche, suspendue а un poteau couvert de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et on rentra dans les tribunes.

Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.

-- " J'ai des riflards " , dit Frédéric, " et tout ce qu'il faut pour se distraire " , ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.

-- " Bravo ! nous nous comprenons ! "

-- " Et on se comprendra encore mieux, n'est-ce pas ? "

-- " Cela se pourrait ! " fit-elle en rougissant.

Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient d'aligner leurs chevaux et les retenaient а deux mains. Quelqu'un abaissa un drapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent d'abord serrés en une seule masse ; bientôt elle s'allongea, se coupa ; celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber ; longtemps il y eut de l'incertitude entre Filly et Tibi, puis Tom-Pouce parut en tête ; mais Culbstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit et arriva premier, battant Sir-Charles de deux longueurs ; ce fut une surprise ; on criait ; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.

-- " Nous nous amusons ! " dit la Maréchale. " Je t'aime, mon chéri ! "

Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.

A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença plusieurs fois ; Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c'était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi serait-elle venue ?

Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.

-- " Vous n'êtes guère galant ! " dit Rosanette.

Il n'écouta rien et s'avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.

Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.

-- " Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet est lа-bas ! Ecoutez donc ! "

Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner près d'elle. Cisy l'aperçut, et voulait obstinément lui dire bonjour.

Depuis que le deuil de sa grand-mère était fini, il réalisait son idéal, parvenait а avoir du cachet . Gilet écossais, habit court, larges bouffettes sur l'escarpin et carte d'entrée dans la ganse du chapeau, rien ne manquait effectivement а ce qu'il appelait lui-même son " chic " , un chic anglomane et mousquetaire. Il commença par se plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des courses de Chantilly et des farces qu'on y faisait, jura qu'il pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendant les douze coups de minuit, proposa а la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux bichons ; et de l'autre coude s'appuyant sur la portière, il continuait а débiter des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes écartées, les reins tendus. Frédéric, а côté de lui, fumait, tout en cherchant а découvrir ce que le milord était devenu.

La cloche ayant tinté, Cisy s'en alla, au grand plaisir de Rosanette, qu'il ennuyait beaucoup, disait-elle.

La seconde épreuve n'eut rien de particulier, la troisième non plus, sauf un homme qu'on emporta sur un brancard. La quatrième, où huit chevaux disputèrent le prix de la Ville, fut plus intéressante.

Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes а la main l'évolution des jockeys ; on les voyait filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l'Hippodrome. De loin, leur vitesse n'avait pas l'air excessive ; а l'autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l'air, s'engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; а grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c'était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traоnait jusqu'au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l'encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.

Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s'ennuyait se répandit. Des groupes d'hommes causaient au bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.

Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard ; -- et ce n'étaient pas les plus belles qui recevaient le plus d'hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu'un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps а autre une espèce de rire pareil а un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise а la mode par son procès, trônait sur le siège d'un break en compagnie d'Américains ; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalas l'intérieur d'un escargot qui avait, а la place du tablier, une jardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu'on la remarquât, elle se mit а faire de grands gestes et а parler très haut.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:26

Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms а Frédéric. C'étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.

Cisy n'avait pas l'air moins heureux dans le cercle d'hommes mûrs qui l'entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s'avança vers la Maréchale.

Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ; Frédéric, par obéissance, l'imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux.

Le milord reparut, c'était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.

-- " Donne-moi du champagne ! " dit Rosanette.

Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s'écria :

-- " Ohé lа-bas ! les femmes honnêtes, l'épouse de mon protecteur, ohé ! "

Des rires éclatèrent autour d'elle, le milord disparut.

Frédéric la tirait par sa robe, il allait s'emporter. Mais Cisy était lа, dans la même attitude que tout а l'heure ; et, avec un surcroоt d'aplomb, il invita Rosanette а dоner pour le soir même.

-- " Impossible ! " répondit-elle. " Nous allons ensemble au Café Anglais. "

Frédéric, comme s'il n'eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d'un air désappointé.

Tandis qu'il lui parlait, debout contre la portière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de Café Anglais :

-- " C'est un joli établissement ! si l'on y cassait une croûte, hein ? "

-- " Comme vous voudrez " , dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait а l'horizon le milord disparaоtre, sentant qu'une chose irréparable venait de se faire et qu'il avait perdu son grand amour. Et l'autre était lа, près de lui, l'amour joyeux et facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu'il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.

Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête ; les gamins, enjambant les cordes de la piste, venaient regarder les tribunes ; on s'en allait. Quelques gouttes de pluie tombèrent. L'embarras des voitures augmenta, Hussonnet était perdu.

-- " Eh bien, tant mieux ! " dit Frédéric.

-- " On préfère être seul ? " reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.

Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d'acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits а la Daumont par deux jockeys en veste de velours, а crépines d'or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l'autre banquette en face, tous les trois avaient des figures étonnées.

-- " Ils m'ont reconnu ! " se dit Frédéric.

Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaоtre. Il cria au postillon :

-- " Va donc ! va donc ! en avant ! "

Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières а rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux- mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés а siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient ; ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait de loin :

" Bonjour ! -- ça va bien ? -- Oui ! -- Non ! -- A tantôt ! " et les figures se succédaient avec une vitesse d'ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude а voir auprès d'eux continuellement toutes ces roues tourner.

Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes а la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux pleins d'envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles ; et, çа et lа, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait а en sortir. Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de Triomphe, il allongeait а hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes ; et, sur les deux côtés de la grande avenue, -- pareille а un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines --, les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant а de certaines places, avait des douceurs de satin.

Alors, Frédéric se rappela les jours déjа loin où il enviait l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, а côté d'une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-lа, et n'en était pas plus joyeux.

La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, s'en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l'hôtel des Affaires Etrangères, une file de badauds stationnait sur les marches.

A la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, s'étala dans son dos. L'homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers.

A la porte du Café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu'il payait le postillon.

Il la retrouva dans l'escalier, causant avec un monsieur. Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur l'arrêta.

-- " Va toujours ! " dit-elle, " je suis а toi ! "

Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons, vis-а-vis. De larges moires frissonnaient sur l'asphalte qui séchait, et un magnolia posé au bord du balcon embaumait l'appartement. Ce parfum et cette fraоcheur détendirent ses nerfs ; il s'affaissa sur le divan rouge, au- dessous de la glace.

La Maréchale revint ; et, le baisant au front :

-- " On a des chagrins, pauvre mimi ? "

-- " Peut-être ! " répliqua-t-il.

-- " Tu n'es pas le seul, va ! " ce qui voulait dire : " Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! "

Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit а becqueter. Ce mouvement, d'une grâce et presque d'une mansuétude lascive, attendrit Frédéric.

-- " Pourquoi me fais-tu de la peine ? " dit-il, en songeant а Mme Arnoux.

-- " Moi, de la peine ? "

Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les épaules.

Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans fond.

Il reprit :

-- " Puisque tu ne veux pas m'aimer ! " en l'attirant sur ses genoux.

Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille а deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l'enflammait.

-- " Où sont-ils ? " dit la voix d'Hussonnet dans le corridor.

La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre а l'autre bout du cabinet, tournant le dos а la porte.

Elle demanda des huоtres ; et ils s'attablèrent.

Hussonnet ne fut pas drôle. A force d'écrire quotidiennement sur toutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d'entendre beaucoup de discussions et d'émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la notion exacte des choses, s'aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d'une vie légère autrefois, mais а présent difficile, l'entretenaient dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu'il ne voulait pas s'avouer, le rendait hargneux, sarcastique. A propos d'Ozaï, un ballet nouveau, il fit une sortie а fond contre la danse, et, а propos de la danse, contre l'Opéra ; puis, а propos de l'Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une troupe d'acteurs espagnols, " comme si l'on n'était pas rassasié des Castilles ! " Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l'Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s'informa du Collège de France, d'où l'on venait d'exclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. de Maistre, se déclara pour l'Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, des faits les mieux prouvés, niait l'histoire, et contestait les choses les plus positives, jusqu'а s'écrier au mot géométrie : " Quelle blague que la géométrie ! " Le tout entremêlé d'imitations d'acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.

Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement d'impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.

Tous deux se mirent а aboyer d'une façon odieuse.

-- " Vous devriez les faire reconduire ! " dit-il brusquement.

Rosanette n'avait confiance en personne.

Alors, il se tourna vers le bohème.

-- " Voyons, Hussonnet, dévouez-vous ! "

-- " Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable ! "

Hussonnet s'en alla, sans se faire prier.

De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n'y pensa pas. Il commençait même а se réjouir du tête-а-tête, lorsqu'un garçon entra.

-- " Madame, quelqu'un vous demande. "

-- " Comment ! encore ? "

-- " Il faut pourtant que je voie ! " dit Rosanette.

Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ? n'était-ce pas assez d'avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis pour celle-lа, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des pleurs l'étouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.

La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :

-- " J'ai invité monsieur. J'ai bien fait, n'est-ce pas ? "

-- " Comment donc ! certainement ! "

Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s'asseoir.

La Maréchale se mit а parcourir la carte, en s'arrêtant aux noms bizarres.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:26

-- " Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins а la Richelieu et un pudding а la d'Orléans ? "

-- " Oh ! pas d'Orléans ! " s'écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.

-- " Aimez-vous mieux un turbot а la Chambord ? reprit-elle.

Cette politesse choqua Frédéric.

La Maréchale se décida pour un simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une salade d'ananas, des sorbets а la vanille.

-- " Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! j'oubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas а l'ail ! "

Et elle appelait le garçon " jeune homme " , frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.

-- " On n'en prend pas dès le commencement " , dit Frédéric.

Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.

-- " Eh non ! Jamais ! "

-- " Si fait, je vous assure ! "

-- " Ah ! tu vois ! "

Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait :

" C'est un homme riche, celui-lа, écoute-le ! "

Cependant, la porte s'ouvrait а chaque minute, les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet а côté, quelqu'un tapait une valse. Puis les courses amenèrent а parler d'équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d'Aure, quand Rosanette haussa les épaules.

-- " Assez, mon Dieu ! il s'y connaоt mieux que toi, va ! "

Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ; cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose а ses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et toute sa personne avait quelque chose d'insolent, d'ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au coeur des désirs fous.

Puis elle demanda, d'une voix calme, а qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.

-- " A la comtesse Dambreuse " , répliqua Cisy.

-- " Ils sont très riches, n'est-ce pas ? "

-- " Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille d'un préfet, ait une fortune médiocre. "

Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire.

Frédéric, pour lui être désagréable, s'entêta а le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s'appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.

-- " N'importe ! je voudrais bien avoir son équipage ! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil. "

Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, а son poignet gauche, un bracelet orné de trois opales.

Frédéric l'aperçut.

-- Tiens ! mais...

Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.

La porte s'entrebâilla discrètement, le bord d'un chapeau parut, puis le profil d'Hussonnet.

-- " Excusez, si je vous dérange, les amoureux ! "

Mais il s'arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris sa place.

On apporta un autre couvert ; et, comme il avait grand'faim, il empoignait au hasard, parmi les restes du dоner, de la viande dans un plat, un fruit dans une corbeille, buvait d'une main, se servait de l'autre, tout en racontant sa mission. Les deux toutous étaient reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse, uniquement inventée pour produire de l'effet.

La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au garçon :

-- " Une voiture "

-- " J'ai la mienne " , dit le Vicomte.

-- " Mais, monsieur ! "

-- " Cependant, monsieur. "

Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les mains tremblantes.

Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant le bohème attablé :

-- " Soignez-le donc ! il s'étouffe. Je ne voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fоt mourir ! "

La porte retomba.

-- " Eh bien ? " dit Hussonnet.

-- " Eh bien, quoi ? "

-- " Je croyais. "

-- " Qu'est-ce que vous croyiez ? "

-- " Est-ce que vous ne ?... "

Il compléta sa phrase par un geste.

-- " Eh non ! jamais de la vie ! "

Hussonnet n'insista pas davantage.

Il avait eu un but en s'invitant а dоner. Son journal, qui ne s'appelait plus l' Art , mais le Flambard , avec cette épigraphe : " Canonniers, а vos pièces ! " ne prospérant nullement, il avait envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de Deslauriers. Il reparla de l'ancien projet, et exposa son plan nouveau.

Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : " Adieu, mon bon " , et disparut.

Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait а Martinon vint lui dire :

-- " Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre. "

-- " Quel fiacre ? "

-- " Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens. "

Et la figure du garçon s'allongea, comme s'il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler.

Il donna de pourboire les vingt francs qu'on lui rendait.

-- " Merci, Monseigneur ! " dit l'homme а la serviette, avec un grand salut.

Frédéric passa la journée du lendemain а ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de n'avoir pas souffleté Cisy. Quant а la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d'autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu'il fallait de l'argent pour posséder ces femmes-lа, il jouerait а la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s'étonna de n'avoir pas songé а Mme Arnoux.

-- " Tant mieux ! а quoi bon ? "

Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite. Il commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis, brusquement :

-- " Vous étiez aux courses, dimanche ? "

-- " Oui, hélas ! "

Alors, le peintre déclama contre l'anatomie des chevaux anglais, vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon. " Rosanette était avec vous ? " Et il entama son éloge, adroitement.

La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.

Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu а peu, la coloration variée de son modèle l'avait séduit ; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée d'abord ; ses rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé а Pellerin tout le temps de s'éblouir. Puis, l'admiration s'apaisant, il s'était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu sa faute ; et il s'était mis а repasser ses contours simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, а y perdre, а y mêler les tons de la tête et ceux des fonds ; et la figure avait pris de la consistance, les ombres de la vigueur ; tout paraissait plus ferme. Enfin la Maréchale était revenue. Elle s'était même permis des objections ; l'artiste, naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il s'était dit qu'elle pouvait avoir raison. Alors avait commencé l'ère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquèrent les crampes d'estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu le courage de faire des retouches, mais sans coeur et sentant que sa besogne était mauvaise.

Il se plaignit seulement d'avoir été refusé au Salon, puis reprocha а Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.

-- " Je me moque bien de la Maréchale ! "

Une déclaration pareille l'enhardit.

-- " Croiriez-vous que cette bête-lа n'en veut plus, maintenant ? "

Ce qu'il ne disait point, c'est qu'il avait réclamé d'elle mille écus. Or, la Maréchale s'était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer d'Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.

-- " Eh bien, et Arnoux ? " dit Frédéric.

Elle l'avait relancé vers lui. L'ancien marchand de tableaux n'avait que faire du portrait.

-- " Il soutient que ça appartient а Rosanette. "

-- " En effet, c'est а elle. "

-- " Comment ! c'est elle qui m'envoie vers vous ! " répliqua Pellerin.

S'il eût cru а l'excellence de son oeuvre, il n'eût pas songé, peut-être, а l'exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un démenti а la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de s'en délivrer, s'enquit de ses conditions, courtoisement.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:26

L'extravagance du chiffre le révolta, il répondit :

-- " Non, ah ! non ! "

-- " Vous êtes pourtant son amant, c'est vous qui m'avez fait la commande ! "

-- " J'ai été l'intermédiaire, permettez ! "

-- " Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras ! "

L'artiste s'emportait.

-- " Ah ! je ne vous croyais pas si cupide. "

-- " Ni vous si avare ! Serviteur ! "

Il venait de partir que Sénécal se présenta.

Frédéric, troublé, eut un mouvement d'inquiétude.

-- " Qu'y a-t-il ? "

Sénécal conta son histoire.

-- " Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre qui l'appelait а Paris ; comme personne, par hasard, ne se trouvait lа pour aller а Creil chercher une voiture, elle avait envie de m'y faire aller moi- même. J'ai refusé, car ça ne rentre pas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux tombe а la fabrique. La Bordelaise s'est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé des paroles vives. Bref, il m'a donné mon compte, et me voilа ! "

Puis, détachant ses paroles :

-- " Au reste, je ne me repens pas, j'ai fait mon devoir. N'importe, c'est а cause de vous. "

-- " Comment ? " s'écria Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l'eût deviné.

Sénécal n'avait rien deviné, car il reprit :

-- " C'est-а-dire que, sans vous, j'aurais peut-être trouvé mieux.

Frédéric fut saisi d'une espèce de remords.

-- " En quoi puis-je vous servir, maintenant ? "

Sénécal demandait un emploi quelconque, une place.

-- " Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, а ce que m'a dit Deslauriers. "

Ce rappel de Deslauriers fut désagréable а son ami. Il ne se souciait guère de retourner chez les Dambreuse, depuis la rencontre du Champ de Mars.

-- " Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour recommander quelqu'un. "

Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minute de silence :

-- " Tout cela, j'en suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi de votre Mme Arnoux. "

Ce votre ôta du coeur de Frédéric le peu de bon vouloir qu'il gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.

Sénécal le prévint.

-- " Merci ! "

Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix d'honneur prodiguées а la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard et Bénier, scandales de l'époque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.

Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air de dégoût.

-- " Allons, adieu ! Il faut que j'aille а Notre-Dame-de-Lorette.

-- " Tiens ! pourquoi ? "

-- " C'est aujourd'hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort а l'oeuvre, celui-lа ! Mais tout n'est pas fini !... Qui sait ? "

Et Sénécal tendit sa main, gravement.

-- " Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu ! "

Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n'y pensa plus.

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l'Etat, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer а la Bourse.

Il mangeait dans les cabarets а la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cette aventure.

Le hasard voulut qu'il rencontrât Cisy, trois jours après.

Le gentilhomme fit bonne contenance, et l'invita même а dоner pour le mercredi suivant.

Frédéric, le matin de ce jour-lа, reçut une notification d'huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu'aux termes d'un jugement du tribunal, il s'était rendu acquéreur d'une propriété sise а Belleville, appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu'il était prêt а payer les deux cent vingt-trois mille francs, montant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont l'immeuble était grevé dépassant le prix de l'acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètement perdue.

Tout le mal venait de n'avoir pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s'était chargé de cette démarche, et, l'avait ensuite oubliée. Frédéric s'emporta contre lui, et, quand sa colère fut passée :

-- " Eh bien après... quoi ? " si cela peut le sauver, tant mieux ! je n'en mourrai pas ! n'y pensons plus ! "

Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre d'Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu'il n'avait point remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre l'affaire du journal en train.

-- " Ah ! celui-lа m'embête ! "

Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Après quoi, il s'habilla pour se rendre а la Maison d'Or.

Cisy présenta ses convives, en commençant par le plus respectable, un gros monsieur а cheveux blancs :

-- " Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de Forchambeaux " , dit-il ensuite (c'était un jeune homme blond et fluet, déjа chauve) ; puis, désignant un quadragénaire d'allures simples : " Joseph Boffreu, mon cousin ; et voici mon ancien professeur M. Vezou " , personnage moitié charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote, boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière а faire châle sur la poitrine.

Cisy attendait encore quelqu'un, le baron de Comaing, " qui peut-être viendra, ce n'est pas sûr " . Il sortait а chaque minute, paraissait inquiet ; enfin, а huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l'avait choisie par pompe, tout exprès.

Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupait le milieu de la table, couverte de plats d'argent, suivant la vieille mode française ; des raviers, pleins de salaisons et d'épices, formaient bordure tout autour ; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient de distance en distance ; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque assiette, avec des choses dont on ne savait pas l'usage, mille ustensiles de bouche ingénieux ; -- et il y avait, rien que pour le premier service : une hure d'esturgeon mouillée de champagne, un jambon d'York au tokay, des grives au gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de Pommes de terre qui étaient mêlés а des truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient l'appartement, tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur surtout.

-- " Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies ! C'est trop beau ! "

-- " Ça ? " dit le vicomte de Cisy, " allons donc ! "

Et, dès la première cuillerée :

-- " Eh bien ! mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal, voir Père et Portier ? "

-- " Tu sais bien que je n'ai pas le temps ! " répliqua le marquis.

Ses matinées étaient prises par un cours d'arboriculture, ses soirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les fabriques d'instruments aratoires. Habitant la Saintonge, les trois quarts de l'année, il profitait de ses voyages dans la Capitale pour s'instruire ; et son chapeau а larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.

Mais Cisy, s'apercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin :

-- " Buvez donc, saprelotte ! Vous n'êtes pas crâne pour votre dernier repas de garçon ! "

A ce mot, tous s'inclinèrent, on le congratulait.

-- " Et la jeune personne " , dit le Précepteur, " est charmante, j'en suis sûr ? "

-- " Parbleu ! " s'écria Cisy. " N'importe, il a tort c'est si bête, le mariage ! "

-- " Tu parles légèrement, mon ami, répliqua M. des Aulnays, tandis qu'une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.

Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :

-- " Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez ! "

Cisy protesta. Il aimait mieux se divertir, " être Régence " . Il voulait apprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris , tira de sa poche un brûle- gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous les plats.

Il renvoya même les truffes, et le Précepteur, qui s'en délectait, dit par bassesse :

-- " Cela ne vaut pas les oeufs а la neige de madame votre grand-mère ! "

Puis il se remit а causer avec son voisin l'agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup d'avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples. Le Précepteur applaudissait а ses idées et le flagornait, lui supposant de l'influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l'homme d'affaires.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:27

Frédéric était venu plein d'humeur contre Cisy ; sa sottise l'avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le dоner du Café Anglais l'agaçait de plus en plus ; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisait а demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateur de chasse et boursier. Cisy, par manière de rire, l'appela " voleur " plusieurs fois ; puis, tout а coup :

-- " Ah ! le baron ! "

Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l'oreille, et une fleur а la boutonnière. C'était l'idéal du Vicomte. Il fut ravi de le posséder ; et, sa présence l'excitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme on passait un coq de bruyère :

-- " Voilа le meilleur des caractères de la Bruyère " !

Ensuite, il adressa а M. de Comaing une foule de questions sur des personnes inconnues а la société ; puis, comme saisi d'une idée :

-- " Dites donc ! avez-vous pensé а moi ? "

L'autre haussa les épaules.

-- " Vous n'avez pas l'âge, mon petiot ! Impossible ! "

Cisy l'avait prié de le faire admettre а son club. Mais le baron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :

-- " Ah ! j'oubliais ! Mille félicitations pour votre pari, mon cher ! "

-- " Quel pari ? "

-- " Celui que vous avez fait, aux courses, d'aller le soir même chez cette dame. "

Frédéric éprouva comme la sensation d'un coup de fouet. Il fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.

En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier amant, son homme, s'était présenté ce jour-lа même. Tous deux avaient fait comprendre au Vicomte qu'il " gênait " , et on l'avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.

Il eut l'air de ne pas entendre. Le Baron ajouta :

-- " Que devient-elle, cette brave Rose ?... A-t-elle toujours d'aussi jolies jambes ? " prouvant par ce mot qu'il la connaissait intimement.

Frédéric fut contrarié de la découverte.

-- " Il n'y a pas de quoi rougir " , reprit le Baron " ; c'est une bonne affaire ! "

Cisy claqua de la langue.

-- " Peuh ! pas si bonne ! "

-- " Ah ! "

-- " Mon Dieu, oui ! D'abord, moi, je ne lui trouve rien d'extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu'on veut, car enfin. elle est а vendre ! "

-- " Pas pour tout le monde ! " reprit aigrement Frédéric.

-- " il se croit différent des autres ! " répliqua Cisy, " quelle farce ! "

Et un rire parcourut la table.

Frédéric sentait les battements de son coeur l'étouffer. Il avala deux verres d'eau, coup sur coup.

Mais le Baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.

-- " Est-ce qu'elle est toujours avec un certain Arnoux ? "

-- " Je n'en sais rien " , dit Cisy. " Je ne connais pas ce monsieur ! "

Il avança, néanmoins, que c'était une manière d'escroc.

-- " Un moment ! " , s'écria Frédéric.

-- " Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu un procès. "

-- " Ce n'est pas vrai ! "

Frédéric se mit а défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le Vicomte, plein de rancune, et qui était gris d'ailleurs, s'entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :

-- " Est-ce pour m'offenser, monsieur ? "

Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.

-- " Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu'il a quelque chose de très bien : sa femme. "

-- " Vous la connaissez ? "

-- " Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaоt ça ! "

-- " Vous dites ? "

Cisy, qui s'était levé, répéta en balbutiant :

-- " Tout le monde connaоt ça ! "

-- " Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-lа que vous fréquentez ! "

-- " Je m'en flatte. "

Frédéric lui lança son assiette au visage.

Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du Vicomte.

Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris d'une sorte de frénésie ; M. des Aulnays répétait :

-- " Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! "

-- " Mais c'est épouvantable ! " vociférait le Précepteur.

Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait ; Joseph riait aux éclats ; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les débris ; et le Baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s'entendre du boulevard.

Comme tout le monde, au moment où l'assiette avait été lancée, parlait а la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c'était а cause d'Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d'un autre. Ce qu'il y avait de certain, c'était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; et il se refusa positivement а en témoigner le moindre regret.

M. des Aulnays tâcha de l'adoucir ; le cousin Joseph, le Précepteur, Forchambeaux lui-même. Le Baron, pendant ce temps-lа, réconfortait Cisy, qui, cédant а une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s'irritait de plus en plus ; et l'on serait resté lа jusqu'au jour si le Baron n'avait dit pour en finir :

-- " Le Vicomte, Monsieur, enverra demain chez vous ses témoins. "

-- " Votre heure ? "

-- " A midi, s'il vous plaоt. "

-- " Parfaitement, Monsieur. "

Frédéric, une fois dehors, respira а pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son coeur. Il venait de le satisfaire enfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance de forces intimes qui l'enivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart ; et il se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais la lumière brillait а un carreau, au-dessus de la porte. Elle s'ouvrit, et il entra en se courbant très bas sous l'auvent.

Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l'air, étaient posés sur les tables. Le maоtre et la maоtresse avec leur garçon soupaient dans l'angle près de la cuisine ; -- et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui était contraint а chaque bouchée de se tourner de côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement, réclama son assistance. Le Citoyen commença par ne rien répondre ; il roulait des yeux, avait l'air de réfléchir, fit plusieurs tours dans la salle, et dit enfin :

-- " Oui, volontiers ! "

Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que l'adversaire était un noble.

-- " Nous le ferons marcher tambour battant, soyez tranquille ! D'abord... avec l'épée... "

-- " Mais peut-être " , objecta Frédéric, " que je n'ai pas le droit... "

-- " Je vous dis qu'il faut prendre l'épée ! " répliqua brutalement le Citoyen. " Savez-vous tirer ? "

-- " Un peu ! "

-- " Ah ! un peu ! voilа comme ils sont tous ! Et ils ont la rage de faire assaut ! Qu'est-ce que ça prouve, la salle d'armes ! Ecoutez-moi : tenez- vous bien а distance en vous enfermant toujours dans des cercles, et rompez ! rompez ! C'est permis. Fatiguez-le ! Puis fendez-vous dessus, franchement ! Et surtout pas de malice, pas de coups а la Fougère ! non ! de simples une-deux, des dégagements. Tenez, voyez-vous ? en tournant le poignet comme pour ouvrir une serrure. -- Père Vauthier, donnez-moi votre canne ! Ah ! cela suffit. "

Il empoigna la baguette qui servait а allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit, et se mit а pousser des bottes contre la cloison. Il frappait du pied, s'animait, feignait même de rencontrer des difficultés, tout en criant : " Y es-tu, lа ? y es-tu ? " et sa silhouette énorme se projetait sur la muraille, avec son chapeau qui semblait toucher au plafond. Le limonadier disait de temps en temps : " Bravo ! très bien ! " Son épouse également l'admirait, quoique émue ; et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d'ébahissement, étant, du reste, fanatique de M. Regimbart.

Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d'étoffes garnissant des rayons ou étendues en travers sur des tables, tandis que, çа et lа, des champignons de bois supportaient des châles, il l'aperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne.

Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister а la conférence.

Le Baron et M. Joseph déclarèrent qu'ils se contenteraient des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder jamais, et qui tenait а défendre l'honneur d'Arnoux (Frédéric ne lui avait point parlé d'autre chose), demanda que le Vicomte fоt des excuses. M. de Comaing fut révolté de l'outrecuidance. Le Citoyen n'en voulut pas démordre. Toute conciliation devenant impossible, on se battrait.

D'autres difficultés surgirent ; car le choix des armes légalement appartenait а Cisy, l'offensé. Mais Regimbart soutint que, par l'envoi du cartel, il se constituait l'offenseur. Ses témoins se récrièrent qu'un soufflet, cependant, était la plus cruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup n'étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu'on s'en rapporterait а des militaires ; et les quatre témoins sortirent, pour aller consulter des officiers dans une caserne quelconque.

Ils s'arrêtèrent а celle du quai d'Orsay. M. de Comaing, ayant abordé deux capitaines, leur exposa la contestation.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:27

Les capitaines n'y comprirent goutte, embrouillée qu'elle fut par les phrases incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent а ces messieurs d'écrire un procès-verbal ; après quoi, ils décideraient. Alors, on se transporta dans un café ; et même, pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par un H et Frédéric par un K.

Puis on retourna а la caserne. Les officiers étaient sortis. Ils reparurent, et déclarèrent qu'évidemment le choix des armes appartenait а M. H. Tous s'en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier restèrent sur le trottoir.

Le Vicomte, en apprenant la solution, fut pris d'un si grand trouble, qu'il se la fit répéter plusieurs fois ; et, quand M. de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura " cependant " , n'étant pas loin, en lui-même, d'y obtempérer. Puis il se laissa choir dans un fauteuil, et déclara qu'il ne se battrait pas.

-- " Hein ? comment ? " dit le Baron.

Alors, Cisy s'abandonna а un flux labial désordonné.

Il voulait se battre au tromblon, а bout portant, avec un seul pistolet.

-- " Ou bien on mettra de l'arsenic dans un verre, qui sera tiré au sort. Ça se fait quelquefois ; je l'ai lu ! "

Le Baron, peu endurant naturellement, le rudoya.

-- " Ces messieurs attendent votre réponse. C'est indécent, а la fin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-ce l'épée ? "

Le Vicomte répliqua " oui " , par un signe de tête ; et le rendez-vous fut fixé pour le lendemain, а la porte Maillot, а sept heures juste.

Dussardier étant contraint de s'en retourner а ses affaires, Regimbart alla prévenir Frédéric.

On l'avait laissé toute la journée sans nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.

-- " Tant mieux ! " s'écria-t-il.

Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.

-- " On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce n'était rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, n'est-ce pas ? "

-- " Sans doute " , dit Frédéric, tout en songeant qu'il eût mieux fait de choisir un autre témoin.

Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois :

-- " Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C'est drôle ! "

Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant sa glace, il s'aperçut qu'il était pâle.

-- " Est-ce que j'aurais peur ? "

Une angoisse abominable le saisit а l'idée d'avoir peur sur le terrain.

-- " Si j'étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué ! "

Et, tout а coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l'exaspéra. Il fut pris d'un paroxysme de bravoure, d'une soif carnassière. Un bataillon ne l'eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit а l'Opéra, où l'on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendant l'entracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois, lui causa une faiblesse.

Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; il les contempla. L'idée de se battre pour une femme le grandissait а ses yeux, l'ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.

Il n'en fut pas de même de Cisy. Après le départ du Baron, Joseph avait tâché de remonter son moral, et, comme le Vicomte demeurait froid :

-- " Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester lа, j'irai le dire. "

Cisy n'osa répondre " certainement " , mais il en voulut а son cousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.

Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût d'une attaque d'apoplexie, ou qu'une émeute survenant, il y eût le lendemain assez de barricades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne, ou qu'un événement empêchât un des témoins de s'y rendre ; car le duel faute de témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un train express n'importe où. Il regretta de ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose qui, sans exposer ses jours, ferait croire а sa mort. Il arriva jusqu'а désirer être malade, gravement.

Afin d'avoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. des Aulnays. L'excellent homme était retourné en Saintonge, sur une dépêche lui apprenant l'indisposition d'une de ses filles. Cela parut de mauvais augure а Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors il s'épancha.

-- " Comment faire, mon Dieu ! comment faire ? "

-- " Moi, а votre place, monsieur le Comte, je payerais un fort de la halle pour lui flanquer une raclée. "

-- " Il saurait toujours de qui ça vient ! " reprit Cisy.

Et, de temps а autre, il poussait un gémissement, puis :

-- " Mais est-ce qu'on a le droit de se battre en duel ? "

-- " C'est un reste de barbarie ! Que voulez-vous ! "

Par complaisance, le pédagogue s'invita lui-même а dоner. Son élève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besoin de faire un tour.

Il dit en passant devant une église :

-- " Si nous entrions un peu... pour voir ? "

M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de l'eau bénite.

C'était le mois de Marie, des fleurs couvraient l'autel, des voix chantaient, l'orgue résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les pompes de la religion lui inspirant des idées de funérailles ; il entendait comme des bourdonnements de De profundis .

-- " Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien ! "

Ils employèrent toute la nuit а jouer aux cartes. Le Vicomte s'efforça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n'en pouvait plus, s'affaissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein de songes désagréables.

Si le courage, pourtant, consiste а vouloir dominer sa faiblesse, le Vicomte fut courageux, car, а la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant comprendre qu'une reculade le perdrait. M. de Comaing le complimenta sur sa bonne mine.

Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil matinal l'énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguait même plus où l'on était.

Le Baron se divertit а augmenter sa frayeur, en parlant du " cadavre " , et de la manière de le rentrer en ville, clandestinement. Joseph donnait la réplique ; tous deux, jugeant l'affaire ridicule, étaient persuadés qu'elle s'arrangerait.

Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit observer qu'on n'avait pas pris de médecin.

-- " C'est inutile " , dit le Baron.

-- " Il n'y a pas de danger, alors ? "

Joseph répliqua d'un ton grave :

-- " Espérons-le ! "

Et personne dans la voiture ne parla plus.

A sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot. Frédéric et ses témoins s'y trouvaient, habillés de noir tous les trois. Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme un troupier ; et il portait une espèce de longue boоte а violon, spéciale pour ce genre d'aventures. On échangea froidement un salut. Puis tous s'enfoncèrent dans le bois de Boulogne, par la route de Madrid, afin d'y trouver une place convenable.

Regimbart dit а Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :

-- " Eh bien, et cette venette, qu'en fait-on ? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! La crainte est naturelle а l'homme. "

Puis, а voix basse :

-- " Ne fumez plus, ça amollit ! "

Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua d'un pied ferme. Le Vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.

De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir. Au détour d'un sentier, une femme en madras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans l'oeil, il chevauchait а la portière des calèches ; ces souvenirs renforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu'il était en train de marcher depuis un temps infini.

Les témoins, sans s'arrêter, fouillaient de l'oeil les deux bords de la route. On délibéra si l'on irait а la croix Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit а droite ; et on s'arrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins.

L'endroit fut choisi de manière а répartir également le niveau du terrain. On marqua les deux places où les adversaires devaient se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boоte. Elle contenait, sur un capitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses au milieu, avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux, traversant les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent а Cisy briller comme des vipères d'argent sur une mare de sang.

Le Citoyen fit voir qu'elles étaient de longueur pareille ; il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer les combattants, en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il y eut un silence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelque chose d'effaré ou de cruel.

Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida Cisy а faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut а son cou, une médaille bénite. Cela fit sourire de pitié Regimbart.

Alors, M. de Comaing (pour laisser а Frédéric encore un moment de réflexion) tâcha d'élever des chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir l'épée de son adversaire avec la main gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s'y refusa pas. Enfin le Baron, s'adressant а Frédéric :

-- " Tout dépend de vous, Monsieur ! Il n'y a jamais de déshonneur а reconnaоtre ses fautes. "

Dussardier l'approuvait du geste. Le Citoyen s'indigna.

-- " Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?... En garde ! "

Les adversaires étaient l'un devant l'autre, leurs témoins de chaque côté. Il cria le signal :

-- " Allons ! "

Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s'écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement. Le Vicomte rouvrit les yeux, puis tout а coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il l'attendait, l'oeil fixe, la main haute.

-- " Arrêtez, arrêtez ! " cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit d'un cheval au galop ; et la capote d'un cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : " Arrêtez, arrêtez ! "

M. de Comaing, croyant а une intervention de la police, leva sa canne.

-- " Finissez donc ! le Vicomte saigne ! "

-- " Moi ? " dit Cisy.

En effet, il s'était, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.

-- " Mais c'est en tombant " , ajouta le Citoyen.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:27

Le Baron feignit de ne pas entendre.

Arnoux avait sauté du cabriolet.

-- " J'arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué ! "

Il tenait Frédéric а pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.

-- " Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieil ami ! C'est bien, cela, c'est bien ! Jamais je ne l'oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant ! "

Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le Baron se tourna vers Joseph.

-- " Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête de famille. C'est fini, n'est-ce pas, Messieurs "

-- Vicomte, mettez votre bras en écharpe ; tenez, voilа mon foulard. " Puis, avec un geste impérieux : " Allons ! pas de rancune ! Cela se doit ! "

Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le Vicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d'un côté, et Frédéric s'en alla de l'autre avec ses amis.

Comme le restaurant de Madrid n'était pas loin, Arnoux proposa de s'y rendre pour boire un verre de bière.

-- " On pourrait même déjeuner " , dit Regimbart.

Mais, Dussardier n'en ayant pas le loisir, ils se bornèrent а un rafraоchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché qu'on eût interrompu le duel au bon moment.

Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de coeur, il était accouru pour l'empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéric de lui fournir lа-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les preuves de sa tendresse, se fit scrupule d'augmenter son illusion :

-- " De grâce, n'en parlons plus ! "

Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec sa légèreté ordinaire, passant а une autre idée :

-- " Quoi de neuf, Citoyen ? "

Et ils se mirent а causer traites, échéances. Afin d'être plus commodément, ils allèrent même chuchoter а l'écart sur une autre table.

Frédéric distingua ces mots : " Vous allez me souscrire... -- Oui ! mais, vous, bien entendu... -- Je l'ai négocié enfin pour trois cents ! -- Jolie commission, ma foi ! " Bref, il était clair qu'Arnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.

Frédéric songea а lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les reproches, même les plus doux. D'ailleurs, il se sentait fatigué. L'endroit n'était pas convenable. Il remit cela а un autre jour.

Arnoux, assis а l'ombre d'un troène, fumait d'un air hilare. Il leva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu'il était venu lа, autrefois, bien souvent.

-- " Pas seul, sans doute ? " répliqua le Citoyen.

-- " Parbleu ! "

-- " Quel polisson vous faites ! un homme marié ! "

-- " Eh bien, et vous donc ! " reprit Arnoux ; et, avec un sourire indulgent : " Je suis même sûr que ce gredin-lа possède quelque part une chambre, où il reçoit des petites filles ! "

Le Citoyen confessa que c'était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières ; Regimbart détestait " les " mijaurées " et tenait avant tout au positif. La conclusion, fournie par le marchand de faïence, fut qu'on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.

-- " Cependant, il aime la sienne ! " songeait Frédéric, en s'en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en voulait de ce duel, comme si c'eût été pour lui qu'il avait, tout а l'heure, risqué sa vie.

Mais il était reconnaissant а Dussardier de son dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt а lui faire une visite tous les jours.

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l'écoutait avec recueillement et acceptait ses opinions comme celles d'un maоtre.

Il arriva un soir tout effaré.

Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait а perdre haleine s'était heurté contre lui ; et, l'ayant reconnu pour un ami de Sénécal, lui avait dit :

-- " On vient de le prendre, je me sauve ! "

Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d'attentat politique.

Fils d'un contremaоtre, né а Lyon et ayant eu pour professeur un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée а Paris, il s'était fait recevoir de la Société des Familles ; ses habitudes étaient connues ; la police le surveillait. Il s'était battu dans l'affaire de mai 1839, et, depuis lors, se tenait а l'ombre, mais s'exaltant de plus en plus, fanatique d'Alibaud, mêlant ses griefs contre la société а ceux du peuple contre la monarchie, et s'éveillant chaque matin avec l'espoir d'une révolution qui, en quinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écoeuré par la mollesse de ses frères, furieux des retards qu'on opposait а ses rêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on l'avait surpris portant de la poudre qu'il allait essayer а Montmartre, tentative suprême pour établir la République.

Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, -- а quinze ans, -- dans la rue Transnonain, devant la boutique d'un épicier, il avait vu des soldats la baïonnette rouge de sang, avec des cheveux collés а la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-lа, le Gouvernement l'exaspérait comme l'incarnation même de l'Injustice. Il confondait un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait а ses yeux un parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l'attribuait naïvement au Pouvoir ; et il le haïssait d'une haine essentielle, permanente, qui lui tenait tout le coeur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l'avaient ébloui. Qu'il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du moment qu'il était la victime de l'Autorité, on devait le servir.

-- " Les Pairs le condamneront, certainement ! Puis il sera emmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien, et on l'enfermera au Mont- Saint-Michel, où le Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! "

Steuben s'est tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l'a tiré par les jambes, par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait а chaque marche tout le long de l'escalier. Quelle abomination ! les Misérables ! "

Des sanglots de colère l'étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris d'une grande angoisse.

-- " Il faudrait faire quelque chose, cependant ! Voyons ! Moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant qu'on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l'escorte dans le couloir ! Une douzaine d'hommes déterminés, ça passe partout. "

Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.

Sénécal lui apparut plus grand qu'il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour lui l'enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette admiration qu'inspire tout homme se sacrifiant а une idée. Il se disait que, s'il l'eût secouru, Sénécal n'en serait pas lа ; et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaison pour le sauver.

Il leur fut impossible de parvenir jusqu'а lui.

Frédéric s'enquérait de son sort dans les journaux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.

Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la main. L'article de fond, invariablement, était consacré а démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l'Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés а mort quand il y en avait. La disparition d'un paquebot fournit matière а plaisanteries pendant un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme d'anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analyses d'ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l'on s'acharnait sur deux ou trois directeurs ; et les intérêts de l'Art étaient invoqués а propos des décors des Funambules ou d'une amoureuse des Délassements.

Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C'était l'histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle revenait souvent : " Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. " , On le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud, tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au Vicomte, il avait le beau rôle, d'abord dans le souper, où il s'introduisait de force, ensuite dans le pari, puisqu'il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n'était pas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu'un intermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste а temps. Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être de perfidies :

" D'où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme dit Bazile, qui diable est-ce qu'on trompe ici ? "

C'était, sans le moindre doute, une vengeance d'Hussonnet contre Frédéric, pour son refus des cinq mille francs.

Que faire ? S'il lui en demandait raison, le bohème protesterait de son innocence, et il n'y gagnerait rien. Le mieux était d'avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le Flambard .

En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant la boutique d'un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : " Mlle Rose-Annette Bron, appartenant а M. Frédéric Moreau, de Nogent. "

C'était bien, Elle -- ou а peu près, -- vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes en éventail.

Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéric au payement, persuadé qu'il était célèbre et que tout Paris, s'animant en sa faveur, allait s'occuper de cette misère.

Etait-ce une conjuration ? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?

Son duel n'avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se moquait de lui.

Trois jours après, а la fin de juin, les actions du Nord ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l'autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu'il n'avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, а une de ses soirées ordinaires.

Au milieu de l'antichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.

-- " Comment, tu viens ici, toi ? " avec l'air surpris et même contrarié de le voir.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:28

-- " Pourquoi pas ? "

Et, tout en cherchant la cause d'un tel abord, Frédéric s'avança dans le salon.

La lumière était faible, malgré les lampes posées dans les coins ; car les trois fenêtres, grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés d'ombre noire. Des jardinières, sous les tableaux, occupaient jusqu'а hauteur d'homme les intervalles de la muraille ; et une théière d'argent avec un samovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure de voix discrètes s'élevait. On entendait des escarpins craquer sur le tapis.

Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d'été, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil а bascule. Sa robe de taffetas lilas avait des manches а crevés, d'où s'échappaient des bouillons de mousseline, le ton doux de l'étoffe se mariant а la nuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, -- tranquille comme une oeuvre d'art pleine de délicatesse, une fleur de haute culture.

M. Dambreuse et un vieillard а chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques-uns s'entretenaient au bord des petits divans, çа et lа ; les autres, debout, formaient un cercle au milieu.

Ils causaient de votes, d'amendements, de sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoоst. Le tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant, c'est qu'on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situation était complètement analogue а celle de 1834.

Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. Martinon était près d'elles, debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois quarts, et si convenable, qu'il ressemblait а de la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue des Deux Mondes traоnant sur la table, entre une Imitation et un Annuaire de Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit qu'il allait aux conférences de Saint-François, se plaignit de son larynx, avalait de temps а autre une boule de gomme ; et cependant, parlait musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le regardait, en dessous, avec ses prunelles d'un bleu pâle ; et Miss John, l'institutrice а nez camus, en avait lâché sa tapisserie ; toutes deux paraissaient s'écrier intérieurement :

-- " Qu'il est beau ! "

Mme Dambreuse se tourna vers lui.

-- " Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console, lа-bas. Vous vous trompez ! l'autre ! "

Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se rencontrèrent au milieu du salon, face а face ; elle lui adressa quelques mots, vivement, des reproches sans doute, а en juger par l'expression altière de sa figure ; Martinon tâchait de sourire ; puis il alla se mêler au conciliabule des hommes sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit а Frédéric :

-- " J'ai vu quelqu'un, avant-hier, qui m'a parlé de vous, M. de Cisy ; vous le connaissez, n'est-ce pas ? "

-- " Oui. un peu. "

Tout а coup Mme Dambreuse s'écria :

-- " Duchesse, ah ! quel bonheur ! "

Et elle s'avança jusqu'а la porte, au-devant d'une vieille petite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, а longues pattes. Fille d'un compagnon d'exil du comte d'Artois et veuve d'un maréchal de l'Empire créé pair de France en 1830, elle tenait а l'ancienne cour comme а la nouvelle et pouvait obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s'écartèrent, puis reprirent leur discussion.

Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont toutes les peintures, d'après ces messieurs, étaient fort exagérées.

-- " Cependant " , objecta Martinon, " la misère existe, avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C'est une question purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs vices, elles s'affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et il sera moins pauvre ! "

Suivant M. Dambreuse, on n'arriverait а rien de bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de confier, " comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la cause du Progrès а ceux qui peuvent accroоtre la fortune publique " . Insensiblement on aborda les grandes exploitations industrielles, les chemins de fer, la houille. Et M. Dambreuse, s'adressant а Frédéric, lui dit tout bas :

-- " Vous n'êtes pas venu pour notre affaire. "

Frédéric allégua une maladie ; mais sentant que l'excuse était trop bête :

-- " D'ailleurs, j'ai eu besoin de mes fonds. "

-- " Pour acheter une voiture ? " reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé а la main ; et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.

Elle le croyait l'amant de Rosanette ; l'allusion était claire. Il sembla même а Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en chuchotant. Pour mieux voir ce qu'elles pensaient, il se rapprocha d'elles, encore une fois.

De l'autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile, feuilletait un album. C'étaient des lithographies représentant des costumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : " Femme de Séville, -- Jardinier de Valence, -- Picador andalou " ; et, descendant une fois jusqu'au bas de la page, il continua d'une haleine :

-- " Jacques Arnoux, éditeur. -- Un de tes amis, hein ? "

-- " C'est vrai " , dit Frédéric, blessé par son air.

Mme Dambreuse reprit :

-- " En effet, vous êtes venu, un matin. Pour... une maison, je crois ? oui, une maison appartenant а sa femme. " (Cela signifiait : " C'est votre maоtresse. " )

Il rougit jusqu'aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :

-- " Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup а eux. "

Ces derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric.

Son trouble, que l'on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d'un ton grave :

-- " Vous ne faites pas d'affaires ensemble, je suppose ? "

Il protesta par des secousses de tête multipliées, sans comprendre l'intention du capitaliste, qui voulait lui donner un conseil.

Il avait envie de partir. La peur de sembler lâche le retint. Un domestique enlevait les tasses de thé ; Mme Dambreuse causait avec un diplomate en habit bleu; deux jeunes filles, rapprochant leurs fronts, se faisaient voir une bague ; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils, remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures noires ou blondes ; personne enfin ne s'occupait de lui. Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d'une console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard .

Qui l'avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment. Qu'importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjа croyaient peut-être а l'article. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse l'enveloppait. Il se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon s'éleva :

-- " A propos d'Arnoux, j'ai lu parmi les prévenus des bombes incendiaires, le nom d'un de ses employés, Sénécal. Est-ce le nôtre ?

-- " Lui-même " , dit Frédéric.

Martinon répéta, en criant très haut :

-- " Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal ! "

Alors, on le questionna sur le complot ; sa place d'attaché au Parquet devait lui fournir des renseignements.

Il confessa n'en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu le personnage, l'ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s'écria :

-- " Pas du tout ! c'est un très honnête garçon ! "

-- " Cependant, monsieur " , dit un propriétaire, " on n'est pas honnête quand on conspire ! "

La plupart des hommes qui étaient lа avaient servi, au moins, quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour garantir leur fortune, s'épargner un malaise, un embarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner а ceux qui provenaient du besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant l'éternel exemple du père de famille, volant l'éternel morceau de pain chez l'éternel boulanger.

Un administrateur s'écria même :

-- " Moi, monsieur, si j'apprenais que mon frère conspire, je le dénoncerais ! "

Frédéric invoqua le droit de résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l'article 2 de la Constitution de 91. C'était même en vertu de ce droit-lа qu'on avait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en tête de la Charte.

-- " D'ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justice veut qu'on le renverse. "

-- " Mais c'est abominable ! " exclama la femme d'un préfet.

Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l'écoutait parler en souriant.

Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui démontrer que les d'Orléans étaient une belle famille ; sans doute, il y avait des abus...

-- " Eh bien, alors ? "

-- " Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l'Opposition nuisent aux affaires ! "

-- " Je me moque des affaires ! " reprit Frédéric.

La pourriture de ces vieux l'exaspérait ; et, emporté par la bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-uns l'encourageaient ironiquement : " Allez donc ! continuez ! " tandis que d'autres murmuraient : " Diable ! quelle exaltation ! " Enfin, il jugea convenable de se retirer ; et, comme il s'en allait, M. Dambreuse lui dit, faisant allusion а la place de secrétaire :

-- " Rien n'est terminé encore ! Mais dépêchez-vous ! "
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:28

Et Mme Dambreuse :

-- " A bientôt, n'est-ce pas ? "

Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. Il était déterminé а ne jamais revenir dans cette maison, а ne plus fréquenter tous ces gens-lа. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel large fonds d'indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout l'indignaient. Pas une qui l'eût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant а Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose а la fois de langoureux et de sec qui empêchait de la définir par une formule. Avait- elle un amant ? Quel amant ? Etait-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ? Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et envers elle une malveillance inexplicable.

Dussardier, venu ce soir-lа comme d'habitude, l'attendait. Frédéric avait le coeur gonflé ; il le dégorgea et ses griefs, bien que vagues et difficiles а comprendre, attristèrent le brave commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chez Deslauriers.

Frédéric, au nom de l'avocat, fut pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d'arranger les choses comme il voudrait.

Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans peine а des avances cordiales.

Tous deux s'embrassèrent, puis se mirent а causer de choses indifférentes.

La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement destinés. L'avocat n'en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout а fait sa rancune ; et il ne parla point de l'ancienne promesse.

Frédéric, trompé par son silence, crut qu'il l'avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s'il n'existait pas de moyens de rentrer dans ses fonds.

On pouvait discuter les hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des poursuites au domicile contre la femme.

-- " Non ! non ! pas contre elle ! " , s'écria Frédéric ; et, cédant aux questions de l'ancien clerc, il avoua la vérité.

Deslauriers fut convaincu qu'il ne la disait pas complètement, par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.

Ils étaient, cependant, aussi liés qu'autrefois, et même ils avaient tant de plaisir а se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrent а s'en débarrasser peu а peu. Il y a des hommes n'ayant pour mission parmi les autres que de servir d'intermédiaires ; on les franchit comme des ponts, et l'on va plus loin.

Frédéric ne cachait rien а son ancien ami. Il lui dit l'affaire des houilles, avec la proposition de M. Dambreuse.

L'avocat devint rêveur.

-- " C'est drôle ! Il faudrait pour cette place quelqu'un d'assez fort en droit ! "

-- " Mais tu pourras m'aider " , reprit Frédéric.

-- " Oui... tiens... parbleu ! certainement. " Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.

Mme Moreau s'accusait d'avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d'un mariage avec Louise.

-- " Ce ne serait peut-être pas bête ! dit Deslauriers. "

Frédéric s'en rejeta loin ; le père Roque, d'ailleurs, était un vieux filou. Cela n'y faisait rien, selon l'avocat.

A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les actions du Nord. Frédéric n'avait pas vendu les siennes ; il perdit d'un seul coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.

Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l'empêchait d'aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.

L'aspect des rues de Nogent, qu'il monta sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux souvenirs ; et il éprouvait une sorte d'angoisse, comme ceux qui reviennent après de longs voyages.

Il y avait chez sa mère tous les habitués d'autrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, " ces demoiselles Auger " ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant une table de jeu, Mlle Louise. C'était une femme, а présent. Elle se leva, en poussant un cri. Tous s'agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les quatre flambeaux d'argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit а jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric, dont l'orgueil était malade ; il se dit : " Tu m'aimeras, toi ! " et, prenant sa revanche des déboires qu'il avait essuyés lа-bas, il se mit а faire le Parisien, le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde, puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.

Le lendemain, Mme Moreau s'étendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les bois, les fermes qu'elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.

Il l'avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse ; car il prêtait а des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce а une surveillance active, ne risquait rien. D'ailleurs, le père Roque n'hésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait а bas prix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.

Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-а-vis de son régisseur. Il n'avait rien а lui refuser. C'était sur ses instances qu'il avait si bien accueilli Frédéric.

En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pas d'autre jeune homme que celui-lа.

Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la fille d'un comte de Fouvens, apparentée, d'ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises, les Lavernade, les d'Etrigny. Quant aux Moreau, une inscription gothique, près des moulins de Villeneuve-l'Archevêque, parlait d'un Jacob Moreau qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XI, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.

Tant d'honorabilité fascinait M. Roque, fils d'un ancien domestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s'en consolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir а la députation quand M. Dambreuse serait élevé а la pairie, et alors l'aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des concessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin, il le voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s'était féru de cette idée, qui ne faisait que s'accroоtre.

Maintenant, il fréquentait l'église ; -- et il avait séduit Mme Moreau par l'espoir du titre, surtout. Elle s'était gardée cependant de faire une réponse décisive.

Donc, huit jours après, sans qu'aucun engagement eût été pris, Frédéric passait pour " le futur " de Mlle Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.

Chapitre V. ------------------------------------------------------

Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l'acte de subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu'il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier timbré l'écoeura.

Il était las de ces choses, et des restaurants а trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il reprit les paperasses ; d'autres se trouvaient а côté ; c'étaient les prospectus de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion.

Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse, et de demander la place de secrétaire. Cette Place, bien sûr, n'allait pas sans l'achat d'un certain nombre d'actions. Il reconnut la folie de son projet et se dit :

-- " Oh ! " non ! ce serait mal. "

Alors, il chercha comment s'y prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme n'était rien pour Frédéric ! Mais, s'il l'avait eue, lui, quel levier ! Et l'ancien clerc s'indigna que la fortune de l'autre fût grande.

-- " Il en fait un usage pitoyable. C'est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses quinze mille francs ! "

Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maоtresse ! Deslauriers n'en doutait pas. " Voilа une chose de plus а quoi sert l'argent ! " Des pensées haineuses l'envahirent.

Puis, il songea а la personne même de Frédéric. Elle avait toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt а l'admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.

Cependant, est-ce que la volonté n'était pas l'élément capital des entreprises ? et, puisque avec elle on triomphe de tout...

-- " Ah ! ce serait drôle ! "

Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :

-- " Bah ! est-ce que j'ai peur ? "

Mme Arnoux (а force d'en entendre parler) avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La persistance de cet amour l'irritait comme un problème. Son austérité un peu théâtrale l'ennuyait maintenant. D'ailleurs, la femme du monde (ou ce qu'il jugeait telle) éblouissait l'avocat comme le symbole et le résumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.

-- " Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s'est trop mal comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne m'assure qu'elle est sa maоtresse ! Il me l'a nié. Donc, je suis libre ! "

Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C'était une épreuve de ses forces qu'il voulait faire ; -- si bien qu'un jour, tout а coup, il vernit lui- même ses bottes, acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant а Frédéric et s'imaginant presque être lui, par une singulière évolution intellectuelle, où il y avait а la fois de la vengeance et de la sympathie, de l'imitation et de l'audace.

Il fit annoncer " le docteur Deslauriers. "

Mme Arnoux fut surprise, n'ayant réclamé aucun médecin.

-- " Ah ! mille excuses ! c'est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau. "

Ce nom parut la troubler.

-- " Tant mieux ! " pensa l'ancien clerc ; " puisqu'elle a bien voulu de lui, elle voudra de moi ! " s'encourageant par l'idée reçue qu'il est plus facile de supplanter un amant qu'un mari.

Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d'un ton doucereux :

-- " Vous aviez déjа... quelques embarras... dans vos affaires ! "

Elle ne répondit rien ; donc, c'était vrai.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:29

Il se mit а causer de choses et d'autres, de son logement, de la fabrique ; puis, apercevant, aux bords de la glace, des médaillons :

-- " Ah ! des portraits de famille, sans doute ? "

Il remarqua celui d'une vieille femme, la mère de Mme Arnoux.

-- " Elle a l'air d'une excellente personne, un type méridional. "

Et, sur l'objection qu'elle était de Chartres :

-- " Chartres ! jolie ville. "

Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant au portrait, y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des flatteries indirectement. Elle n'en fut pas choquée. Il prit confiance et dit qu'il connaissait Arnoux depuis longtemps.

-- " C'est un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple, on n'imagine pas une étourderie... "

-- " Oui ! je sais " , dit-elle, en haussant les épaules.

Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers а poursuivre.

-- " Son histoire de kaolin, vous l'ignorez peut-être, a failli tourner très mal, et même sa réputation... "

Un froncement de sourcils l'arrêta.

Alors, se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune...

-- " Mais elle est а lui, monsieur ; moi, je n'ai rien ! " N'importe ! On ne savait pas... Une personne d'expérience pouvait servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propres mérites ; et il la regardait en face, а travers ses lunettes qui miroitaient.

Une torpeur vague la prenait ; mais, tout а coup :

-- " Voyons l'affaire, je vous prie ! "

Il exhiba le dossier.

-- " Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains d'un huissier qui fera un commandement, rien n'est plus simple : dans les vingt-quatre heures... " (Elle restait impassible, il changea de manoeuvre. ) " Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse а réclamer cette somme ; car enfin il n'en a aucun besoin ! "

-- " Comment ! M. Moreau s'est montré assez bon... "

-- " Oh ! d'accord ! "

Et Deslauriers entama son éloge, puis vint а le dénigrer, tout doucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.

-- " Je le croyais votre ami, monsieur ? "

-- " Cela ne m'empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaоt bien peu... comment dirais-je ? la sympathie... "

Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Elle l'interrompit, pour avoir l'explication d'un mot.

Il se pencha sur son épaule, et si près d'elle, qu'il effleura sa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main voracement.

-- " Que faites-vous, monsieur ? "

Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.

-- Ecoutez-moi ! Je vous aime !

Elle partit d'un éclat de rire, un rire aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère а l'étrangler. Il se contint ; et, avec la mine d'un vaincu, demandant grâce :

-- " Ah ! vous avez tort ! Moi, je n'irais pas comme lui... "

-- " De qui donc parlez-vous ? "

-- " De Frédéric ! "

-- " Eh ! M. Moreau m'inquiète peu, je vous l'ai dit ! "

-- " Oh ! pardon !. pardon ! "

Puis, d'une voix mordante, et faisant traоner ses phrases :

-- " Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment а sa personne, pour apprendre avec plaisir... "

Elle devint toute pâle. L'ancien clerc ajouta :

-- " Il va se marier. "

-- " Lui ! "

-- " Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse. Il est même parti pour Nogent, rien que pour cela. "

Elle porta la main sur son coeur, comme au choc d'un grand coup ; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on le mоt dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu.

Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour respirer.

De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l'appartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une désertion immense.

-- " Il va se marier ! est-ce possible ? "

Et un tremblement nerveux la saisit.

-- " Pourquoi cela ? est-ce que je l'aime ? "

Puis, tout а coup :

-- " Mais oui, je l'aime !... je l'aime ! "

Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui n'en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours.

La même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l'оle. La vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils marchaient côte а côte, et Frédéric disait :

-- " Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans la campagne ? "

-- " Comme vous étiez bon pour moi ! " répondit-elle. " Vous m'aidiez а faire des gâteaux avec du sable, а remplir mon arrosoir, а me balancer sur l'escarpolette ! "

-- " Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont-elles devenues ? "

-- " Ma foi, je n'en sais rien ! "

-- " Et votre roquet Moricaud ! "

-- " Il s'est noyé, le pauvre chéri ! "

-- " Et le Don Quichotte , dont nous coloriions ensemble les gravures ? "

-- " Je l'ai encore ! "

Il lui rappela le jour de sa première communion, et comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge, pendant qu'elles défilaient toutes autour du choeur, et que la cloche tintait.

Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque ; elle ne trouva rien а répondre ; et, une minute après :

-- " Méchant ! qui ne m'a pas donné une seule fois de ses nouvelles ! "

Frédéric objecta ses nombreux travaux.

-- " Qu'est-ce donc que vous faites ? "

Il fut embarrassé de la question, puis dit qu'il étudiait la politique.

-- " Ah ! "

Et, sans en demander davantage :

-- " Cela vous occupe, mais moi !... "

Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne а voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait monter а cheval.

-- " Le Vicaire prétend que c'est inconvenant pour une jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je voulais ; а présent, rien ! "

-- " Votre père vous aime, pourtant ! "

-- " Oui ; mais.... "

Et elle poussa un soupir, qui signifiait : " Cela ne suffit pas а mon bonheur. "

Puis, il y eut un silence. Ils n'entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d'eau, car la Seine, au- dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve ; et, lorsqu'on vient des ponts, on aperçoit, а droite sur l'autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie, des peupliers s'étendent, et l'horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur l'eau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes sortes de plantes venues lа s'épanouissaient en boutons d'or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s'étalaient ; et un rang de vieux saules cachant des pièges а loup était, de ce côté de l'оle, toute la défense du jardin.

En deçа, dans l'intérieur, quatre murs а chaperon d'ardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient а la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu'а un plant d'asperges, qui semblait un petit bois de plumes.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  _angie_ Jeu 15 Nov - 20:29

Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu'on appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statues émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris d'ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade s'allongeait une treille а l'italienne, où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.

Ils vinrent lа-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant а Louise de côté, observait l'ombre des feuilles sur son visage.

Elle avait dans ses cheveux rouges, а son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l'émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire.

Il s'en aperçut, et l'en complimenta ironiquement.

-- " Ne vous moquez pas de moi ! " reprit-elle.

Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris jusqu'а ses chaussettes de soie :

-- " Comme vous êtes coquet ! "

Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages а lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit :

-- " Oh ! comme vous êtes savant ! "

Toute petite, elle s'était prise d'un de ces amours d'enfant qui ont а la fois la pureté d'une religion et la violence d'un besoin. Il avait été son camarade, son frère, son maоtre, avait amusé son esprit, fait battre son coeur et versé involontairement jusqu'au fond d'elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l'avait quittée en pleine crise tragique, sa mère а peine morte, les deux désespoirs se confondant. L'absence l'avait idéalisé dans son souvenir ; il revenait avec une sorte d'auréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de le voir.

Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui n'excédait pas l'ordre des sentiments agréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bien qu'il écarta les deux bras, en se renversant la tête.

Un gros nuage passait alors sur le ciel.

-- " Il va du côté de Paris " , dit Louise ; " vous voudriez le suivre, n'est- ce pas ? "

-- " Moi ! pourquoi ? "

-- " Qui sait ? "

Et, le fouillant d'un regard aigu :

-- " Peut-être que vous avez lа-bas. (elle chercha le mot), quelque affection. "

-- " Eh ! je n'ai pas d'affection ! "

-- " Bien sûr ? "

-- " Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! "

En moins d'un an, il s'était fait dans la jeune fille une transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric.

Après une minute de silence, il ajouta :

-- " Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez-vous ? "

-- " Non. "

-- " Pourquoi ? "

-- " Parce que ! "

Il insistait. Elle répondit, en baissant la tête :

-- " Je n'ose pas. "

Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se mit а faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna de s'asseoir. Il obéit ; puis, en regardant la chute d'eau :

-- " C'est comme le Niagara ! "

Il vint а parler des contrées lointaines et de grands voyages. L'idée d'en faire la charmait. Elle n'aurait eu peur de rien, ni des tempêtes, ni des lions.

Assis, l'un près de l'autre, ils ramassaient devant eux des poignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant ; -- et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s'échappant d'une barque, derrière l'écluse. Le soleil frappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit mur où l'eau coulait apparaissaient comme sous une gaze d'argent se déroulant toujours. Une longue barre d'écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par se confondre en une seule nappe limpide.

Louise murmura qu'elle enviait l'existence des poissons.

-- " Ça doit être si doux de se rouler lа-dedans, а son aise, de se sentir caressé partout. "

Et elle frémissait, avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle.

Mais une voix cria :

-- " Où es-tu ? "

-- " Votre bonne vous appelle " , dit Frédéric.

-- " Bien ! bien ! "

Louise ne se dérangeait pas.

-- " Elle va se fâcher " , reprit-il.

-- " Cela m'est égal ! et d'ailleurs. " , Mlle Roque faisant comprendre, par un geste, qu'elle la tenait а sa discrétion.

Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait des bourrées :

-- " Si nous nous mettions dessous, а l'égaud ? "

Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même la taquina sur son accent. Peu а peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait ses lèvres ; elle s'écarta pour bouder.

Frédéric la rejoignit, jura qu'il n'avait pas voulu lui faire de mal et qu'il l'aimait beaucoup.

-- " Est-ce vrai ? " s'écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches de son.

Il ne résista pas а cette bravoure de sentiment, а la fraоcheur de sa jeunesse, et il reprit :

-- " Pourquoi te mentirais-je ? tu en doutes... hein ? " en lui passant le bras gauche autour de la taille.

Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui s'offrait, une peur l'avait saisi. Il l'aida ensuite а faire quelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.

Tout а coup elle le repoussa, et, d'un ton amer :

-- " Tu n'aurais pas le courage de m'emmener ! "

Il resta immobile avec un grand air d'ébahissement. Elle éclata en sanglots, et s'enfonçant sa tête dans sa poitrine :

-- " Est-ce que je peux vivre sans toi ! "

Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d'une humidité presque féroce :

-- " Veux-tu être mon mari ? "

-- " Mais... " , répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse. " Sans doute... Je ne demande pas mieux. "

A ce moment, la casquette de M. Roque apparut derrière un lilas.

Il emmena son " jeune ami " pendant deux jours faire un petit voyage aux environs, dans ses propriétés ; et Frédéric, lorsqu'il revint, trouva chez sa mère trois lettres.

La première était un billet de M. Dambreuse l'invitant а dоner pour le mardi précédent. A propos de quoi cette politesse ? On lui avait donc pardonné son incartade ?

La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d'avoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d'abord ce qu'elle voulait dire ; enfin, après beaucoup d'ambages, elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant а sa délicatesse, а deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite а les fournir.

La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la subrogation, et était longue, obscure. L'avocat n'avait pris encore aucun parti. Il l'engageait а ne pas se déranger : " C'est inutile que tu reviennes ! " appuyant même lа-dessus avec une insistance bizarre.

Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s'en retourner lа-bas ; cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.

D'ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait а le prendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle Louise l'aimait si fort, qu'il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avait besoin de réfléchir, et jugerait mieux les choses dans l'éloignement.

Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; et il partit, en disant а tout le monde et croyant lui-même qu'il reviendrait bientôt.
_angie_
_angie_
Admin

Nombre de messages : 1039
Age : 37
Location : Véliko Tarnovo
Date d'inscription : 09/11/2007

https://litterature.forumgratuit.org

Revenir en haut Aller en bas

Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale - Page 2 Empty Re: Gustave Flaubert - L'Éducation sentimentale

Message  Contenu sponsorisé


Contenu sponsorisé


Revenir en haut Aller en bas

Page 2 sur 4 Précédent  1, 2, 3, 4  Suivant

Revenir en haut

- Sujets similaires

 
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Ne ratez plus aucun deal !
Abonnez-vous pour recevoir par notification une sélection des meilleurs deals chaque jour.
IgnorerAutoriser