Littérature française
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:32

Cette lecture fut suivie d'un long silence. Le prince se promenait dans le cabinet, après être allé lui-même remettre le volume а sa place.

-- Eh bien! madame, dit la princesse, daignerez-vous parler?

-- Non pas, certes, madame! tant que Son Altesse ne m'aura pas nommée ministre; en parlant ici, je courrais risque de perdre ma place de grande maоtresse.

Nouveau silence d'un gros quart d'heure; enfin la princesse songea au rôle que joua jadis Marie de Médicis, mère de Louis XIII: tous les jours précédents, la grande maоtresse avait fait lire par la lectrice l'excellente Histoire de Louis XIII , de M. Bazin. La princesse, quoique fort piquée, pensa que la duchesse pourrait fort bien quitter le pays, et alors Rassi, qui lui faisait une peur affreuse, pourrait bien imiter Richelieu et la faire exiler par son fils. Dans ce moment, la princesse eût donné tout au monde pour humilier sa grande maоtresse; mais elle ne pouvait: elle se leva, et vint, avec un sourire un peu exagéré, prendre la main de la duchesse et lui dire:

-- Allons, madame, prouvez-moi votre amitié en parlant.

-- Eh bien; deux mots sans plus: brûler, dans la cheminée que voilа, tous les papiers réunis par cette vipère de Rassi, et ne jamais lui avouer qu'on les a brûlés.

Elle ajouta tout bas, et d'un air familier, а l'oreille de la princesse.

-- Rassi peut être Richelieu!

-- Mais, diable! ces papiers me coûtent plus de quatre-vingt mille francs! s'écria le prince fâché.

-- Mon prince, répliqua la duchesse avec énergie, voilа ce qu'il en coûte d'employer des scélérats de basse naissance. Plût а Dieu que vous pussiez perdre un million, et ne jamais prêter créance aux bas coquins qui ont empêché votre père de dormir pendant les six dernières années de son règne.

Le mot basse naissance avait plu extrêmement а la princesse, qui trouvait que le comte et son amie avaient une estime trop exclusive pour l'esprit, toujours un peu cousin germain du jacobinisme.

Durant le court moment de profond silence, rempli par les réflexions de la princesse, l'horloge du château sonna trois heures. La princesse se leva, fit une profonde révérence а son fils, et lui dit;-- Ma santé ne me permet pas de prolonger davantage la discussion. Jamais de ministre de basse naissance ; vous ne m'ôterez pas de l'idée que votre Rassi vous a volé la moitié de l'argent qu'il vous a fait dépenser en espionnage. La princesse prit deux bougies dans les flambeaux et les plaça dans la cheminée, de façon а ne pas les éteindre; puis, s'approchant de son fils, elle ajouta:-- La fable de La Fontaine l'emporte, dans mon esprit, sur le juste désir de venger un époux. Votre Altesse veut-elle me permettre de brûler ces écritures? Le prince restait immobile.

Sa physionomie est vraiment stupide, se dit la duchesse; le comte a raison: le feu prince ne nous eût pas fait veiller jusqu'а trois heures du matin, avant de prendre un parti.

La princesse, toujours debout, ajouta:

-- Ce petit procureur serait bien fier, s'il savait que ses paperasses, remplies de mensonges, et arrangées pour procurer son avancement, ont fait passer la nuit aux deux plus grands personnages de l'état.

Le prince se jeta sur un des portefeuilles comme un furieux, et en vida tout le contenu dans la cheminée. La masse des papiers fut sur le point d'étouffer les deux bougies; l'appartement se remplit de fumée. La princesse vit dans les yeux de son fils qu'il était tenté de saisir une carafe et de sauver ces papiers, qui lui coûtaient quatre-vingt mille francs.

-- Ouvrez donc la fenêtre! cria-t-elle а la duchesse avec humeur. La duchesse se hâta d'obéir; aussitôt tous les papiers s'enflammèrent а la fois; il se fit un grand bruit dans la cheminée, et bientôt il fut évident qu'elle avait pris feu.

Le prince avait l'âme petite pour toutes les choses d'argent; il crut voir son palais en flammes, et toutes les richesses qu'il contenait détruites; il courut а la fenêtre et appela la garde d'une voix toute changée. Les soldats en tumulte étant accourus dans la cour а la voix du prince, il revint près de la cheminée qui attirait l'air de la fenêtre ouverte avec un bruit réellement effrayant; il s'impatienta, jura, fit deux ou trois tours dans le cabinet comme un homme hors de lui, et, enfin, sortit en courant.

La princesse et sa grande maоtresse restèrent debout, l'une vis-а-vis de l'autre, et gardant un profond silence.

-- La colère va-t-elle recommencer? se dit la duchesse; ma foi, mon procès est gagné. Et elle se disposait а être fort impertinente dans ses répliques, quand une pensée l'illumina; elle vit le second portefeuille intact. Non, mon procès n'est gagné qu'а moitié! Elle dit а la princesse, d'un air assez froid:

-- Madame m'ordonne-t-elle de brûler le reste de ces papiers?

-- Et où les brûlerez-vous? dit la princesse avec humeur.

-- Dans la cheminée du salon; en les y jetant l'un après l'autre, il n'y a pas de danger.

La duchesse plaça sous son bras le portefeuille regorgeant de papiers, prit une bougie et passa dans le salon voisin. Elle prit le temps de voir que ce portefeuille était celui des dépositions, mit dans son châle cinq ou six liasses de papiers, brûla le reste avec beaucoup de soin, puis disparut sans prendre congé de la princesse.

-- Voici une bonne impertinence, se dit-elle en riant; mais elle a failli, par ses affectations de veuve inconsolable, me faire perdre la tête sur un échafaud.

En entendant le bruit de la voiture de la duchesse, la princesse fut outrée contre sa grande maоtresse.

Malgré l'heure indue, la duchesse fit appeler le comte; il était au feu du château, mais parut bientôt avec la nouvelle que tout était fini.-- Ce petit prince a réellement montré beaucoup de courage, et je lui en ai fait mon compliment avec effusion.

-- Examinez bien vite ces dépositions, et brûlons-les au plus tôt.

Le comte lut et pâlit.

-- Ma foi, ils arrivaient bien près de la vérité; cette procédure est fort adroitement faite, ils sont tout а fait sur les traces de Ferrante Palla; et, s'il parle, nous avons un rôle difficile.

-- Mais il ne parlera pas, s'écria la duchesse; c'est un homme d'honneur celui-lа: brûlons, brûlons.

-- Pas encore. Permettez-moi de prendre les noms de douze ou quinze témoins dangereux, et que je me permettrai de faire enlever, si jamais le Rassi veut recommencer.

-- Je rappellerai а Votre Excellence que le prince a donné sa parole de ne rien dire а son ministre de la justice de notre expédition nocturne.

-- Par pusillanimité, et de peur d'une scène, il la tiendra.

-- Maintenant, mon ami, voici une nuit qui avance beaucoup notre mariage; je n'aurais pas voulu vous apporter en dot un procès criminel, et encore pour un péché que me fit commettre mon intérêt pour un autre.

Le comte était amoureux, lui prit la main s'exclama; il avait les larmes aux yeux.

-- Avant de partir, donnez-moi des conseils sur la conduite que je dois tenir avec la princesse; je suis excédée de fatigue, j'ai joué une heure la comédie sur le théâtre, et cinq heures dans le cabinet.

-- Vous vous êtes assez vengée des propos aigrelets de la princesse, qui n'étaient que de la faiblesse, par l'impertinence de votre sortie. Reprenez demain avec elle sur le ton que vous aviez ce matin; le Rassi n'est pas encore en prison ou exilé, nous n'avons pas encore déchiré la sentence de Fabrice.

Vous demandiez а la princesse de prendre une décision, ce qui donne toujours de l'humeur aux princes et même aux premiers ministres; enfin vous êtes sa grande maоtresse, c'est-а-dire sa petite servante. Par un retour, qui est immanquable chez les gens faibles, dans trois jours le Rassi sera plus en faveur que jamais; il va chercher а faire prendre quelqu'un: tant qu'il n'a pas compromis le prince, il n'est sûr de rien.

Il y a eu un homme blessé а l'incendie de cette nuit; c'est un tailleur, qui a, ma foi, montré une intrépidité extraordinaire. Demain, je vais engager le prince а s'appuyer sur mon bras, et а venir avec moi faire une visite au tailleur; je serai armé jusqu'aux dents et j'aurai l'oeil au guet; d'ailleurs ce jeune prince n'est point encore haï. Moi, je veux l'accoutumer а se promener dans les rues, c'est un tour que je joue au Rassi, qui certainement va me succéder, et ne pourra plus permettre de telles imprudences. En revenant de chez le tailleur, je ferai passer le prince devant la statue de son père; il remarquera les coups de pierre qui ont cassé le jupon а la romaine dont le nigaud de statuaire l'a affublé; et, enfin, le prince aura bien peu d'esprit si de lui-même il ne fait pas cette réflexion: Voilа ce qu'on gagne а faire prendre des jacobins. A quoi je répliquerai: Il faut en pendre dix mille ou pas un: la Saint-Barthélemy a détruit les protestants en France.

Demain, chère amie, avant ma promenade, faites-vous annoncer chez le prince, et dites-lui: Hier soir, j'ai fait auprès de vous le service de ministre, je vous ai donné des conseils, et, par vos ordres, j'ai encouru le déplaisir de la princesse; il faut que vous me payiez. Il s'attendra а une demande d'argent, et froncera le sourcil; vous le laisserez plongé dans cette idée malheureuse le plus longtemps que vous pourrez; puis vous direz: Je prie Votre Altesse d'ordonner que Fabrice soit jugé contradictoirement (ce qui veut dire lui présent) par les douze juges les plus respectés de vos états. Et, sans perdre de temps, vous lui présenterez а signer une petite ordonnance écrite de votre belle main, et que je vais vous dicter; je vais mettre, bien entendu, la clause que la première sentence est annulée. A cela, il n'y a qu'une objection; mais, si vous menez l'affaire chaudement, elle ne viendra pas а l'esprit du prince. Il peut vous dire: Il faut que Fabrice se constitue prisonnier а la citadelle. A quoi vous répondrez: Il se constituera prisonnier а la prison de la ville (vous savez que j'y suis le maоtre, tous les soirs, votre neveu viendra vous voir). Si le prince vous répond: Non, sa fuite a écorné l'honneur de ma citadelle, et je veux, pour la forme, qu'il rentre dans la chambre où il était; vous répondrez а votre tour: Non, car lа il serait а la disposition de mon ennemi Rassi; et, par une de ces phrases de femme que vous savez si bien lancer, vous lui ferez entendre que, pour fléchir Rassi, vous pourrez bien lui raconter l'auto-da-fé de cette nuit; s'il insiste, vous annoncerez que vous allez passer quinze jours а votre château de Sacca.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:33

Vous allez faire appeler Fabrice et le consulter sur cette démarche qui peut le conduire en prison. Pour tout prévoir, si, pendant qu'il est sous les verrous, Rassi, trop impatient, me fait empoisonner, Fabrice peut courir des dangers. Mais la chose est peu probable; vous savez que j'ai fait venir un cuisinier français, qui est le plus gai des hommes, et qui fait des calembours; or, le calembour est incompatible avec l'assassinat. J'ai déjа dit а notre ami Fabrice que j'ai retrouvé tous les témoins de son action belle et courageuse; ce fut évidemment ce Giletti qui voulut l'assassiner. Je ne vous ai pas parlé de ces témoins, parce que je voulais vous faire une surprise, mais ce plan a manqué; le prince n'a pas voulu signer. J'ai dit а notre Fabrice que, certainement, je lui procurerai une grande place ecclésiastique; mais j'aurai bien de la peine si ses ennemis peuvent objecter en cour de Rome une accusation d'assassinat.

Sentez-vous, Madame, que, s'il n'est pas jugé de la façon la plus solennelle, toute sa vie le nom de Giletti sera désagréable pour lui? Il y aurait une grande pusillanimité а ne pas se faire juger, quand on est sûr d'être innocent. D'ailleurs, fût-il coupable, je le ferais acquitter. Quand je lui ai parlé, le bouillant jeune homme ne m'a pas laissé achever, il a pris l'almanach officiel, et nous avons choisi ensemble les douze juges les plus intègres et les plus savants; la liste faite, nous avons effacé six noms, que nous avons remplacés par six jurisconsultes, mes ennemis personnels, et, comme nous n'avons pu trouver que deux ennemis, nous y avons suppléé par quatre coquins dévoués а Rassi.

Cette proposition du comte inquiéta mortellement la duchesse, et non sans cause; enfin, elle se rendit а la raison, et, sous la dictée du ministre, écrivit l'ordonnance qui nommait les juges.

Le comte ne la quitta qu'а six heures du matin; elle essaya de dormir, mais en vain. A neuf heures, elle déjeuna avec Fabrice, qu'elle trouva brûlant d'envie d'être jugé; а dix heures, elle était chez la princesse, qui n'était point visible; а onze heures, elle vit le prince, qui tenait son lever, et qui signa l'ordonnance sans la moindre objection. La duchesse envoya l'ordonnance au comte, et se mit au lit.

Il serait peut-être plaisant de raconter la fureur de Rassi, quand le comte l'obligea а contresigner, en présence du prince, l'ordonnance signée le matin par celui-ci; mais les événements nous pressent.

Le comte discuta le mérite de chaque juge, et offrit de changer les noms. Mais le lecteur est peut-être un peu las de tous ces détails de procédure, non moins que de toutes ces intrigues de cour. De tout ceci, on peut tirer cette morale, que l'homme qui approche de la cour compromet son bonheur, s'il est heureux, et, dans tous les cas, fait dépendre son avenir des intrigues d'une femme de chambre.

D'un autre côté, en Amérique, dans la république, il faut s'ennuyer toute la journée а faire une cour sérieuse aux boutiquiers de la rue, et devenir aussi bête qu'eux, et lа, pas d'Opéra.

La duchesse, а son lever du soir, eut un moment de vive inquiétude: on ne trouvait plus Fabrice; enfin, vers minuit, au spectacle de la cour, elle reçut une lettre de lui. Au lieu de se constituer prisonnier а la prison de la ville, où le comte était le maоtre, il était allé reprendre son ancienne chambre а la citadelle, trop heureux d'habiter а quelques pas de Clélia.

Ce fut un événement d'une immense conséquence: en ce lieu il était exposé au poison plus que jamais. Cette folie mit la duchesse au désespoir; elle en pardonna la cause, un fol amour pour Clélia, parce que décidément dans quelques jours elle allait épouser le riche marquis Crescenzi. Cette folie rendit а Fabrice toute l'influence qu'il avait eue jadis sur l'âme de la duchesse.

C'est ce maudit papier que je suis allée faire signer qui lui donnera la mort! Que ces hommes sont fous avec leurs idées d'honneur! Comme s'il fallait songer а l'honneur dans les gouvernements absolus, dans les pays où un Rassi est ministre de la justice! Il fallait bel et bien accepter la grâce que le prince eût signée tout aussi facilement que la convocation de ce tribunal extraordinaire. Qu'importe, après tout, qu'un homme de la naissance de Fabrice soit plus ou moins accusé d'avoir tué lui-même, et l'épée au poing, un histrion tel que Giletti!

A peine le billet de Fabrice reçu, la duchesse courut chez le comte, qu'elle trouva tout pâle.

-- Grand Dieu! chère amie, j'ai la main malheureuse avec cet enfant, et vous allez encore m'en vouloir. Je puis vous prouver que j'ai fait venir hier soir le geôlier de la prison de la ville; tous les jours, votre neveu serait venu prendre du thé chez vous. Ce qu'il y a d'affreux, c'est qu'il est impossible а vous et а moi de dire au prince que l'on craint le poison, et le poison administré par Rassi; ce soupçon lui semblerait le comble de l'immoralité. Toutefois, si vous l'exigez, je suis prêt а monter au palais; mais je suis sûr de la réponse. Je vais vous dire plus; je vous offre un moyen que je n'emploierais pas pour moi. Depuis que j'ai le pouvoir en ce pays, je n'ai pas fait périr un seul homme, et vous savez que je suis tellement nigaud de ce côté-lа, que quelquefois, а la chute du jour, je pense encore а ces deux espions que je fis fusiller un peu légèrement en Espagne. Eh bien; voulez- vous que je vous défasse de Rassi? Le danger qu'il fait courir а Fabrice est sans bornes; il tient lа un moyen sûr de me faire déguerpir.

Cette proposition plut extrêmement а la duchesse; mais elle ne l'adopta pas.

-- Je ne veux pas, dit-elle au comte, que, dans notre retraite, sous ce beau ciel de Naples, vous ayez des idées noires le soir.

-- Mais, chère amie, il me semble que nous n'avons que le choix des idées noires. Que devenez-vous, que deviens-je moi-même, si Fabrice est emporté par une maladie?

La discussion reprit de plus belle sur cette idée, et la duchesse la termina par cette phrase:

-- Rassi doit la vie а ce que je vous aime mieux que Fabrice; non, je ne veux pas empoisonner toutes les soirées de la vieillesse que nous allons passer ensemble.

La duchesse courut а la forteresse; le général Fabio Conti fut enchanté d'avoir а lui opposer le texte formel des lois militaires: personne ne peut pénétrer dans une prison d'état sans un ordre signé du prince.

-- Mais le marquis Crescenzi et ses musiciens viennent chaque jour а la citadelle?

-- C'est que j'ai obtenu pour eux un ordre du prince.

La pauvre duchesse ne connaissait pas tous ses malheurs. Le général Fabio Conti s'était regardé comme personnellement déshonoré par la fuite de Fabrice: lorsqu'il le vit arriver а la citadelle, il n'eût pas dû le recevoir, car il n'avait aucun ordre pour cela. Mais, se dit-il, c'est le ciel qui me l'envoie pour réparer mon honneur et me sauver du ridicule qui flétrirait ma carrière militaire. Il s'agit de ne pas manquer а l'occasion: sans doute on va l'acquitter, et je n'ai que peu de jours pour me venger.



Livre Second - Chapitre XXV.

L'arrivée de notre héros mit Clélia au désespoir: la pauvre fille, pieuse et sincère avec elle-même, ne pouvait se dissimuler qu'il n'y aurait jamais de bonheur pour elle loin de Fabrice; mais elle avait fait voeu а la Madone, lors du demi- empoisonnement de son père, de faire а celui-ci le sacrifice d'épouser le marquis Crescenzi. Elle avait fait le voeu de ne jamais revoir Fabrice, et déjа elle était en proie aux remords les plus affreux, pour l'aveu auquel elle avait été entraоnée dans la lettre qu'elle avait écrite а Fabrice la veille de sa fuite. Comment peindre ce qui se passa dans ce triste coeur lorsque, occupée mélancoliquement а voir voltiger ses oiseaux, et levant les yeux par habitude et avec tendresse vers la fenêtre de laquelle autrefois Fabrice la regardait, elle l'y vit de nouveau qui la saluait avec un tendre respect.

Elle crut а une vision que le ciel permettait pour la punir; puis l'atroce réalité apparut а sa raison. Ils l'ont repris, se dit-elle, et il est perdu! Elle se rappelait les propos tenus dans la forteresse après la fuite; les derniers des geôliers s'estimaient mortellement offensés. Clélia regarda Fabrice, et malgré elle, ce regard peignit en entier la passion qui la mettait au désespoir.

Croyez-vous, semblait-elle dire а Fabrice, que je trouverai le bonheur dans ce palais somptueux qu'on prépare pour moi? Mon père me répète а satiété que vous êtes aussi pauvre que nous; mais, grand Dieu! avec quel bonheur je partagerais cette pauvreté! Mais, hélas! nous ne devons jamais nous revoir.

Clélia n'eut pas la force d'employer les alphabets: en regardant Fabrice elle se trouva mal et tomba sur une chaise а côté de la fenêtre. Sa figure reposait sur l'appui de cette fenêtre; et, comme elle avait voulu le voir jusqu'au dernier moment, son visage était tourné vers Fabrice, qui pouvait l'apercevoir en entier. Lorsque après quelques instants elle rouvrit les yeux, son premier regard fut pour Fabrice: elle vit des larmes dans ses yeux; mais ces larmes étaient l'effet de l'extrême bonheur; il voyait que l'absence ne l'avait point fait oublier. Les deux pauvres jeunes gens restèrent quelque temps comme enchantés dans la vue l'un de l'autre. Fabrice osa chanter, comme s'il s'accompagnait de la guitare, quelques mots improvisés et qui disaient: C'est pour vous revoir ; que je suis revenu en prison: on va me juger.

Ces mots semblèrent réveiller toute la vertu de Clélia: elle se leva rapidement, se cacha les yeux, et, par les gestes les plus vifs, chercha а lui exprimer qu'elle ne devait jamais le revoir; elle l'avait promis а la Madone, et venait de le regarder par oubli. Fabrice osant encore exprimer son amour, Clélia s'enfuit indignée et se jurant а elle-même que jamais elle ne le reverrait, car tels étaient les termes précis de son voeu а la Madone: Mes yeux ne le reverront jamais. Elle les avait inscrits dans un petit papier que son oncle Cesare lui avait permis de brûler sur l'autel au moment de l'offrande, tandis qu'il disait la messe.

Mais, malgré tous les serments, la présence de Fabrice dans la tour Farnèse avait rendu а Clélia toutes ses anciennes façons d'agir. Elle passait ordinairement toutes ses journées seule, dans sa chambre. A peine remise du trouble imprévu où l'avait jetée la vue de Fabrice, elle se mit а parcourir le palais, et pour ainsi dire а renouveler connaissance avec tous ses amis subalternes. Une vieille femme très bavarde employée а la cuisine lui dit d'un air de mystère: Cette fois-ci, le seigneur Fabrice ne sortira pas de la citadelle.

-- Il ne commettra plus la faute de passer par-dessus les murs, dit Clélia; mais il sortira par la porte, s'il est acquitté.

-- Je dis et je puis dire а Votre Excellence qu'il ne sortira que les pieds les premiers de la citadelle.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:33

Clélia pâlit extrêmement, ce qui fut remarqué de la vieille femme, et arrêta tout court son éloquence. Elle se dit qu'elle avait commis une imprudence en parlant ainsi devant la fille du gouverneur, dont le devoir allait être de dire а tout le monde que Fabrice était mort de maladie. En remontant chez elle, Clélia rencontra le médecin de la prison, sorte d'honnête homme timide qui lui dit d'un air tout effaré que Fabrice était bien malade. Clélia pouvait а peine se soutenir, elle chercha partout son oncle, le bon abbé don Cesare, et enfin le trouva а la chapelle, où il priait avec ferveur; il avait la figure renversée. Le dоner sonna. A table, il n'y eut pas une parole d'échangée entre les deux frères; seulement, vers la fin du repas, le général adressa quelques mots fort aigres а son frère. Celui-ci regarda les domestiques, qui sortirent.

-- Mon général, dit don Cesare au gouverneur, j'ai l'honneur de vous prévenir que je vais quitter la citadelle: je donne ma démission.

-- Bravo! bravissimo! pour me rendre suspect!... Et la raison, s'il vous plaоt?

-- Ma conscience.

-- Allez, vous n'êtes qu'un cabotin! vous ne connaissez rien а l'honneur.

Fabrice est mort, se dit Clélia; on l'a empoisonné а dоner, ou c'est pour demain. Elle courut а la volière, résolue de chanter en s'accompagnant avec le piano. Je me confesserai, se dit-elle, et l'on me pardonnera d'avoir violé mon voeu pour sauver la vie d'un homme. Quelle ne fut pas sa consternation lorsque, arrivée а la volière, elle vit que les abat-jour venaient d'être remplacés par des planches attachées aux barreaux de fer! Eperdue, elle essaya de donner un avis au prisonnier par quelques mots plutôt criés que chantés. Il n'y eut de réponse d'aucune sorte; un silence de mort régnait déjа dans la tour Farnèse. Tout est consommé, se dit-elle. Elle descendit hors d'elle-même, puis remonta afin de se munir du peu d'argent qu'elle avait et de petites boucles d'oreilles en diamants; elle prit aussi, en passant, le pain qui restait du dоner, et qui avait été placé dans un buffet. S'il vit encore, mon devoir est de le sauver. Elle s'avança d'un air hautain vers la petite porte de la tour; cette porte était ouverte, et l'on venait seulement de placer huit soldats dans la pièce aux colonnes du rez-de-chaussée. Elle regarda hardiment ces soldats; Clélia comptait adresser la parole au sergent qui devait les commander: cet homme était absent. Clélia s'élança sur le petit escalier de fer qui tournait en spirale autour d'une colonne; les soldats la regardèrent d'un air fort ébahi, mais, apparemment а cause de son châle de dentelle et de son chapeau, n'osèrent rien lui dire. Au premier étage il n'y avait personne; mais en arrivant au second, а l'entrée du corridor qui, si le lecteur s'en souvient, était fermé par trois portes en barreaux de fer et conduisait а la chambre de Fabrice, elle trouva un guichetier а elle inconnu, et qui lui dit d'un air effaré:

-- Il n'a pas encore dоné.

-- Je le sais bien, dit Clélia avec hauteur. Cet homme n'osa l'arrêter. Vingt pas plus loin, Clélia trouva assis sur la première des six marches en bois qui conduisaient а la chambre de Fabrice un autre guichetier fort âgé et fort rouge qui lui dit résolument:

-- Mademoiselle, avez-vous un ordre du gouverneur?

-- Est-ce que vous ne me connaissez pas?

Clélia, en ce moment, était animée d'une force surnaturelle, elle était hors d'elle- même. Je vais sauver mon mari, se disait-elle.

Pendant que le vieux guichetier s'écriait: Mais mon devoir ne me permet pas... Clélia montait rapidement les six marches; elle se précipita contre la porte: une clef énorme était dans la serrure; elle eut besoin de toutes ses forces pour la faire tourner. A ce moment, le vieux guichetier а demi ivre saisissait le bas de sa robe; elle entra vivement dans la chambre, referma la porte en déchirant sa robe, et, comme le guichetier la poussait pour entrer après elle, elle la ferma avec un verrou qui se trouvait sous sa main. Elle regarda dans la chambre et vit Fabrice assis devant une fort petite table où était son dоner. Elle se précipita sur la table, la renversa, et, saisissant le bras de Fabrice, lui dit:

-- As-tu mangé?

Ce tutoiement ravit Fabrice. Dans son trouble, Clélia oubliait pour la première fois la retenue féminine, et laissait voir son amour.

Fabrice allait commencer ce fatal repas: il la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. Ce dоner était empoisonné, pensa-t-il: si je lui dis que je n'y ai pas touché, la religion reprend ses droits et Clélia s'enfuit. Si elle me regarde au contraire comme un mourant, j'obtiendrai d'elle qu'elle ne me quitte point. Elle désire trouver un moyen de rompre son exécrable mariage, le hasard nous le présente: les geôliers vont s'assembler, ils enfonceront la porte, et voici une esclandre telle que peut-être le marquis Crescenzi en sera effrayé, et le mariage rompu.

Pendant l'instant de silence occupé par ces réflexions, Fabrice sentit que déjа Clélia cherchait а se dégager de ses embrassements.

-- Je ne me sens point encore de douleurs, lui dit-il, mais bientôt elles me renverseront а tes pieds; aide moi а mourir.

-- O mon unique ami! lui dit-elle, je mourrai avec toi. Elle le serrait dans ses bras, comme par un mouvement convulsif.

Elle était si belle, а demi vêtue et dans cet état d'extrême passion, que Fabrice ne put résister а un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne fut opposée.

Dans l'enthousiasme de passion et de générosité qui suit un bonheur extrême, il lui dit étourdirnent:

-- Il ne faut pas qu'un indigne mensonge vienne souiller les premiers instants de notre bonheur: sans ton courage je ne serais plus qu'un cadavre, ou je me débattrais contre d'atroces douleurs; mais j'allais commencer а dоner lorsque tu es entrée, et je n'ai point touché а ces plats.

Fabrice s'étendait sur ces images atroces pour conjurer l'indignation qu'il lisait dans les yeux de Clélia. Elle le regarda quelques instants, combattue par deux sentiments violents et opposés, puis elle se jeta dans ses bras. On entendit un grand bruit dans le corridor, on ouvrait et on fermait avec violence les trois portes de fer, on parlait en criant.

-- Ah! si j'avais des armes! s'écria Fabrice; on me les a fait rendre pour me permettre d'entrer. Sans doute ils viennent pour m'achever! Adieu, ma Clélia, je bénis ma mort puisqu'elle a été l'occasion de mon bonheur. Clélia l'embrassa et lui donna un petit poignard а manche d'ivoire, dont la lame n'était guère plus longue que celle d'un canif.

-- Ne te laisse pas tuer, lui dit-elle, et défends-toi jusqu'au dernier moment; si mon oncle l'abbé a entendu le bruit, il a du courage et de la vertu, il te sauvera; je vais leur parler. En disant ces mots elle se précipita vers la porte.

-- Si tu n'es pas tué, dit-elle avec exaltation, en tenant le verrou de la porte, et tournant la tête de son côté, laisse-toi mourir de faim plutôt que de toucher а quoi que ce soit. Porte ce pain toujours sur toi. Le bruit s'approchait, Fabrice la saisit а bras-le-corps, prit sa place auprès de la porte, et ouvrant cette porte avec fureur, il se précipita sur l'escalier de bois de six marches. Il avait а la main le petit poignard а manche d'ivoire, et fut sur le point d'en percer le gilet du général Fontana, aide de camp du prince, qui recula bien vite, en s'écriant tout effrayé: -- Mais je viens vous sauver, monsieur del Dongo.

Fabrice remonta les six marches, dit dans la chambre: Fontana vient me sauver ; puis, revenant près du général sur les marches de bois, s'expliqua froidement avec lui. Il le pria fort longuement de lui pardonner un premier mouvement de colère. -- On voulait m'empoisonner; ce dоner qui est lа devant moi, est empoisonné; j'ai eu l'esprit de ne pas y toucher, mais je vous avouerai que ce procédé m'a choqué. En vous entendant monter, j'ai cru qu'on venait m'achever а coups de dague... Monsieur le général, je vous requiers d'ordonner que personne n'entre dans ma chambre: on ôterait le poison, et notre bon prince doit tout savoir.

Le général, fort pâle et tout interdit, transmit les ordres indiqués par Fabrice aux geôliers d'élite qui le suivaient: ces gens, tout penauds de voir le poison découvert, se hâtèrent de descendre; ils prenaient les devants, en apparence, pour ne pas arrêter dans l'escalier si étroit l'aide de camp du prince, et en effet pour se sauver et disparaоtre. Au grand étonnement du général Fontana, Fabrice s'arrêta un gros quart d'heure au petit escalier de fer autour de la colonne du rez-de- chaussée; il voulait donner le temps а Clélia de se cacher au premier étage.

C'était la duchesse qui, après plusieurs démarches folles, était parvenue а faire envoyer le général Fontana а la citadelle; elle y réussit par hasard. En quittant le comte Mosca aussi alarmé qu'elle, elle avait couru au palais. La princesse, qui avait une répugnance marquée pour l'énergie qui lui semblait vulgaire, la crut folle, et ne parut pas du tout disposée а tenter en sa faveur quelque démarche insolite. La duchesse, hors d'elle-même, pleurait а chaudes larmes, elle ne savait que répéter а chaque instant:

-- Mais, madame, dans un quart d'heure Fabrice sera mort par le poison!

En voyant le sang-froid parfait de la princesse la duchesse devint folle de douleur. Elle ne fit point cette réflexion morale, qui n'eût pas échappé а une femme élevée dans une de ces religions du Nord qui admettent l'examen personnel: j'ai employé le poison la première, et je péris par le poison. En Italie ces sortes de réflexions, dans les moments passionnés paraissent de l'esprit fort plat, comme ferait а Paris un calembour en pareille circonstance.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:34

La duchesse, au désespoir, hasarda d'aller dans le salon où se tenait le marquis Crescenzi, de service ce jour-lа. Au retour de la duchesse а Parme, il l'avait remerciée avec effusion de la place de chevalier d'honneur а laquelle, sans elle, il n'eût jamais pu prétendre. Les protestations de dévouement sans bornes n'avaient pas manqué de sa part. La duchesse l'aborda par ces mots:

-- Rassi va faire empoisonner Fabrice qui est а la citadelle. Prenez dans votre poche du chocolat et une bouteille d'eau que je vais vous donner. Montez а la citadelle, et donnez-moi la vie en disant au général Fabio Conti que vous rompez avec sa fille s'il ne vous permet pas de remettre vous-même а Fabrice cette eau et ce chocolat.

Le marquis pâlit, et sa physionomie, loin d'être animée par ces mots, peignit l'embarras le plus plat; il ne pouvait croire а un crime si épouvantable dans une ville aussi morale que Parme, et où régnait un si grand prince, etc.; et encore, ces platitudes, il les disait lentement. En un mot, la duchesse trouva un homme honnête, mais faible au possible et ne pouvant se déterminer а agir. Après vingt phrases semblables interrompues par les cris d'impatience de Mme Sanseverina, il tomba sur une idée excellente: le serment qu'il avait prêté comme chevalier d'honneur lui défendait de se mêler de manoeuvres contre le gouvernement.

Qui pourrait se figurer l'anxiété et le désespoir de la duchesse, qui sentait que le temps volait?

-- Mais, du moins, voyez le gouverneur, dites-lui que je poursuivrai jusqu'aux enfers les assassins de Fabrice!...

Le désespoir augmentait l'éloquence naturelle de la duchesse, mais tout ce feu ne faisait qu'effrayer davantage le marquis et redoubler son irrésolution; au bout d'une heure, il était moins disposé а agir qu'au premier moment.

Cette femme malheureuse, parvenue aux dernières limites du désespoir, et sentant bien que le gouverneur ne refuserait rien а un gendre aussi riche, alla jusqu'а se jeter а ses genoux: alors la pusillanimité du marquis Crescenzi sembla augmenter encore; lui-même, а la vue de ce spectacle étrange, craignit d'être compromis sans le savoir; mais il arriva une chose singulière: le marquis, bon homme au fond, fut touché des larmes et de la position, а ses pieds, d'une femme aussi belle et surtout aussi puissante.

Moi-même, si noble et si riche, se dit-il, peut-être un jour je serai aussi aux genoux de quelque républicain! Le marquis se mit а pleurer, et enfin il fut convenu que la duchesse, en sa qualité de grande maоtresse, le présenterait а la princesse, qui lui donnerait la permission de remettre а Fabrice un petit panier dont il déclarerait ignorer le contenu.

La veille au soir, avant que la duchesse sût la folie faite par Fabrice d'aller а la citadelle, on avait joué а la cour une comédiedell'arte ; et le prince, qui se réservait toujours les rôles d'amoureux а jouer avec la duchesse, avait été tellement passionné en lui parlant de sa tendresse, qu'il eût été ridicule, si, en Italie, un homme passionné ou un prince pouvait jamais l'être!

Le prince, fort timide, mais toujours prenant fort au sérieux les choses d'amour, rencontra dans l'un des corridors du château la duchesse qui entraоnait le marquis Crescenzi, tout troublé, chez la princesse. Il fut tellement surpris et ébloui par la beauté pleine d'émotion que le désespoir donnait а la grande maоtresse, que, pour la première fois de sa vie, il eut du caractère. D'un geste plus qu'impérieux il renvoya le marquis et se mit а faire une déclaration d'amour dans toutes les règles а la duchesse. Le prince l'avait sans doute arrangée longtemps а l'avance, car il y avait des choses assez raisonnables.

-- Puisque les convenances de mon rang me défendent de me donner le suprême bonheur de vous épouser, je vous jurerai sur la sainte hostie consacrée, de ne jamais me marier sans votre permission par écrit. Je sens bien, ajoutait-il, que je vous fais perdre la main d'un premier ministre, homme d'esprit et fort aimable; mais enfin il a cinquante-six ans, et moi je n'en ai pas encore vingt-deux. Je croirais vous faire injure et mériter vos refus si je vous parlais des avantages étrangers а l'amour; mais tout ce qui tient а l'argent dans ma cour parle avec admiration de la preuve d'amour que le comte vous donne, en vous laissant la dépositaire de tout ce qui lui appartient. Je serai trop heureux de l'imiter en ce point. Vous ferez un meilleur usage de ma fortune que moi-même, et vous aurez l'entière disposition de la somme annuelle que mes ministres remettent а l'intendant général de ma couronne; de façon que ce sera vous, madame la duchesse, qui déciderez des sommes que je pourrai dépenser chaque mois. La duchesse trouvait tous ces détails bien longs; les dangers de Fabrice lui perçaient le coeur.

-- Mais vous ne savez donc pas, mon prince s'écria-t-elle, qu'en ce moment, on empoisonne Fabrice dans votre citadelle! Sauvez-le! je crois tout.

L'arrangement de cette phrase était d'une maladresse complète. Au seul mot de poison, tout l'abandon, toute la bonne foi que ce pauvre prince moral apportait dans cette conversation disparurent en un clin d'oeil; la duchesse ne s'aperçut de cette maladresse que lorsqu'il n'était plus temps d'y remédier, et son désespoir fut augmenté, chose qu'elle croyait impossible. Si je n'eusse pas parlé de poison, se dit-elle, il m'accordait la liberté de Fabrice. O cher Fabrice! ajouta-t-elle, il est donc écrit que c'est moi qui dois te percer le coeur par mes sottises!

La duchesse eut besoin de beaucoup de temps et de coquetteries pour faire revenir le prince а ses propos d'amour passionné; mais il resta profondément effarouché. C'était son esprit seul qui parlait; son âme avait été glacée par l'idée du poison d'abord, et ensuite par cette autre idée, aussi désobligeante que la première était terrible: on administre du poison dans mes états, et cela sans me le dire! Rassi veut donc me déshonorer aux yeux de l'Europe! Et Dieu sait ce que je lirai le mois prochain dans les journaux de Paris!

Tout а coup l'âme de ce jeune homme si timide se taisant, son esprit arriva а une idée.

-- Chère duchesse! vous savez si je vous suis attaché. Vos idées atroces sur le poison ne sont pas fondées, j'aime а le croire; mais enfin elles me donnent aussi а penser, elles me font presque oublier pour un instant la passion que j'ai pour vous, et qui est la seule que de ma vie j'ai éprouvée. Je sens que je ne suis pas aimable; je ne suis qu'un enfant bien amoureux; mais enfin mettez-moi а l'épreuve.

Le prince s'animait assez en tenant ce langage.

-- Sauvez Fabrice, et je crois tout! Sans doute je suis entraоnée par les craintes folles d'une âme de mère; mais envoyez а l'instant chercher Fabrice а la citadelle, que je le voie. S'il vit encore, envoyez-le du palais а la prison de la ville, où il restera des mois entiers, si Votre Altesse l'exige, et jusqu'а son jugement.

La duchesse vit avec désespoir que le prince, au lieu d'accorder d'un mot une chose aussi simple, était devenu sombre; il était fort rouge, il regardait la duchesse, puis baissait les yeux et ses joues pâlissaient. L'idée de poison, mal а propos mise en avant, lui avait suggéré une idée digne de son père ou de Philippe II: mais il n'osait l'exprimer.

-- Tenez, madame, lui dit-il enfin comme se faisant violence, et d'un ton fort peu gracieux, vous me méprisez comme un enfant, et de plus, comme un être sans grâces: eh bien! je vais vous dire une chose horrible, mais qui m'est suggérée а l'instant par la passion profonde et vraie que j'ai pour vous. Si je croyais le moins du monde au poison, j'aurais déjа agi, mon devoir m'en faisait une loi; mais je ne vois dans votre demande qu'une fantaisie passionnée, et dont peut-être, je vous demande la permission de le dire, je ne vois pas toute la portée. Vous voulez que j'agisse sans consulter mes ministres, moi qui règne depuis trois mois а peine! vous me demandez une grande exception а ma façon d'agir ordinaire, et que je crois fort raisonnable, je l'avoue. C'est vous, madame, qui êtes ici en ce moment le souverain absolu, vous me donnez des espérances pour l'intérêt qui est tout pour moi; mais, dans une heure, lorsque cette imagination de poison, lorsque ce cauchemar aura disparu, ma présence vous deviendra importune, vous me disgracierez, madame. Eh bien! il me faut un serment: jurez madame, que si Fabrice vous est rendu sain et sauf, j'obtiendrai de vous, d'ici а trois mois, tout ce que mon amour peut désirer de plus heureux; vous assurerez le bonheur de ma vie entière en mettant а ma disposition une heure de la vôtre, et vous serez toute а moi.

En cet instant, l'horloge du château sonna deux heures. Ah! il n'est plus temps peut-être, se dit la duchesse.

-- Je le jure, s'écria-t-elle avec des yeux égarés.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:34

Aussitôt le prince devint un autre homme; il courut а l'extrémité de la galerie où se trouvait le salon des aides de camp.

-- Général Fontana, courez а la citadelle ventre а terre, montez aussi vite que possible а la chambre où l'on garde M. del Dongo et amenez-le-moi, il faut que je lui parle dans vingt minutes, et dans quinze s'il est possible.

-- Ah! général, s'écria la duchesse qui avait suivi le prince, une minute peut décider de ma vie. Un rapport faux sans doute me fait craindre le poison pour Fabrice: criez-lui dès que vous serez а portée de la voix, de ne pas manger. S'il a touché а son repas, faites-le vomir, dites-lui que c'est moi qui le veux, employez la force s'il le faut; dites-lui que je vous suis de bien près, et croyez-moi votre obligée pour la vie.

-- Madame la duchesse, mon cheval est sellé, je passe pour savoir manier un cheval, et je cours ventre а terre, je serai а la citadelle huit minutes avant vous.

-- Et moi, madame la duchesse, s'écria le prince, je vous demande quatre de ces huit minutes.

L'aide de camp avait disparu, c'était un homme qui n'avait pas d'autre mérite que celui de monter а cheval. A peine eut-il refermé la porte, que le jeune prince qui semblait avoir du caractère, saisit la main de la duchesse.

-- Daignez, madame, lui dit-il avec passion, venir avec moi а la chapelle.

La duchesse, interdite pour la première fois de sa vie, le suivit sans mot dire. Le prince et elle parcoururent en courant toute la longueur de la grande galerie du palais, la chapelle se trouvant а l'autre extrémité. Entré dans la chapelle, le prince se mit а genoux, presque autant devant la duchesse que devant l'autel.

-- Répétez le serment, dit-il avec passion; si vous aviez été juste, si cette malheureuse qualité de prince ne m'eût pas nui, vous m'eussiez accordé par pitié pour mon amour ce que vous me devez maintenant parce que vous l'avez juré.

-- Si je revois Fabrice non empoisonné, s'il vit encore dans huit jours, si Son Altesse le nomme coadjuteur avec future succession de l'archevêque Landriani, mon honneur, ma dignité de femme, tout par moi sera foulé aux pieds, et je serai а Son Altesse.

-- Mais, chère amie, dit le prince avec une timide anxiété et une tendresse mélangées et bien plaisantes, je crains quelque embûche que je ne comprends pas, et qui pourrait détruire mon bonheur; j'en mourrais. Si l'archevêque m'oppose quelqu'une de ces raisons ecclésiastiques qui font durer les affaires des années entières, qu'est-ce que je deviens? Vous voyez que j'agis avec une entière bonne foi; allez-vous être avec moi un petit jésuite?

-- Non: de bonne foi, si Fabrice est sauvé, si, de tout votre pouvoir, vous le faites coadjuteur et futur archevêque, je me déshonore et je suis а vous.

Votre Altesse s'engage а mettre approuvé en marge d'une demande que monseigneur l'archevêque vous présentera d'ici а huit jours.

-- Je vous signe un papier en blanc, régnez sur moi et sur mes états, s'écria le prince rougissant de bonheur et réellement hors de lui. Il exigea un second serment. Il était tellement ému, qu'il en oubliait la timidité qui lui était si naturelle, et, dans cette chapelle du palais où ils étaient seuls, il dit а voix basse а la duchesse des choses qui, dites trois jours auparavant, auraient changé l'opinion qu'elle avait de lui. Mais chez elle le désespoir que lui causait le danger de Fabrice avait fait place а l'horreur de la promesse qu'on lui avait arrachée.

La duchesse était bouleversée de ce qu'elle venait de faire. Si elle ne sentait pas encore toute l'affreuse amertume du mot prononcé, c'est que son attention était occupée а savoir si le général Fontana pourrait arriver а temps а la citadelle.

Pour se délivrer des propos follement tendres de cet enfant et changer un peu le discours, elle loua un tableau célèbre du Parmesan, qui était au maоtre-autel de cette chapelle.

-- Soyez assez bonne pour me permettre de vous l'envoyer, dit le prince.

-- J'accepte, reprit la duchesse; mais souffrez que je coure au-devant de Fabrice.

D'un air égaré, elle dit а son cocher de mettre ses chevaux au galop. Elle trouva sur le pont du fossé de la citadelle le général Fontana et Fabrice, qui sortaient а pied.

-- As-tu mangé?

-- Non, par miracle.

La duchesse se jeta au cou de Fabrice, et tomba dans un évanouissement qui dura une heure et donna des craintes d'abord pour sa vie, et ensuite pour sa raison.

Le gouverneur Fabio Conti avait pâli de colère а la vue du général Fontana: il avait apporté de telles lenteurs а obéir а l'ordre du prince, que l'aide de camp, qui supposait que la duchesse allait occuper la place de maоtresse régnante, avait fini par se fâcher. Le gouverneur comptait faire durer la maladie de Fabrice deux ou trois jours, et voilа, se disait-il, que le général, un homme de la cour, va trouver cet insolent se débattant dans les douleurs qui me vengent de sa fuite.

Fabio Conti, tout pensif, s'arrêta dans le corps de garde du rez-de-chaussée de la tour Farnèse, d'où il se hâta de renvoyez les soldats; il ne voulait pas de témoins а la scène qui se préparait. Cinq minutes après il fut pétrifié d'étonnement en entendant parler Fabrice, et le voyant, vif et alerte, faire au général Fontana la description de la prison. Il disparut.

Fabrice se montra un parfait gentleman dans son entrevue avec le prince. D'abord il ne voulut point avoir l'air d'un enfant qui s'effraie а propos de rien. Le prince lui demandant avec bonté comment il se trouvait: -- Comme un homme, Altesse Sérénissime, qui meurt de faim, n'ayant par bonheur ni déjeuné, ni dоné. Après avoir eu l'honneur de remercier le prince, il sollicita la permission de voir l'archevêque avant de se rendre а la prison de la ville. Le prince était devenu prodigieusement pâle, lorsque arriva dans sa tête d'enfant l'idée que le poison n'était point tout а fait une chimère de l'imagination de la duchesse. Absorbé dans cette cruelle pensée, il ne répondit pas d'abord а la demande de voir l'archevêque, que Fabrice lui adressait; puis il se crut obligé de réparer sa distraction par beaucoup de grâces.

-- Sortez seul, monsieur, allez dans les rues de ma capitale sans aucune garde. Vers les dix ou onze heures vous vous rendrez en prison, où j'ai l'espoir que vous ne resterez pas longtemps.

Le lendemain de cette grande journée, la plus remarquable de sa vie, le prince se croyait un petit Napoléon; il avait lu que ce grand homme avait été bien traité par plusieurs des jolies femmes de sa cour. Une fois Napoléon par les bonnes fortunes, il se rappela qu'il l'avait été devant les balles. Son coeur était encore tout transporté de la fermeté de sa conduite avec la duchesse. La conscience d'avoir fait quelque chose de difficile en fit un tout autre homme pendant quinze jours; il devint sensible aux raisonnements généreux; il eut quelque caractère.

Il débuta ce jour-lа par brûler la patente de comte dressée en faveur de Rassi, qui était sur son bureau depuis un mois. Il destitua le général Fabio Conti, et demanda au colonel Lange, son successeur, la vérité sur le poison. Lange, brave militaire polonais, fit peur aux geôliers, et dit au prince qu'on avait voulu empoisonner le déjeuner de M. del Dongo; mais il eût fallu mettre dans la confidence un trop grand nombre de personnes. Les mesures furent mieux prises pour le dоner; et, sans l'arrivée du général Fontana, M. del Dongo était perdu. Le prince fut consterné; mais, comme il était réellement fort amoureux, ce fut une consolation pour lui de pouvoir se dire: Il se trouve que j'ai réellement sauvé la vie а M. del Dongo, et la duchesse n'osera pas manquer а la parole qu'elle m'a donnée. Il arriva а une autre idée: Mon métier est bien plus difficile que je ne le pensais; tout le monde convient que la duchesse a infiniment d'esprit, la politique est ici d'accord avec mon coeur. Il serait divin pour moi qu'elle voulût être mon premier ministre.

Le soir, le prince était tellement irrité des horreurs qu'il avait découvertes, qu'il ne voulut pas se mêler de la comédie.

-- Je serais trop heureux, dit-il а la duchesse, si vous vouliez régner sur mes états comme vous régnez sur mon coeur. Pour commencer, je vais vous dire l'emploi de ma journée. Alors il lui conta tout fort exactement: la brûlure de la patente de comte de Rassi, la nomination de Lange, son rapport sur l'empoisonnement, etc., etc. Je me trouve bien peu d'expérience pour régner. Le comte m'humilie par ses plaisanteries, il plaisante même au conseil, et, dans le monde, il tient des propos dont vous allez contester la vérité; il dit que je suis un enfant qu'il mène où il veut. Pour être prince, madame, on n'en est pas moins homme, et ces choses-lа fâchent. Afin de donner de l'invraisemblance aux histoires que peut faire M. Mosca, l'on m'a fait appeler au ministère ce dangereux coquin Rassi, et voilа ce général Conti qui le croit encore tellement puissant, qu'il n'ose avouer que c'est lui ou la Raversi qui l'ont engagé а faire périr votre neveu; j'ai bonne envie de renvoyer tout simplement par-devant les tribunaux le général Fabio Conti; les juges verront s'il est coupable de tentative d'empoisonnement.

-- Mais, mon prince, avez-vous des juges?

-- Comment? dit le prince étonné.

-- Vous avez des jurisconsultes savants et qui marchent dans la rue d'un air grave; du reste, ils jugeront toujours comme il plaira au parti dominant dans votre cour.

Pendant que le jeune prince, scandalisé, prononçait des phrases qui montraient sa candeur bien plus que sa sagacité, la duchesse se disait:

-- Me convient-il bien de laisser déshonorer Conti? Non, certainement, car alors le mariage de sa fille avec ce plat honnête homme de marquis Crescenzi devient impossible.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:35

Sur ce sujet, il y eut un dialogue infini entre la duchesse et le prince. Le prince fut ébloui d'admiration. En faveur du mariage de Clélia Conti avec le marquis Crescenzi, mais avec cette condition expresse par lui déclarée avec colère а l'ex- gouverneur, il lui fit grâce sur sa tentative d'empoisonnement; mais, par l'avis de la duchesse, il l'exila jusqu'а l'époque du mariage de sa fille. La duchesse croyait n'aimer plus Fabrice d'amour, mais elle désirait encore passionnément le mariage de Clélia Conti avec le marquis; il y avait lа le vague espoir que peu а peu elle verrait disparaоtre la préoccupation de Fabrice.

Le prince, transporté de bonheur, voulait, ce soir-lа, destituer avec scandale le ministre Rassi. La duchesse lui dit en riant:

-- Savez-vous un mot de Napoléon? Un homme placé dans un lieu élevé, et que tout le monde regarde, ne doit point se permettre de mouvements violents. Mais ce soir il est trop tard, renvoyons les affaires а demain.

Elle voulait se donner le temps de consulter le comte, auquel elle raconta fort exactement tout le dialogue de la soirée, en supprimant, toutefois, les fréquentes allusions faites par le prince а une promesse qui empoisonnait sa vie. La duchesse se flattait de se rendre tellement nécessaire qu'elle pourrait obtenir un ajournement indéfini en disant au prince: Si vous avez la barbarie de vouloir me soumettre а cette humiliation, que je ne vous pardonnerais point, le lendemain je quitte vos états.

Consulté par la duchesse sur le sort de Rassi, le comte se montra très philosophe. Le général Fabio Conti et lui allèrent voyager en Piémont.

Une singulière difficulté s'éleva pour le procès de Fabrice: les juges voulaient l'acquitter par acclamation, et dès la première séance. Le comte eut besoin d'employer la menace pour que le procès durât au moins huit jours, et que les juges se donnassent la peine d'entendre tous les témoins. Ces gens sont toujours les mêmes, se dit-il.

Le lendemain de son acquittement, Fabrice del Dongo prit enfin possession de la place de grand vicaire du bon archevêque Landriani. Le même jour, le prince signa les dépêches nécessaires pour obtenir que Fabrice fût nommé coadjuteur avec future succession, et, moins de deux mois après, il fut installé dans cette place.

Tout le monde faisait compliment а la duchesse sur l'air grave de son neveu; le fait est qu'il était au désespoir. Dès le lendemain de sa délivrance, suivie de la destitution et de l'exil du général Fabio Conti, et de la haute faveur de la duchesse, Clélia avait pris refuge chez la comtesse Cantarini, sa tante, femme fort riche, fort âgée, et uniquement occupée des soins de sa santé. Clélia eût pu voir Fabrice: mais quelqu'un qui eût connu ses engagements antérieurs, et qui l'eût vue agir maintenant, eût pu penser qu'avec les dangers de son amant son amour pour lui avait cessé. Non seulement Fabrice passait le plus souvent qu'il le pouvait décemment devant le palais Cantarini, mais encore il avait réussi, après des peines infinies, а louer un petit appartement vis-а-vis les fenêtres du premier étage. Une fois, Clélia s'étant mise а la fenêtre а l'étourdie, pour voir passer une procession, se retira а l'instant, et comme frappée de terreur; elle avait aperçu Fabrice, vêtu de noir, mais comme un ouvrier fort pauvre, qui la regardait d'une des fenêtres de ce taudis qui avait des vitres de papier huilé, comme sa chambre а la tour Farnèse. Fabrice eût bien voulu pouvoir se persuader que Clélia le fuyait par suite de la disgrâce de son père, que la voix publique attribuait а la duchesse; mais il connaissait trop une autre cause de cet éloignement, et rien ne pouvait le distraire de sa mélancolie.

Il n'avait été sensible ni а son acquittement, ni а son installation dans de belles fonctions, les premières qu'il eût eues а remplir dans sa vie, ni а sa belle position dans le monde, ni enfin а la cour assidue que lui faisaient tous les ecclésiastiques et tous les dévots du diocèse. Le charmant appartement qu'il avait au palais Sanseverina ne se trouva plus suffisant. A son extrême plaisir, la duchesse fut obligée de lui céder tout le second étage de son palais et deux beaux salons au premier, lesquels étaient toujours remplis de personnages attendant l'instant de faire leur cour au jeune coadjuteur. La clause de future succession avait produit un effet surprenant dans le pays; on faisait maintenant des vertus а Fabrice de toutes ces qualités fermes de son caractère, qui autrefois scandalisaient si fort les courtisans pauvres et nigauds.

Ce fut une grande leçon de philosophie pour Fabrice que de se trouver parfaitement insensible а tous ces honneurs, et beaucoup plus malheureux dans cet appartement magnifique, avec dix laquais portant sa livrée, qu'il n'avait été dans sa chambre de bois de la tour Farnèse, environné de hideux geôliers, et craignant toujours pour sa vie. Sa mère et sa soeur, la duchesse V ***, qui vinrent а Parme pour le voir dans sa gloire, furent frappées de sa profonde tristesse. La marquise del Dongo, maintenant la moins romanesque des femmes, en fut si profondément alarmée qu'elle crut qu'а la tour Farnèse on lui avait fait prendre quelque poison lent. Malgré son extrême discrétion, elle crut devoir lui parler de cette tristesse si extraordinaire, et Fabrice ne répondit que par des larmes.

Une foule d'avantages, conséquence de sa brillante position, ne produisaient chez lui d'autre effet que de lui donner de l'humeur. Son frère, cette âme vaniteuse et gangrenée par le plus vil égoïsme, lui écrivit une lettre de congratulation presque officielle, et а cette lettre était joint un mandat de 50 000 francs, afin qu'il pût, disait le nouveau marquis, acheter des chevaux et une voiture dignes de son nom. Fabrice envoya cette somme а sa soeur cadette, mal mariée.

Le comte Mosca avait fait faire une belle traduction, en italien, de la généalogie de la famille Valserra del Dongo, publiée jadis en latin par l'archevêque de Parme, Fabrice. Il la fit imprimer magnifiquement avec le texte latin en regard; les gravures avaient été traduites par de superbes lithographies faites а Paris. La duchesse avait voulu qu'un beau portrait de Fabrice fût placé vis-а-vis celui de l'ancien archevêque. Cette traduction fut publiée comme étant l'ouvrage de Fabrice pendant sa première détention. Mais tout était anéanti chez notre héros, même la vanité si naturelle а l'homme; il ne daigna pas lire une seule page de cet ouvrage qui lui était attribué. Sa position dans le monde lui fit une obligation d'en présenter un exemplaire magnifiquement relié au prince, qui crut lui devoir un dédommagement pour la mort cruelle dont il avait été si près, et lui accorda les grandes entrées de sa chambre, faveur qui donne l'excellence.



Livre Second - Chapitre XXVI.

Les seuls instants pendant lesquels Fabrice eut quelque chance de sortir de sa profonde tristesse, étaient ceux qu'il passait caché derrière un carreau de vitre, par lequel il avait fait remplacer un carreau de papier huilé а la fenêtre de son appartement vis-а-vis le palais Contarini, où, comme on sait, Clélia s'était réfugiée; le petit nombre de fois qu'il l'avait vue depuis qu'il était sorti de la citadelle, il avait été profondément affligé d'un changement frappant, et qui lui semblait du plus mauvais augure. Depuis sa faute, la physionomie de Clélia avait pris un caractère de noblesse et de sérieux vraiment remarquable; on eût dit qu'elle avait trente ans. Dans ce changement si extraordinaire, Fabrice aperçut le reflet de quelque ferme résolution. A chaque instant de la journée, se disait-il, elle se jure а elle-même d'être fidèle au voeu qu'elle a fait а la Madone, et de ne jamais me revoir.

Fabrice ne devinait qu'en partie les malheurs de Clélia; elle savait que son père, tombé dans une profonde disgrâce, ne pouvait rentrer а Parme et reparaоtre а la cour (chose sans laquelle la vie était impossible pour lui) que le jour de son mariage avec le marquis de Crescenzi, elle écrivit а son père qu'elle désirait ce mariage. Le général était alors réfugié а Turin, et malade de chagrin. A la vérité, le contrecoup de cette grande résolution avait été de la vieillir de dix ans.

Elle avait fort bien découvert que Fabrice avait une fenêtre vis-а-vis le palais Contarini; mais elle n'avait eu le malheur de le regarder qu'une fois; dès qu'elle apercevait un air de tête ou une tournure d'homme ressemblant un peu а la sienne, elle fermait les yeux а l'instant. Sa piété profonde et sa confiance dans le secours de la Madone étaient désormais ses seules ressources. Elle avait la douleur de ne pas avoir d'estime pour son père: le caractère de son futur mari lui semblait parfaitement plat et а la hauteur des façons de sentir du grand monde; enfin, elle adorait un homme qu'elle ne devait jamais revoir, et qui pourtant avait des droits sur elle. Cet ensemble de destinée lui semblait le malheur parfait, et nous avouerons qu'elle avait raison. Il eût fallu, après son mariage, aller vivre а deux cents lieues de Parme.

Fabrice connaissait la profonde modestie de Clélia; il savait combien toute entreprise extraordinaire, et pouvant faire anecdote, si elle était découverte, était assurée de lui déplaire. Toutefois, poussé а bout par l'excès de sa mélancolie et par ces regards de Clélia qui constamment se détournaient de lui, il osa essayer de gagner deux domestiques de Mme Contarini, sa tante. Un jour, а la tombée de la nuit, Fabrice, habillé comme un bourgeois de campagne, se présenta а la porte du palais, où l'attendait l'un des domestiques gagnés par lui; il s'annonça comme arrivant de Turin, et ayant pour Clélia des lettres de son père. Le domestique alla porter son message, et le fit monter dans une immense antichambre, au premier étage du palais. C'est en ce lieu que Fabrice passa peut-être le quart d'heure de sa vie le plus rempli d'anxiété. Si Clélia le repoussait, il n'y avait plus pour lui d'espoir de tranquillité. Afin de couper court aux soins importuns dont m'accable ma nouvelle dignité, j'ôterai а l'Eglise un mauvais prêtre, et, sous un nom supposé, j'irai me réfugier dans quelque chartreuse. Enfin le domestique vint lui annoncer que Mlle Clélia Conti était disposée а le recevoir. Le courage manqua tout а fait а notre héros; il fut sur le point de tomber de peur en montant l'escalier du second étage.

Clélia était assise devant une petite table qui portait une seule bougie. A peine elle eut reconnu Fabrice sous son déguisement, qu'elle prit la fuite et alla se cacher au fond du salon.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:35

-- Voilа comment vous êtes soigneux de mon salut, lui cria-t-elle, en se cachant la figure avec les mains. Vous le savez pourtant, lorsque mon père fut sur le point de périr par suite du poison, je fis voeu а la Madone de ne jamais vous voir. Je n'ai manqué а ce voeu que ce jour, le plus malheureux de ma vie où je crus en conscience devoir vous soustraire а la mort. C'est déjа beaucoup que, par une interprétation forcée et sans doute criminelle, je consente а vous entendre.

Cette dernière phrase étonna tellement Fabrice, qu'il lui fallut quelques secondes pour s'en réjouir. Il s'était attendu а la plus vive colère, et а voir Clélia enfuir; enfin la présence d'esprit lui revint et il éteignit la bougie unique. Quoiqu'il crût avoir bien compris les ordres de Clélia, il était tout tremblant en avançant vers le fond du salon où elle s'était réfugiée derrière un canapé; il ne savait s'il ne l'offenserait pas en lui baisant la main; elle était toute tremblante d'amour, et se jeta dans ses bras.

-- Cher Fabrice, lui dit-elle, combien tu as tardé de temps а venir! Je ne puis te parler qu'un instant car c'est sans doute un grand péché; et lorsque je promis de ne te voir jamais, sans doute j'entendais aussi promettre de ne te point parler. Mais comment as-tu pu poursuivre avec tant de barbarie l'idée de vengeance qu'a eue mon pauvre père? car enfin c'est lui d'abord qui a été presque empoisonné pour faciliter ta fuite. Ne devais-tu pas faire quelque chose pour moi qui ai tant exposé ma bonne renommée afin de te sauver? Et d'ailleurs te voilа tout а fait lié aux ordres sacrés; tu ne pourrais plus m'épouser quand même je trouverais un moyen d'éloigner cet odieux marquis. Et puis comment as-tu osé, le soir de la procession, prétendre me voir en plein jour, et violer ainsi, de la façon la plus criante, la sainte promesse que j'ai faite а la Madone?

Fabrice la serrait dans ses bras, hors de lui de surprise et de bonheur.

Un entretien qui commençait avec cette quantité de choses а se dire ne devait pas finir de longtemps. Fabrice lui raconta l'exacte vérité sur l'exil de son père; la duchesse ne s'en était mêlée en aucune sorte, par la grande raison qu'elle n'avait pas cru un seul instant que l'idée du poison appartint au général Conti; elle avait toujours pensé que c'était un trait d'esprit de la faction Raversi, qui voulait chasser le comte Mosca. Cette vérité historique longuement développée rendit Clélia fort heureuse; elle était désolée de devoir haïr quelqu'un qui appartenait а Fabrice. Maintenant elle ne voyait plus la duchesse d'un oeil jaloux.

Le bonheur que cette soirée établit ne dura que quelques jours.

L'excellent don Cesare arriva de Turin; et, puisant de la hardiesse dans la parfaite honnêteté de son coeur, il osa se faire présenter а la duchesse. Après lui avoir demandé sa parole de ne point abuser de la confiance qu'il allait lui faire, il avoua que son frère, abusé par un faux point d'honneur, et qui s'était cru bravé et perdu dans l'opinion par la fuite de Fabrice, avait cru devoir se venger.

Don Cesare n'avait pas parlé deux minutes, que son procès était gagné: sa vertu parfaite avait touché la duchesse, qui n'était point accoutumée а un tel spectacle. Il lui plut comme nouveauté.

-- Hâtez le mariage de la fille du général avec le marquis Crescenzi, et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est en moi pour que le général soit reçu comme s'il revenait de voyage. Je l'inviterai а dоner; êtes-vous content? Sans doute il y aura du froid dans les commencements, et le général ne devra point se hâter de demander sa place de gouverneur de la citadelle. Mais vous savez que j'ai de l'amitié pour le marquis, et je ne conserverai point de rancune contre son beau- père.

Armé de ces paroles, don Cesare vint dire а sa nièce qu'elle tenait en ses mains la vie de son père, malade de désespoir. Depuis plusieurs mois il n'avait paru а aucune cour.

Clélia voulut aller voir son père, réfugié, sous un nom supposé, dans un village près de Turin; car il s'était figuré que la cour de Parme demandait son extradition а celle de Turin, pour le mettre en jugement. Elle le trouva malade et presque fou. Le soir même elle écrivit а Fabrice une lettre d'éternelle rupture. En recevant cette lettre, Fabrice, qui développait un caractère tout а fait semblable а celui de sa maоtresse, alla se mettre en retraite au couvent de Velleja, situé dans les montagnes а dix lieues de Parme. Clélia lui écrivait une lettre de dix pages: elle lui avait juré jadis de ne jamais épouser le marquis sans son consentement; maintenant elle le lui demandait, et Fabrice le lui accorda du fond de sa retraite de Velleja, par une lettre remplie de l'amitié la plus pure.

En recevant cette lettre dont, il faut l'avouer, l'amitié l'irrita, Clélia fixa elle-même le jour de son mariage, dont les fêtes vinrent encore augmenter l'éclat dont brilla cet hiver la cour de Parme.

Ranuce-Ernest V était avare au fond; mais il était éperdument amoureux, et il espérait fixer la duchesse а sa cour: il pria sa mère d'accepter une somme fort considérable, et de donner des fêtes. La grande maоtresse sut tirer un admirable parti de cette augmentation de richesses; les fêtes de Parme, cet hiver-lа, rappelèrent les beaux jours de la cour de Milan et de cet aimable prince Eugène, vice-roi d'Italie, dont la bonté laisse un si long souvenir.

Les devoirs du coadjuteur l'avaient rappelé а Parme mais il déclara que, par des motifs de piété, il continuerait sa retraite dans le petit appartement que son protecteur, monseigneur Landriani, l'avait forcé de prendre а l'archevêché; et il alla s'y enfermer, suivi d'un seul domestique. Ainsi il n'assista а aucune des fêtes si brillantes de la cour, ce qui lui valut а Parme et dans son futur diocèse une immense réputation de sainteté. Par un effet inattendu de cette retraite qu'inspirait seule а Fabrice sa tristesse profonde et sans espoir, le bon archevêque Landriani, qui l'avait toujours aimé, et qui, dans le fait, avait eu l'idée de le faire coadjuteur, conçut contre lui un peu de jalousie. L'archevêque croyait avec raison devoir aller а toutes les fêtes de la cour, comme il est d'usage en Italie. Dans ces occasions, il portait son costume de grande cérémonie, qui, а peu de chose près est le même que celui qu'on lui voyait dans le choeur de sa cathédrale. Les centaines de domestiques réunis dans l'antichambre en colonnade du palais ne manquaient pas de se lever et de demander sa bénédiction а monseigneur, qui voulait bien s'arrêter et la leur donner. Ce fut dans un de ces moments de silence solennel que monseigneur Landriani entendit une voix qui disait: Notre archevêque va au bal, et monsignore del Dongo ne sort pas de sa chambre!

De ce moment prit fin а l'archevêché l'immense faveur dont Fabrice y avait joui; mais il pouvait voler de ses propres ailes. Toute cette conduite, qui n'avait été inspirée que par le désespoir où le plongeait le mariage de Clélia, passa pour l'effet d'une piété simple et sublime, et les dévotes lisaient, comme un livre d'édification, la traduction de la généalogie de sa famille, où perçait la vanité la plus folle. Les libraires firent une édition lithographiée de son portrait, qui fut enlevée en quelques jours, et surtout par les gens du peuple; le graveur, par ignorance, avait reproduit autour du portrait de Fabrice plusieurs des ornements qui ne doivent se trouver qu'aux portraits des évêques, et auxquels un coadjuteur ne saurait prétendre. L'archevêque vit un de ces portraits, et sa fureur ne connut plus de bornes; il fit appeler Fabrice, et lui adressa les choses les plus dures, et dans des termes que la passion rendit quelquefois fort grossiers. Fabrice n'eut aucun effort а faire, comme on le pense bien, pour se conduire comme l'eût fait Fénelon en pareille occurrence; il écouta l'archevêque avec toute l'humilité et tout le respect possibles; et, lorsque ce prélat eut cessé de parler, il lui raconta toute l'histoire de la traduction de cette généalogie faite par les ordres du comte Mosca, а l'époque de sa première prison. Elle avait été publiée dans des fins mondaines, et qui toujours lui avaient semblé peu convenables pour un homme de son état. Quant au portrait, il avait été parfaitement étranger а la seconde édition, comme а la première; et le libraire lui ayant adressé а l'archevêché, pendant sa retraite, vingt-quatre exemplaires de cette seconde édition, il avait envoyé son domestique en acheter un vingt-cinquième; et, ayant appris par ce moyen que ce portrait se vendait trente sous, il avait envoyé cent francs comme paiement des vingt-quatre exemplaires.

Toutes ces raisons, quoique exposées du ton le plus raisonnable par un homme qui avait bien d'autres chagrins dans le coeur, portèrent jusqu'а l'égarement la colère de l'archevêque; il alla jusqu'а accuser Fabrice d'hypocrisie.

-- Voilа ce que c'est que les gens du commun, se dit Fabrice, même quand ils ont de l'esprit!

Il avait alors un souci plus sérieux; c'étaient les lettres de sa tante, qui exigeait absolument qu'il vоnt reprendre son appartement au palais Sanseverina, ou que du moins il vоnt la voir quelquefois. Lа Fabrice était certain d'entendre parler des fêtes splendides données par le marquis Crescenzi а l'occasion de son mariage: or, c'est ce qu'il n'était pas sûr de pouvoir supporter sans se donner en spectacle.

Lorsque la cérémonie du mariage eut lieu, il y avait huit jours entiers que Fabrice s'était voué au silence le plus complet, après avoir ordonné а son domestique et aux gens de l'archevêché avec lesquels il avait des rapports de ne jamais lui adresser la parole.

Monsignore Landriani ayant appris cette nouvelle affectation, fit appeler Fabrice beaucoup plus souvent qu'а l'ordinaire, et voulut avoir avec lui de fort longues conversations; il l'obligea même а des conférences avec certains chanoines de campagne, qui prétendaient que l'archevêché avait agi contre leurs privilèges. Fabrice prit toutes ces choses avec l'indifférence parfaite d'un homme qui a d'autres pensées. Il vaudrait mieux pour moi, pensait-il, me faire chartreux; je souffrirais moins dans les rochers de Velleja.

Il alla voir sa tante, et ne put retenir ses larmes en l'embrassant. Elle le trouva tellement changé, ses yeux encore agrandis par l'extrême maigreur, avaient tellement l'air de lui sortir de la tête, et lui-même avait une apparence tellement chétive et malheureuse, avec son petit habit noir et râpé de simple prêtre, qu'а ce premier abord la duchesse, elle aussi, ne put retenir ses larmes; mais un instant après, lorsqu'elle se fut dit que tout ce changement dans l'apparence de ce beau jeune homme était causé par le mariage de Clélia, elle eut des sentiments presque égaux en véhémence а ceux de l'archevêque, quoique plus habilement contenus. Elle eut la barbarie de parler longuement de certains détails pittoresques qui avaient signalé les fêtes charmantes données par le marquis Crescenzi. Fabrice ne répondait pas; mais ses yeux se fermèrent un peu par un mouvement convulsif, et il devint encore plus pâle qu'il ne l'était, ce qui d'abord eût semblé impossible. Dans ces moments de vive douleur, sa pâleur prenait une teinte verte.

Le comte Mosca survint, et ce qu'il voyait, et qui lui semblait incroyable, le guérit enfin tout а fait de la jalousie que jamais Fabrice n'avait cessé de lui inspirer. Cet homme habile employa les tournures les plus délicates et les plus ingénieuses pour chercher а redonner а Fabrice quelque intérêt pour les choses de ce monde. Le comte avait toujours eu pour lui beaucoup d'estime et assez d'amitié; cette amitié, n'étant plus contrebalancée par la jalousie, devint en ce moment presque dévouée. En effet, il a bien acheté sa belle fortune, se disait-il, en récapitulant ses malheurs. Sous prétexte de lui faire voir le tableau du Parmesan que le prince avait envoyé а la duchesse, le comte prit а part Fabrice:

-- Ah ça, mon ami, parlons en hommes! Puis-je vous être bon а quelque chose? Vous ne devez point redouter de questions de ma part; mais enfin l'argent peut-il vous être utile, le pouvoir peut-il vous servir? Parlez, je suis а vos ordres; si vous aimez mieux écrire, écrivez-moi.
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Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:36

Fabrice l'embrassa tendrement et parla du tableau.

-- Votre conduite est le chef-d'oeuvre de la plus fine politique, lui dit le comte en revenant au ton léger de la conversation; vous vous ménagez un avenir fort agréable, le prince vous respecte, le peuple vous vénère, votre petit habit noir râpé fait passer de mauvaises nuits а monsignore Landriani. J'ai quelque habitude des affaires, et je puis vous jurer que je ne saurais quel conseil vous donner pour perfectionner ce que je vois. Votre premier pas dans le monde а vingt-cinq ans vous fait atteindre а la perfection. On parle beaucoup de vous а la cour; et savez- vous а quoi vous devez cette distinction unique а votre âge? au petit habit noir râpé. La duchesse et moi nous disposons, comme vous le savez, de l'ancienne maison de Pétrarque sur cette belle colline au milieu de la forêt, aux environs du Pô: si jamais vous êtes las des petits mauvais procédés de l'envie, j'ai pensé que vous pourriez être le successeur de Pétrarque, dont le renom augmentera le vôtre. Le comte se mettait l'esprit а la torture pour faire naоtre un sourire sur cette figure d'anachorète, mais il n'y put parvenir. Ce qui rendait le changement plus frappant, c'est qu'avant ces derniers temps, si la figure de Fabrice avait un défaut, c'était de présenter quelquefois, hors de propos, l'expression de la volupté et de la gaieté.

Le comte ne le laissa point partir sans lui dire que, malgré son état de retraite, il y aurait peut-être de l'affectation а ne pas paraоtre а la cour le samedi suivant, c'était le jour de naissance de la princesse. Ce mot fut un coup de poignard pour Fabrice. Grand Dieu! pensa-t-il, que suis-je venu faire dans ce palais! Il ne pouvait penser sans frémir а la rencontre qu'il pouvait faire а la cour. Cette idée absorba toutes les autres; il pensa que l'unique ressource qui lui restât était d'arriver au palais au moment précis où l'on ouvrirait les portes des salons.

En effet, le nom de monsignore del Dongo fut un des premiers annoncés а la soirée de grand gala, et la princesse le reçut avec toute la distinction possible. Les yeux de Fabrice étaient fixés sur la pendule, et, а l'instant où elle marqua la vingtième minute de sa présence dans ce salon, il se levait pour prendre congé, lorsque le prince entra chez sa mère. Après lui avoir fait la cour quelques instants, Fabrice se rapprochait de la porte par une savante manoeuvre, lorsque vint éclater а ses dépens un de ces petits riens de cour que la grande maоtresse savait si bien ménager: le chambellan de service lui courut après pour lui dire qu'il avait été désigné pour faire le whist du prince. A Parme, c'est un honneur insigne et bien au-dessus du rang que le coadjuteur occupait dans le monde. Faire le whist était un honneur marqué même pour l'archevêque. A la parole du chambellan, Fabrice se sentit percer le coeur, et quoique ennemi mortel de toute scène publique, il fut sur le point d'aller lui dire qu'il avait été saisi d'un étourdissement subit; mais il pensa qu'il serait en butte а des questions et а des compliments de condoléance, plus intolérables encore que le jeu. Ce jour-lа il avait horreur de parler.

Heureusement le général des frères mineurs se trouvait au nombre des grands personnages qui étaient venus faire leur cour а la princesse. Ce moine, fort savant, digne émule des Fontana et des Duvoisin, s'était placé dans un coin reculé du salon: Fabrice prit poste debout devant lui de façon а ne point apercevoir la porte d'entrée, et lui parla théologie. Mais il ne put faire que son oreille n'entendоt pas annoncer M. le marquis et madame la marquise Crescenzi. Fabrice, contre son attente, éprouva un violent mouvement de colère.

-- Si j'étais Borso Valserra, se dit-il (c'était un des généraux du premier Sforce), j'irais poignarder ce lourd marquis, précisément avec ce petit poignard а manche d'ivoire que Clélia me donna ce jour heureux, et je lui apprendrais s'il doit avoir l'insolence de se présenter avec cette marquise dans un lieu où je suis!

Sa physionomie changea tellement, que le général des frères mineurs lui dit:

-- Est-ce que Votre Excellence se trouve incommodée?

-- J'ai un mal а la tête fou... ces lumières me font mal... et je ne reste que parce que j'ai été nommé pour la partie de whist du prince.

A ce mot, le général des frères mineurs, qui était un bourgeois, fut tellement déconcerté, que, ne sachant plus que faire, il se mit а saluer Fabrice, lequel, de son côté, bien autrement troublé que le général des mineurs, se prit а parler avec une volubilité étrange; il entendait qu'il se faisait un grand silence derrière lui et ne voulait pas regarder. Tout а coup un archet frappa un pupitre; on joua une ritournelle, et la célèbre madame P... chanta cet air de Cimarosa autrefois si célèbre:

Quelle pupille tenere!

Fabrice tint bon aux premières mesures, mais bientôt sa colère s'évanouit, et il éprouva un besoin extrême de répandre des larmes. Grand Dieu! se dit-il, quelle scène ridicule! et avec mon habit encore! Il crut plus sage de parler de lui.

-- Ces maux de tête excessifs, quand je les contrarie, comme ce soir, dit-il au général des frères mineurs, finissent par des accès de larmes qui pourraient donner pâture а la médisance dans un homme de notre état; ainsi je prie Votre Révérence Illustrissime de permettre que je pleure en la regardant, et de n'y pas faire autrement attention.

-- Notre père provincial de Catanzara est atteint de la même incommodité, dit le général des mineurs. Et il commença а voix basse une histoire infinie.

Le ridicule de cette histoire, qui avait amené le détail des repas du soir de ce père provincial, fit sourire Fabrice, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps; mais bientôt il cessa d'écouter le général des mineurs. Madame P... chantait, avec un talent divin, un air de Pergolèse (la princesse aimait la musique surannée). Il se fit un petit bruit а trois pas de Fabrice; pour la première fois de la soirée il détourna les yeux. Le fauteuil qui venait d'occasionner ce petit craquement sur le parquet était occupé par la marquise Crescenzi, dont les yeux remplis de larmes rencontrèrent en plein ceux de Fabrice, qui n'étaient guère en meilleur état. La marquise baissa la tête; Fabrice continua а la regarder quelques secondes: il faisait connaissance avec cette tête chargée de diamants; mais son regard exprimait la colère et le dédain. Puis, se disant: et mes yeux ne te regarderont jamais, il se retourna vers son père général, et lui dit:

-- Voici mon incommodité qui me prend plus fort que jamais.

En effet, Fabrice pleura а chaudes larmes pendant plus d'une demi-heure. Par bonheur, une symphonie de Mozart, horriblement écorchée, comme c'est l'usage en Italie, vint а son secours et l'aida а sécher ses larmes.

Il tint ferme et ne tourna pas les yeux vers la marquise Crescenzi; mais madame P... chanta de nouveau, et l'âme de Fabrice, soulagée par les larmes, arriva а un état de repos parfait. Alors la vie lui apparut sous un nouveau jour. Est-ce que je prétends, se dit-il, pouvoir l'oublier entièrement dès les premiers moments? cela me serait-il possible? Il arriva а cette idée: Puis-je être plus malheureux que je ne le suis depuis deux mois? et si rien ne peut augmenter mon angoisse, pourquoi résister au plaisir de la voir. Elle a oublié ses serments, elle est légère: toutes les femmes ne le sont-elles pas? Mais qui pourrait lui refuser une beauté céleste? Elle a un regard qui me ravit en extase, tandis que je suis obligé de faire effort sur moi-même pour regarder les femmes qui passent pour les plus belles! eh bien! pourquoi ne pas me laisser ravir? ce sera du moins un moment de répit.

Fabrice avait quelque connaissance des hommes; mais aucune expérience des passions, sans quoi il se fût dit que ce plaisir d'un moment, auquel il allait céder, rendrait inutiles tous les efforts qu'il faisait depuis deux mois pour oublier Clélia.

Cette pauvre femme n'était venue а cette fête que forcée par son mari; elle voulait du moins se retirer après une demi-heure, sous prétexte de santé, mais le marquis lui déclara que, faire avancer sa voiture pour partir, quand beaucoup de voitures arrivaient encore serait une chose tout а fait hors d'usage, et qui pourrait même être interprétée comme une critique indirecte de la fête donnée par la princesse.

-- En ma qualité de chevalier d'honneur, ajouta le marquis, je dois me tenir dans le salon aux ordres de la princesse, jusqu'а ce que tout le monde soit sorti: il peut y avoir et il y aura sans doute des ordres а donner aux gens, ils sont si négligents! Et voulez-vous qu'un simple écuyer de la princesse usurpe cet honneur?

Clélia se résigna; elle n'avait pas vu Fabrice, elle espérait encore qu'il ne serait pas venu а cette fête. Mais au moment où le concert allait commencer, la princesse ayant permis aux dames de s'asseoir, Clélia fort peu alerte pour ces sortes de choses, se laissa ravir les meilleures places auprès de la princesse, et fut obligée de venir chercher un fauteuil au fond de la salle, jusque dans le coin reculé où Fabrice s'était réfugié. En arrivant а son fauteuil, le costume singulier en un tel lieu du général des frères mineurs arrêta ses yeux, et d'abord elle ne remarqua pas l'homme mince et revêtu d'un simple habit noir qui lui parlait; toutefois un certain mouvement secret arrêtait ses yeux sur cet homme. Tout le monde ici a des uniformes ou des habits richement brodés: quel peut être ce jeune homme en habit noir si simple? Elle le regardait profondément attentive, lorsqu'une dame, en venant se placer, fit faire un mouvement а son fauteuil. Fabrice tourna la tête: elle ne le reconnut pas, tant il était changé. D'abord elle se dit: Voilа quelqu'un qui lui ressemble, ce sera son frère aоné; mais je ne le croyais que de quelques années plus âgé que lui, et celui-ci est un homme de quarante ans. Tout а coup elle le reconnut а un mouvement de la bouche.

Le malheureux, qu'il a souffert! se dit-elle; et elle baissa la tête accablée par la douleur, et non pour être fidèle а son voeu. Son coeur était bouleversé par la pitié; qu'il était loin d'avoir cet air après neuf mois de prison! Elle ne le regarda plus; mais, sans tourner précisément les yeux de son côté, elle voyait tous ses mouvements.

Après le concert, elle le vit se rapprocher de la table de jeu du prince, placée а quelques pas du trône; elle respira quand Fabrice fut ainsi fort loin d'elle.

Mais le marquis Crescenzi avait été fort piqué de voir sa femme reléguée aussi loin du trône; toute la soirée il avait été occupé а persuader а une dame assise а trois fauteuils de la princesse, et dont le mari lui avait des obligations d'argent, qu'elle ferait bien de changer de place avec la marquise. La pauvre femme résistant, comme il était naturel, il alla chercher le mari débiteur, qui fit entendre а sa moitié la triste voix de la raison, et enfin le marquis eut le plaisir de consommer l'échange, il alla chercher sa femme.

-- Vous serez toujours trop modeste, lui dit-il; pourquoi marcher ainsi les yeux baissés? on vous prendra pour une de ces bourgeoises tout étonnées de se trouver ici, et que tout le monde est étonné d'y voir. Cette folle de grande maоtresse n'en fait jamais d'autres! Et l'on parle de retarder les progrès du jacobinisme! Songez que votre mari occupe la première place mâle de la cour de la princesse; et quand même les républicains parviendraient а supprimer la cour et même la noblesse, votre mari serait encore l'homme le plus riche de cet Etat. C'est lа une idée que vous ne vous mettez point assez dans la tête.
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Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:36

Le fauteuil où le marquis eut le plaisir d'installer sa femme n'était qu'а six pas de la table de jeu du prince; elle ne voyait Fabrice qu'en profil, mais elle le trouva tellement maigri, il avait surtout l'air tellement au-dessus de tout ce qui pouvait arriver en ce monde, lui qui autrefois ne laissait passer aucun incident sans dire son mot, qu'elle finit par arriver а cette affreuse conclusion: Fabrice était tout а fait changé; il l'avait oubliée; s'il était tellement maigri, c'était l'effet des jeûnes sévères auxquels sa piété se soumettait. Clélia fut confirmée dans cette triste idée par la conversation de tous ses voisins: le nom du coadjuteur était dans toutes les bouches; on cherchait la cause de l'insigne faveur dont on le voyait l'objet: lui, si jeune, être admis au jeu du prince! On admirait l'indifférence polie et les airs de hauteur avec lesquels il jetait ses cartes, même quand il coupait Son Altesse.

-- Mais cela est incroyable, s'écriaient de vieux courtisans; la faveur de sa tante lui tourne tout а fait la tête... mais, grâce au ciel, cela ne durera pas; notre souverain n'aime pas que l'on prenne de ces petits airs de supériorité. La duchesse s'approcha du prince; les courtisans qui se tenaient а distance fort respectueuse de la table de jeu, de façon а ne pouvoir entendre de la conversation du prince que quelques mots au hasard, remarquèrent que Fabrice rougissait beaucoup. Sa tante lui aura fait la leçon, se dirent-ils, sur ses grands airs d'indifférence. Fabrice venait d'entendre la voix de Clélia, elle répondait а la princesse qui, en faisant son tour dans le bal avait adressé la parole а la femme de son chevalier d'honneur. Arriva le moment où Fabrice dut changer de place au whist; alors il se trouva précisément en face de Clélia, et se livra plusieurs fois au bonheur de la contempler. La pauvre marquise, se sentant regardée par lui perdait tout а fait contenance. Plusieurs fois elle oublia ce qu'elle devait а son voeu: dans son désir de deviner ce qui se passait dans le coeur de Fabrice, elle fixait les yeux sur lui.

Le jeu du prince terminé, les dames se levèrent pour passer dans la salle du souper. Il y eut un peu de désordre. Fabrice se trouva tout près de Clélia; il était encore très résolu, mais il vint а reconnaоtre un parfum très faible qu'elle mettait dans ses robes; cette sensation renversa tout ce qu'il s'était promis. Il s'approcha d'elle et prononça а demi-voix et comme se parlant а soi-même, deux vers de ce sonnet de Pétrarque, qu'il lui avait envoyé du lac Majeur, imprimé sur un mouchoir de soie: «Quel n'était pas mon bonheur quand le vulgaire me croyait malheureux, et maintenant que mon sort est changé! »

Non, il ne m'a point oubliée, se dit Clélia, avec un transport de joie. Cette belle âme n'est point inconstante!

Non, vous ne me verrez jamais changer, Beaux yeux qui m'avez appris а aimer.

Clélia osa se répéter а elle-même ces deux vers de Pétrarque.

La princesse se retira aussitôt après le souper; le prince l'avait suivie jusque chez elle, et ne reparut point dans les salles de réception. Dès que cette nouvelle fut connue, tout le monde voulut partir а la fois; il y eut un désordre complet dans les antichambres; Clélia se trouva tout près de Fabrice; le profond malheur peint dans ses traits lui fit pitié. -- Oublions le passé, lui dit-elle, et gardez ce souvenir d'amitié. En disant ces mots, elle plaçait son éventail de façon а ce qu'il pût le prendre.

Tout changea aux yeux de Fabrice: en un instant il fut un autre homme; dès le lendemain il déclara que sa retraite était terminée, et revint prendre son magnifique appartement au palais Sanseverina. L'archevêque dit et crut que la faveur que le prince lui avait faite en l'admettant а son jeu avait fait perdre entièrement la tête а ce nouveau saint: la duchesse vit qu'il était d'accord avec Clélia. Cette pensée, venant redoubler le malheur que donnait le souvenir d'une promesse fatale, acheva de la déterminer а faire une absence. On admira sa folie. Quoi! s'éloigner de la cour au moment où la faveur dont elle était l'objet paraissait sans bornes! Le comte, parfaitement heureux depuis qu'il voyait qu'il n'y avait point d'amour entre Fabrice et la duchesse, disait а son amie:-- Ce nouveau prince est la vertu incarnée, mais je l'ai appelé cet enfant : me pardonnera-t-il jamais? Je ne vois qu'un moyen de me remettre excellemment bien avec lui, c'est l'absence. Je vais me montrer parfait de grâces et de respects, après quoi je suis malade et je demande mon congé. Vous me le permettrez, puisque la fortune de Fabrice est assurée. Mais me ferez-vous le sacrifice immense, ajouta-t-il en riant, de changer le titre sublime de duchesse contre un autre bien inférieur? Pour m'amuser, je laisse toutes les affaires ici dans un désordre inextricable; j'avais quatre ou cinq travailleurs dans mes divers ministères, je les ai fait mettre а la pension depuis deux mois, parce qu'ils lisent les journaux français; et je les ai remplacés par des nigauds incroyables.

Après notre départ, le prince se trouvera dans un tel embarras, que, malgré l'horreur qu'il a pour le caractère de Rassi, je ne doute pas qu'il ne soit obligé dele rappeler, et moi je n'attends qu'un ordre du tyran qui dispose de mon sort, pour écrire une lettre de tendre amitié а mon ami Rassi, et lui dire que j'ai tout lieu d'espérer que bientôt on rendra justice а son mérite. [P y E in Olo.]



Livre Second - Chapitre XXVII.

Cette conversation sérieuse eut lieu le lendemain du retour de Fabrice au palais Sanseverina; la duchesse était encore sous le coup de la joie qui éclatait dans toutes les actions de Fabrice. Ainsi, se disait-elle, cette petite dévote m'a trompée! Elle n'a pas su résister а son amant seulement pendant trois mois.

La certitude d'un dénouement heureux avait donné а cet être si pusillanime, le jeune prince, le courage d'aimer; il eut quelque connaissance des préparatifs de départ que l'on faisait au palais Sanseverina; et son valet de chambre français, qui croyait peu а la vertu des grandes dames, lui donna du courage а l'égard de la duchesse. Ernest V se permit une démarche qui fut sévèrement blâmée par la princesse et par tous les gens sensés de la cour; le peuple y vit le sceau de la faveur étonnante dont jouissait la duchesse. Le prince vint la voir dans son palais.

-- Vous partez, lui dit-il d'un ton sérieux qui parut odieux а la duchesse, vous partez; vous allez me trahir et manquer а vos serments! Et pourtant, si j'eusse tardé dix minutes а vous accorder la grâce de Fabrice, il était mort. Et vous me laissez malheureux! et sans vos serments je n'eusse jamais eu le courage de vous aimer comme je fais! Vous n'avez donc pas d'honneur!

-- Réfléchissez mûrement, mon prince. Dans toute votre vie y a-t-il eu d'espace égal en bonheur aux quatre mois qui viennent de s'écouler? Votre gloire comme souverain, et, j'ose le croire, votre bonheur comme homme aimable, ne se sont jamais élevés а ce point. Voici le traité que je vous propose: si vous daignez y consentir, je ne serai pas votre maоtresse pour un instant fugitif, et en vertu d'un serment extorqué par la peur, mais je consacrerai tous les instants de ma vie а faire votre félicité, je serai toujours ce que j'ai été depuis quatre mois, et peut-être l'amour viendra-t-il couronner l'amitié. Je ne jurerais pas du contraire.

-- Eh bien! dit le prince ravi, prenez un autre rôle, soyez plus encore, régnez а la fois sur moi et sur mes états, soyez mon premier ministre; je vous offre un mariage tel qu'il est permis par les tristes convenances de mon rang; nous en avons un exemple près de nous: le roi de Naples vient d'épouser la duchesse de Partana. Je vous offre tout ce que je puis faire, un mariage du même genre. Je vais ajouter une idée de triste politique pour vous montrer que je ne suis plus un enfant, et que j'ai réfléchi а tout. Je ne vous ferai point valoir la condition que je m'impose d'être le dernier souverain de ma race, le chagrin de voir de mon vivant les grandes puissances disposer de ma succession; je bénis ces désagréments fort réels, puisqu'ils m'offrent un moyen de plus de vous prouver mon estime et ma passion.

La duchesse n'hésita pas un instant; le prince l'ennuyait, et le comte lui semblait parfaitement aimable; il n'y avait au monde qu'un homme qu'on pût lui préférer. D'ailleurs elle régnait sur le comte, et le prince, dominé par les exigences de son rang, eût plus ou moins régné sur elle. Et puis, il pouvait devenir inconstant et prendre des maоtresses; la différence d'âge semblerait, dans peu d'années, lui en donner le droit.

Dès le premier instant, la perspective de s'ennuyer avait décidé de tout; toutefois la duchesse, qui voulait être charmante, demanda la permission de réfléchir.

Il serait trop long de rapporter ici les tournures de phrases presque tendres et les termes infiniment gracieux dans lesquels elle sut envelopper son refus. Le prince se mit en colère; il voyait tout son bonheur lui échapper. Que devenir après que la duchesse aurait quitté sa cour? D'ailleurs, quelle humiliation d'être refusé! Enfin qu'est-ce que va me dire mon valet de chambre français quand je lui conterai ma défaite?

La duchesse eut l'art de calmer le prince, et de ramener peu а peu la négociation а ses véritables termes.

-- Si Votre Altesse daigne consentir а ne point presser l'effet d'une promesse fatale, et horrible а mes yeux, comme me faisant encourir mon propre mépris, je passerai ma vie а sa cour, et cette cour sera toujours ce qu'elle a été cet hiver; tous mes instants seront consacrés а contribuer а son bonheur comme homme, et а sa gloire comme souverain. Si elle exige que j'obéisse а mon serment, elle aura flétri le reste de ma vie, et а l'instant elle me verra quitter ses états pour n'y jamais rentrer. Le jour où j'aurai perdu l'honneur sera aussi le dernier jour où je vous verrai.

Mais le prince était obstiné comme les êtres pusillanimes; d'ailleurs son orgueil d'homme et de souverain était irrité du refus de sa main; il pensait а toutes les difficultés qu'il eût eues а surmonter pour faire accepter ce mariage, et que pourtant il s'était résolu а vaincre.

Durant trois heures on se répéta de part et d'autre les mêmes arguments, souvent mêlés de mots fort vifs. Le prince s'écria:

-- Vous voulez donc me faire croire, madame, que vous manquez d'honneur? Si j'eusse hésité aussi longtemps le jour où le général Fabio Conti donnait du poison а Fabrice, vous seriez occupée aujourd'hui а lui élever un tombeau dans une des églises de Parme.

-- Non pas а Parme, certes, dans ce pays d'empoisonneurs.

-- Eh bien! partez, madame la duchesse, reprit le prince avec colère, et vous emporterez mon mépris.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:37

Comme il s'en allait, la duchesse lui dit а voix basse:

-- Eh bien! présentez-vous ici а dix heures du soir, dans le plus strict incognito, et vous ferez un marché de dupe. Vous m'aurez vue pour la dernière fois, et j'eusse consacré ma vie а vous rendre aussi heureux qu'un prince absolu peut l'être dans ce siècle de jacobins. Et songez а ce que sera votre cour quand je nнy serai plus pour la tirer par force de sa platitude et de sa méchanceté naturelles.

-- De votre côté, vous refusez la couronne de Parme, et mieux que la couronne, car vous n'eussiez point été une princesse vulgaire, épousée par politique, et qu'on n'aime point; mon coeur est tout а vous, et vous vous fussiez vue а jamais la maоtresse absolue de mes actions comme de mon gouvernement.

-- Oui, mais la princesse votre mère eût eu le droit de me mépriser comme une vile intrigante.

-- Eh bien! j'eusse exilé la princesse avec une pension.

Il y eut encore trois quarts d'heure de répliques incisives. Le prince, qui avait l'âme délicate, ne pouvait se résoudre ni а user de son droit, ni а laisser partir la duchesse. On lui avait dit qu'après le premier moment obtenu, n'importe comment, les femmes reviennent.

Chassé par la duchesse indignée, il osa reparaоtre tout tremblant et fort malheureux а dix heures moins trois minutes. A dix heures et demie, la duchesse montait en voiture et partait pour Bologne. Elle écrivit au comte dès qu'elle fut hors des états du prince:

«Le sacrifice est fait. Ne me demandez pas d'être gaie pendant un mois. Je ne verrai plus Fabrice; je vous attends а Bologne, et quand vous voudrez je serai la comtesse Mosca. Je ne vous demande qu'une chose, ne me forcez jamais а reparaоtre dans le pays que je quitte, et songez toujours qu'au lieu de 150 000 livres de rentes, vous allez en avoir 30 ou 40 tout au plus. Tous les sots vous regardaient bouche béante, et vous ne serez plus considéré qu'autant que vous voudrez bien vous abaisser а comprendre toutes leurs petites idées. Tu l'as voulu, Georges Dandin! »

Huit jours après, le mariage se célébrait а Pérouse dans une église où les ancêtres du comte ont leurs tombeaux. Le prince était au désespoir. La duchesse avait reçu de lui trois ou quatre courriers, et n'avait pas manqué de lui renvoyer sous enveloppes ses lettres non décachetées. Ernest V avait fait un traitement magnifique au comte, et donné le grand cordon de son ordre а Fabrice.

-- C'est lа surtout ce qui m'a plu de ses adieux. Nous nous sommes séparés, disait le comte а la nouvelle comtesse Mosca della Rovere, les meilleurs amis du monde; il m'a donné un grand cordon espagnol, et des diamants qui valent bien le grand cordon. Il m'a dit qu'il me ferait duc, s'il ne voulait se réserver ce moyen pour vous rappeler dans ses états. Je suis donc chargé de vous déclarer, belle mission pour un mari, que si vous daignez revenir а Parme, ne fût-ce que pour un mois, je serai fait duc, sous le nom que vous choisirez, et vous aurez une belle terre.

C'est ce que la duchesse refusa avec une sorte d'horreur.

Après la scène qui s'était passée au bal de la cour, et qui semblait assez décisive, Clélia parut ne plus se souvenir de l'amour qu'elle avait semblé partager un instant; les remords les plus violents s'étaient emparés de cette âme vertueuse et croyante. C'est ce que Fabrice comprenait fort bien, et malgré toutes les espérances qu'il cherchait а se donner, un sombre malheur ne s'en était pas moins emparé de son âme. Cette fois cependant le malheur ne le conduisit point dans la retraite, comme а l'époque du mariage de Clélia.

Le comte avait prié son neveu de lui mander avec exactitude ce qui se passait а la cour, et Fabrice, qui commençait а comprendre tout ce qu'il lui devait, s'était promis de remplir cette mission en honnête homme.

Ainsi que la ville et la cour, Fabrice ne doutait pas que son ami n'eût le projet de revenir au ministère, et avec plus de pouvoir qu'il n'en avait jamais eu. Les prévisions du comte ne tardèrent pas а se vérifier: moins de six semaines après son départ, Rassi était premier ministre; Fabio Conti, ministre de la guerre, et les prisons, que le comte avait presque vidées, se remplissaient de nouveau. Le prince, en appelant ces gens-lа au pouvoir, crut se venger de la duchesse; il était fou d'amour et haïssait surtout le comte Mosca comme un rival.

Fabrice avait bien des affaires; monseigneur Landriani, âgé de soixante-douze ans, étant tombé dans un grand état de langueur et ne sortant presque plus de son palais, c'était au coadjuteur а s'acquitter de presque toutes ses fonctions.

La marquise Crescenzi, accablée de remords, et effrayée par le directeur de sa conscience, avait trouvé un excellent moyen pour se soustraire aux regards de Fabrice. Prenant prétexte de la fin d'une première grossesse, elle s'était donné pour prison son propre palais; mais ce palais avait un immense jardin. Fabrice sut y pénétrer et plaça dans l'allée que Clélia affectionnait le plus des fleurs arrangées en bouquets, et disposées dans un ordre qui leur donnait un langage, comme jadis elle lui en faisait parvenir tous les soirs dans les derniers jours de sa prison а la tour Farnèse.

La marquise fut très irritée de cette tentative; les mouvements de son âme étaient dirigés tantôt par les remords, tantôt par la passion. Durant plusieurs mois elle ne se permit pas de descendre une seule fois dans le jardin de son palais; elle se faisait même scrupule d'y jeter un regard.

Fabrice commençait а croire qu'il était séparé d'elle pour toujours, et le désespoir commençait aussi а s'emparer de son âme. Le monde où il passait sa vie lui déplaisait mortellement, et s'il n'eût été intimement persuadé que le comte ne pouvait trouver la paix de l'âme hors du ministère, il se fût mis en retraite dans son petit appartement de l'archevêché. Il lui eût été doux de vivre tout а ses pensées, et de n'entendre plus la voix humaine que dans l'exercice officiel de ses fonctions.

Mais, se disait-il, dans l'intérêt du comte et de la comtesse Mosca, personne ne peut me remplacer.

Le prince continuait а le traiter avec une distinction qui le plaçait au premier rang dans cette cour et cette faveur il la devait en grande partie а lui-même. L'extrême réserve qui, chez Fabrice, provenait d'une indifférence allant jusqu'au dégoût pour toutes les affectations ou les petites passions qui remplissent la vie des hommes, avait piqué la vanité du jeune prince; il disait souvent que Fabrice avait autant d'esprit que sa tante. L'âme candide du prince s'apercevait а demi d'une vérité: c'est que personne n'approchait de lui avec les mêmes dispositions de coeur que Fabrice. Ce qui ne pouvait échapper, même au vulgaire des courtisans, c'est que la considération obtenue par Fabrice n'était point celle d'un simple coadjuteur, mais l'emportait même sur les égards que le souverain montrait а l'archevêque. Fabrice écrivait au comte que si jamais le prince avait assez d'esprit pour s'apercevoir du gâchis dans lequel les ministres Rassi, Fabio Conti, Zurla et autres de même force avaient jeté ses affaires, lui, Fabrice, serait le canal naturel par lequel il ferait une démarche, sans trop compromettre son amour-propre.

Sans le souvenir du mot fatal, cet enfant, disait-il а la comtesse Mosca, appliqué par un homme de génie а une auguste personne, l'auguste personne se serait déjа écriée: Revenez bien vite et chassez-moi tous ces va-nu-pieds. Dès aujourd'hui, si la femme de l'homme de génie daignait faire une démarche, si peu significative qu'elle fût, on rappellerait le comte avec transport; mais il rentrera par une bien plus belle porte, s'il veut attendre que le fruit soit mûr. Du reste, on s'ennuie а ravir dans les salons de la princesse, on n'y a pour se divertir que la folie du Rassi, qui, depuis qu'il est comte, est devenu maniaque de noblesse. On vient de donner des ordres sévères pour que toute personne qui ne peut pas prouver huit quartiers de noblesse n'ose plus se présenter aux soirées de la princesse (ce sont les termes du rescrit). Tous les hommes qui sont en possession d'entrer le matin dans la grande galerie, et de se trouver sur le passage du souverain lorsqu'il se rend а la messe, continueront а jouir de ce privilège; mais les nouveaux arrivants devront faire preuve des huit quartiers. Sur quoi l'on a dit qu'on voit bien que Rassi est sans quartier.

On pense que de telles lettres n'étaient point confiées а la poste. La comtesse Mosca répondait de Naples: «Nous avons un concert tous les jeudis, et conversation tous les dimanches; on ne peut pas se remuer dans nos salons. Le comte est enchanté de ses fouilles, il y consacre mille francs par mois, et vient de faire venir des ouvriers des montagnes de l'Abruzze, qui ne lui coûtent que vingt- trois sous par jour. Tu devrais bien venir nous voir. Voici plus de vingt fois, monsieur l'ingrat, que je vous fais cette sommation. »

Fabrice n'avait garde d'obéir: la simple lettre qu'il écrivait tous les jours au comte ou а la comtesse lui semblait une corvée presque insupportable. On lui pardonnera quand on saura qu'une année entière se passa ainsi, sans qu'il pût adresser une parole а la marquise. Toutes ses tentatives pour établir quelque correspondance avaient été repoussées avec horreur. Le silence habituel que, par ennui de la vie, Fabrice gardait partout, excepté dans l'exercice de ses fonctions et а la cour, joint а la pureté parfaite de ses moeurs, l'avait mis dans une vénération si extraordinaire qu'il se décida enfin а obéir aux conseils de sa tante.
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Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:37

«Le prince a pour toi une vénération telle, lui écrivait-elle, qu'il faut t'attendre bientôt а une disgrâce; il te prodiguera les marques d'inattention et les mépris atroces des courtisans suivront les siens. Ces petits despotes, si honnêtes qu'ils soient, sont changeants comme la mode et par la même raison: l'ennui. Tu ne peux trouver de forces contre le caprice du souverain que dans la prédication. Tu improvises si bien en vers! essaye de parler une demi-heure sur la religion; tu diras des hérésies dans les commencements; mais paye un théologien savant et discret qui assistera а tes sermons, et t'avertira de tes fautes, tu les répareras le lendemain. »

Le genre de malheur que porte dans l'âme un amour contrarié, fait que toute chose demandant de l'attention et de l'action devient une atroce corvée. Mais Fabrice se dit que son crédit sur le peuple, s'il en acquérait, pourrait un jour être utile а sa tante et au comte, pour lequel sa vénération augmentait tous les jours, а mesure que les affaires lui apprenaient а connaоtre la méchanceté des hommes. Il se détermina а prêcher, et son succès, préparé par sa maigreur et son habit râpé, fut sans exemple. On trouvait dans ses discours un parfum de tristesse profonde, qui, réuni а sa charmante figure et aux récits de la haute faveur dont il jouissait а la cour, enleva tous les coeurs de femme. Elles inventèrent qu'il avait été un des plus braves capitaines de l'armée de Napoléon. Bientôt ce fait absurde fut hors de doute. On faisait garder des places dans les églises où il devait prêcher; les pauvres sнy établissaient par spéculation dès cinq heures du matin.

Le succès fut tel que Fabrice eut enfin l'idée qui changea tout dans son âme, que, ne fût-ce que par simple curiosité, la marquise Crescenzi pourrait bien un jour venir assister а l'un de ses sermons. Tout а coup le public ravi s'aperçut que son talent redoublait; il se permettait, quand il était ému, des images dont la hardiesse eût fait frémir les orateurs les plus exercés; quelquefois, s'oubliant soi-même, il se livrait а des moments d'inspiration passionnée, et tout l'auditoire fondait en larmes. Mais c'était en vain que son oeil aggrottato cherchait parmi tant de figures tournées vers la chaire celle dont la présence eût été pour lui un si grand événement.

Mais si jamais j'ai ce bonheur, se dit-il, ou je me trouverai mal, ou je resterai absolument court. Pour parer а ce dernier inconvénient, il avait composé une sorte de prière tendre et passionnée qu'il plaçait toujours dans sa chaire, sur un tabouret; il avait le projet de se mettre а lire ce morceau, si jamais la présence de la marquise venait le mettre hors d'état de trouver un mot.

Il apprit un jour, par ceux des domestiques du marquis qui étaient а sa solde, que des ordres avaient été donnés afin que l'on préparât pour le lendemain la loge de la Casa Crescenzi au grand théâtre. Il y avait une année que la marquise n'avait paru а aucun spectacle, et c'était un ténor qui faisait fureur et remplissait la salle tous les soirs qui la faisait déroger а ses habitudes. Le premier mouvement de Fabrice fut une joie extrême. Enfin je pourrai la voir toute une soirée! On dit qu'elle est bien pâle. Et il cherchait а se figurer ce que pouvait être cette tête charmante, avec des couleurs а demi effacées par les combats de l'âme.

Son ami Ludovic, tout consterné de ce qu'il appelait la folie de son maоtre, trouva, mais avec beaucoup de peine, une loge au quatrième rang, presque en face de celle de la marquise. Une idée se présenta а Fabrice: J'espère lui donner l'idée de venir au sermon, et je choisirai une église fort petite, afin d'être en état de la bien voir. Fabrice prêchait ordinairement а trois heures. Dès le matin du jour où la marquise devait aller au spectacle, il fit annoncer qu'un devoir de son état le retenant а l'archevêché pendant toute la journée, il prêcherait par extraordinaire а huit heures et demie du soir, dans la petite église de Sainte-Marie de la Visitation, située précisément en face d'une des ailes du palais Crescenzi. Ludovic présenta de sa part une quantité énorme de cierges aux religieuses de la Visitation, avec prière d'illuminer а jour leur église. Il eut toute une compagnie de grenadiers de la garde, et l'on plaça une sentinelle, la baïonnette au bout du fusil, devant chaque chapelle, pour empêcher les vols.

Le sermon n'était annoncé que pour huit heures et demie, et а deux heures l'église étant entièrement remplie, l'on peut se figurer le tapage qu'il y eut dans la rue solitaire que dominait la noble architecture du palais Crescenzi. Fabrice avait fait annoncer qu'en l'honneur de Notre-Dame de Pitié, il prêcherait sur la pitié qu'une âme généreuse doit avoir pour un malheureux, même quand il serait coupable.

Déguisé avec tout le soin possible, Fabrice gagna sa loge au théâtre au moment de l'ouverture des portes, et quand rien n'était encore allumé. Le spectacle commença vers huit heures, et quelques minutes après il eut cette joie qu'aucun esprit ne peut concevoir s'il ne l'a pas éprouvée, il vit la porte de la loge Crescenzi s'ouvrir; peu après, la marquise entra; il ne l'avait pas vue aussi bien depuis le jour où elle lui avait donné son éventail. Fabrice crut qu'il suffoquerait de joie; il sentait des mouvements si extraordinaires, qu'il se dit: Peut-être je vais mourir! Quelle façon charmante de finir cette vie si triste! Peut-être je vais tomber dans cette loge; les fidèles réunis а la Visitation ne me verront point arriver, et demain, ils apprendront que leur futur archevêque s'est oublié dans une loge de l'Opéra, et encore, déguisé en domestique et couvert d'une livrée! Adieu toute ma réputation! Et que me fait ma réputation!

Toutefois, vers les huit heures trois quarts, Fabrice fit effort sur lui-même; il quitta sa loge des quatrièmes et eut toutes les peines du monde а gagner, а pied, le lieu où il devait quitter son habit de demi-livrée et prendre un vêtement plus convenable. Ce ne fut que vers les neuf heures qu'il arriva а la Visitation, dans un état de pâleur et de faiblesse tel que le bruit se répandit dans l'église que M. le coadjuteur ne pourrait pas prêcher ce soir-lа. On peut juger des soins que lui prodiguèrent les religieuses, а la grille de leur parloir intérieur où il s'était réfugié. Ces dames parlaient beaucoup; Fabrice demanda а être seul quelques instants, puis il courut а sa chaire. Un de ses aides de camp lui avait annoncé, vers les trois heures, que l'église de la Visitation était entièrement remplie mais de gens appartenant а la dernière classe et attirés apparemment par le spectacle de l'illumination. En entrant en chaire, Fabrice fut agréablement surpris de trouver toutes les chaises occupées par les jeunes gens а la mode et par les personnages de la plus haute distinction.

Quelques phrases d'excuses commencèrent son sermon et furent reçues avec des cris comprimés d'admiration. Ensuite vint la description passionnée du malheureux dont il faut avoir pitié pour honorer dignement la Madone de Pitié , qui, elle-même, a tant souffert sur la terre. L'orateur était fort ému; il y avait des moments où il pouvait а peine prononcer les mots de façon а être entendu dans toutes les parties de cette petite église. Aux yeux de toutes les femmes et de bon nombre des hommes, il avait l'air lui-même du malheureux dont il fallait prendre pitié, tant sa pâleur était extrême. Quelques minutes après les phrases d'excuses par lesquelles il avait commencé son discours, on s'aperçut qu'il était hors de son assiette ordinaire: on le trouvait ce soir-lа d'une tristesse plus profonde et plus tendre que de coutume. Une fois on lui vit les larmes aux yeux: а l'instant il s'éleva dans l'auditoire un sanglot général et si bruyant, que le sermon en fut tout а fait interrompu.

Cette première interruption fut suivie de dix autres; on poussait des cris d'admiration, il y avait des éclats de larmes; on entendait а chaque instant des cris tels que: Ah! sainte Madone! Ah! grand Dieu! L'émotion était si générale et si invincible dans ce public d'élite, que personne n'avait honte de pousser des cris, et les gens qui y étaient entraоnés ne semblaient point ridicules а leurs voisins.

Au repos qu'il est d'usage de prendre au milieu du sermon, on dit а Fabrice qu'il n'était resté absolument personne au spectacle; une seule dame se voyait encore dans sa loge, la marquise Crescenzi. Pendant ce moment de repos on entendit tout а coup beaucoup de bruit dans la salle: c'étaient les fidèles qui votaient une statue а M. le coadjuteur. Son succès dans la seconde partie du discours fut tellement fou et mondain, les élans de contrition chrétienne furent tellement remplacés par des cris d'admiration tout а fait profanes, qu'il crut devoir adresser, en quittant la chaire, une sorte de réprimande aux auditeurs. Sur quoi tous sortirent а la fois avec un mouvement qui avait quelque chose de singulier et de compassé; et, en arrivant а la rue, tous se mettaient а applaudir avec fureur et а crier: E viva del Dongo!

Fabrice consulta sa montre avec précipitation, et courut а une petite fenêtre grillée qui éclairait l'étroit passage de l'orgue а l'intérieur du couvent. Par politesse envers la foule incroyable et insolite qui remplissait la rue, le suisse du palais Crescenzi avait placé une douzaine de torches dans ces mains de fer que l'on voit sortir des murs de face des palais bâtis au moyen âge. Après quelques minutes, et longtemps avant que les cris eussent cessé, l'événement que Fabrice attendait avec tant d'anxiété arriva, la voiture de la marquise revenant du spectacle, parut dans la rue, le cocher fut obligé de s'arrêter, et ce ne fut qu'au plus petit pas, et а force de cris, que la voiture put gagner la porte.

La marquise avait été touchée de la musique sublime, comme le sont les coeurs malheureux, mais bien plus encore de la solitude parfaite du spectacle lorsqu'elle en apprit la cause. Au milieu du second acte, et le ténor admirable étant en scène, les gens même du parterre avaient tout а coup déserté leurs places pour aller tenter fortune et essayer de pénétrer dans l'église de la Visitation. La marquise, se voyant arrêtée par la foule devant sa porte, fondit en larmes. Je n'avais pas fait un mauvais choix! se dit-elle.

Mais précisément а cause de ce moment d'attendrissement elle résista avec fermeté aux instances du marquis et de tous les amis de la maison, qui ne concevaient pas qu'elle n'allât point voir un prédicateur aussi étonnant. Enfin, disait-on, il l'emporte même sur le meilleur ténor de l'Italie! Si je le vois, je suis perdue! se disait la marquise.

Ce fut en vain que Fabrice, dont le talent semblait plus brillant chaque jour, prêcha encore plusieurs fois dans cette même petite église, voisine du palais Crescenzi, jamais il n'aperçut Clélia, qui même а la fin prit de l'humeur de cette affectation а venir troubler sa rue solitaire, après l'avoir déjа chassée de son jardin.

En parcourant les figures de femmes qui l'écoutaient, Fabrice remarquait depuis assez longtemps une petite figure brune fort jolie, et dont les yeux jetaient des flammes. Ces yeux magnifiques étaient ordinairement baignés de larmes dès la huitième ou dixième phrase du sermon. Quand Fabrice était obligé de dire des choses longues et ennuyeuses pour lui-même, il reposait assez volontiers ses regards sur cette tête dont la jeunesse lui plaisait. Il apprit que cette jeune personne s'appelait Anetta Marini, fille unique et héritière du plus riche marchand drapier de Parme, mort quelques mois auparavant.

Bientôt le nom de cette Anetta Marini, fille du drapier, fut dans toutes les bouches; elle était devenue éperdument amoureuse de Fabrice. Lorsque les fameux sermons commencèrent, son mariage était arrêté avec Giacomo Rassi, fils aоné du ministre de la justice, lequel ne lui déplaisait point; mais а peine eut- elle entendu deux fois monsignore Fabrice, qu'elle déclara qu'elle ne voulait plus se marier; et, comme on lui demandait la cause d'un si singulier changement, elle répondit qu'il n'était pas digne d'une honnête fille d'épouser un homme en se sentant éperdument éprise d'un autre. Sa famille chercha d'abord sans succès quel pouvait être cet autre.
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:37

Mais les larmes brûlantes qu'Anetta versait au sermon mirent sur la voie de la vérité; sa mère et ses oncles lui ayant demandé si elle aimait monsignore Fabrice, elle répondit avec hardiesse que, puisqu'on avait découvert la vérité, elle ne s'avilirait point par un mensonge; elle ajouta que, n'ayant aucun espoir d'épouser l'homme qu'elle adorait, elle voulait du moins n'avoir plus les yeux offensés par la figure ridicule du contino Rassi. Ce ridicule donné au fils d'un homme que poursuivait l'envie de toute la bourgeoisie devint, en deux jours, l'entretien de toute la ville. La réponse d'Anetta Marini parut charmante, et tout le monde la répéta. On en parla au palais Crescenzi comme on en parlait partout.

Clélia se garda bien d'ouvrir la bouche sur un tel sujet dans son salon; mais elle fit des questions а sa femme de chambre, et, le dimanche suivant, après avoir entendu la messe а la chapelle de son palais, elle fit monter sa femme de chambre dans sa voiture, et alla chercher une seconde messe а la paroisse de Mlle Marini. Elle y trouva réunis tous les beaux de la ville attirés par le même motif; ces messieurs se tenaient debout près de la porte. Bientôt, au grand mouvement qui se fit parmi eux, la marquise comprit que cette Mlle Marini entrait dans l'église; elle se trouva fort bien placée pour la voir, et, malgré sa piété, ne donna guère d'attention а la messe. Clélia trouva а cette beauté bourgeoise un petit air décidé qui, suivant elle, eût pu convenir tout au plus а une femme mariée depuis plusieurs années. Du reste elle était admirablement bien prise dans sa petite taille, et ses yeux, comme l'on dit en Lombardie, semblaient faire la conversation avec les choses qu'ils regardaient. La marquise s'enfuit avant la fin de la messe.

Dès le lendemain, les amis de la maison Crescenzi, lesquels venaient tous les soirs passer la soirée, racontèrent un nouveau trait ridicule de l'Anetta Marini. Comme sa mère, craignant quelque folie de sa part, ne laissait que peu d'argent а sa disposition, Anetta était allée offrir une magnifique bague en diamants, cadeau de son père, au célèbre Hayez, alors а Parme pour les salons du palais Crescenzi, et lui demander le portrait de M. del Dongo; mais elle voulut que ce portrait fût vêtu simplement de noir, et non point en habit de prêtre. Or, la veille, la mère de la petite Anetta avait été bien surprise, et encore plus scandalisée de trouver dans la chambre de sa fille un magnifique portrait de Fabrice del Dongo, entouré du plus beau cadre que l'on eût doré а Parme depuis vingt ans.



Livre Second - Chapitre XXVIII.

Entraоné par les événements, nous n'avons pas eu le temps d'esquisser la race comique de courtisans qui pullulent а la cour de Parme et faisaient de drôles de commentaires sur les événements par nous racontés. Ce qui rend en ce pays-lа un petit noble, garni de ses trois ou quatre mille livres de rente, digne de figurer en bas noirs, aux levers du prince, c'est d'abord de n'avoir jamais lu Voltaire et Rousseau: cette condition est peu difficile а remplir. Il fallait ensuite savoir parler avec attendrissement du rhume du souverain, ou de la dernière caisse de minéralogie qu'il avait reçue de Saxe. Si après cela on ne manquait pas а la messe un seul jour de l'année, si l'on pouvait compter au nombre de ses amis intimes deux ou trois gros moines, le prince daignait vous adresser une fois la parole tous les ans, quinze jours avant ou quinze jours après le premier janvier, ce qui vous donnait un grand relief dans votre paroisse, et le percepteur des contributions n'osait pas trop vous vexer si vous étiez en retard sur la somme annuelle de cent francs а laquelle étaient imposées vos petites propriétés.

M. Gonzo était un pauvre hère de cette sorte, fort noble, qui, outre qu'il possédait quelque petit bien, avait obtenu par le crédit du marquis Crescenzi une place magnifique, rapportant mille cent cinquante francs par an. Cet homme eût pu dоner chez lui, mais il avait une passion: il n'était а son aise et heureux que lorsqu'il se trouvait dans le salon de quelque grand personnage qui lui dоt de temps а autre: Taisez-vous, Gonzo, vous n'êtes qu'un sot. Ce jugement était dicté par l'humeur, car Gonzo avait presque toujours plus d'esprit que le grand personnage. Il parlait а propos de tout et avec assez de grâce: de plus, il était prêt а changer d'opinion sur une grimace du maоtre de la maison. A vrai dire, quoique d'une adresse profonde pour ses intérêts, il n'avait pas une idée, et quand le prince n'était pas enrhumé, il était quelquefois embarrassé au moment d'entrer dans un salon.

Ce qui dans Parme avait valu une réputation а Gonzo, c'était un magnifique chapeau а trois cornes garni d'une plume noire un peu délabrée, qu'il mettait, même en frac; mais il fallait voir la façon dont il portait cette plume, soit sur la tête, soit а la main; lа était le talent et l'importance. Il s'informait avec une anxiété véritable de l'état de santé du petit chien de la marquise, et si le feu eût pris au palais Crescenzi, il eût exposé sa vie pour sauver un de ces beaux fauteuils de brocart d'or, qui depuis tant d'années accrochaient sa culotte de soie noire, quand par hasard il osait s'y asseoir un instant.

Sept ou huit personnages de cette espèce arrivaient tous les soirs а sept heures dans le salon de la marquise Crescenzi. A peine assis, un laquais magnifiquement vêtu d'une livrée jonquille toute couverte de galons d'argent, ainsi que la veste rouge qui en complétait la magnificence, venait prendre les chapeaux et les cannes des pauvres diables. Il était immédiatement suivi d'un valet de chambre apportant une tasse de café infiniment petite, soutenue par un pied d'argent en filigrane; et toutes les demi-heures un maоtre d'hôtel, portant épée et habit magnifique а la française, venait offrir des glaces.

Une demi-heure après les petits courtisans râpés, on voyait arriver cinq ou six officiers parlant haut et d'un air tout militaire et discutant habituellement sur le nombre et l'espèce des boutons que doit porter l'habit du soldat pour que le général en chef puisse remporter des victoires. Il n'eût pas été prudent de citer dans ce salon un journal français; car, quand même la nouvelle se fût trouvée des plus agréables, par exemple cinquante libéraux fusillés en Espagne, le narrateur n'en fût pas moins resté convaincu d'avoir lu un journal français. Le chef- d'oeuvre de l'habileté de tous ces gens-lа était d'obtenir tous les dix ans une augmentation de pension de cent cinquante francs. C'est ainsi que le prince partage avec sa noblesse le plaisir de régner sur les paysans et sur les bourgeois.

Le principal personnage, sans contredit, du salon Crescenzi, était le chevalier Foscarini, parfaitement honnête homme; aussi avait-il été un peu en prison sous tous les régimes. Il était membre de cette fameuse chambre des députés qui, а Milan, rejeta la loi de l'enregistrement présentée par Napoléon, trait peu fréquent dans l'histoire. Le chevalier Foscarini, après avoir été vingt ans l'ami de la mère du marquis, était resté l'homme influent dans la maison. Il avait toujours quelque conte plaisant а faire, mais rien n'échappait а sa finesse, et la jeune marquise, qui se sentait coupable au fond du coeur, tremblait devant lui.

Comme Gonzo avait une véritable passion pour le grand seigneur, qui lui disait des grossièretés et le faisait pleurer une ou deux fois par an, sa manie était de chercher а lui rendre de petits services; et, s'il n'eût été paralysé par les habitudes d'une extrême pauvreté, il eût pu réussir quelquefois, car il n'était pas sans une certaine dose de finesse et une beaucoup plus grande d'effronterie.

Le Gonzo, tel que nous le connaissons, méprisait assez la marquise Crescenzi, car de sa vie elle ne lui avait adressé une parole peu polie; mais enfin elle était la femme de ce fameux marquis Crescenzi, chevalier d'honneur de la princesse, et qui, une fois ou deux par mois, disait а Gonzo:

-- Tais-toi, Gonzo, tu n'es qu'une bête.

Le Gonzo remarqua que tout ce qu'on disait de la petite Anetta Marini faisait sortir la marquise, pour un instant, de l'état de rêverie et d'incurie où elle restait habituellement plongée jusqu'au moment où onze heures sonnaient, alors elle faisait le thé, et en offrait а chaque homme présent, en l'appelant par son nom. Après quoi, au moment de rentrer chez elle, elle semblait trouver un moment de gaieté, c'était l'instant qu'on choisissait pour lui réciter les sonnets satiriques.

On en fait d'excellents en Italie: c'est le seul genre de littérature qui ait encore un peu de vie; а la vérité il n'est pas soumis а la censure, et les courtisans de la casa Crescenzi annonçaient toujours leur sonnet par ces mots: Madame la marquise veut-elle permettre que l'on récite devant elle un bien mauvais sonnet? et quand le sonnet avait fait rire et avait été répété deux ou trois fois, l'un des officiers ne manquait pas de s'écrier: M. le ministre de la police devrait bien s'occuper de faire un peu pendre les auteurs de telles infamies. Les sociétés bourgeoises, au contraire, accueillent ces sonnets avec l'admiration la plus franche, et les clercs de procureurs en vendent des copies.

D'après la sorte de curiosité montrée par la marquise, Gonzo se figura qu'on avait trop vanté devant elle la beauté de la petite Marini qui d'ailleurs avait un million de fortune, et qu'elle en était jalouse. Comme avec son sourire continu et son effronterie complète envers tout ce qui n'était pas noble, Gonzo pénétrait partout, dès le lendemain il arriva dans le salon de la marquise, portant son chapeau а plumes d'une certaine façon triomphante et qu'on ne lui voyait guère qu'une fois ou deux chaque année lorsque le prince lui avait dit: Adieu Gonzo.

Après avoir salué respectueusement la marquise, Gonzo ne s'éloigna point comme de coutume pour aller prendre place sur le fauteuil qu'on venait de lui avancer. Il se plaça au milieu du cercle, et s'écria brutalement: -- J'ai vu le portrait de monseigneur del Dongo. Clélia fut tellement surprise qu'elle fut obligée de s'appuyer sur le bras de son fauteuil; elle essaya de faire tête а l'orage, mais bientôt fut obligée de déserter le salon.

-- Il faut convenir, mon pauvre Gonzo, que vous êtes d'une maladresse rare, s'écria avec hauteur l'un des officiers qui finissait sa quatrième glace. Comment ne savez-vous pas que le coadjuteur, qui a été l'un des plus braves colonels de l'armée de Napoléon, a joué jadis un tour pendable au père de la marquise, en sortant de la citadelle où le général Conti commandait comme il fût sorti de la Steccata (la principale église de Parme)?
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:38

-- J'ignore en effet bien des choses, mon cher capitaine, et je suis un pauvre imbécile qui fais des bévues toute la journée.

Cette réplique, tout а fait dans le goût italien, fit rire aux dépens du brillant officier. La marquise rentra bientôt; elle s'était armée de courage, et n'était pas sans quelque vague espérance de pouvoir elle-même admirer ce portrait de Fabrice, que l'on disait excellent. Elle parla des éloges du talent de Hayez, qui l'avait fait. Sans le savoir elle adressait des sourires charmants au Gonzo qui regardait l'officier d'un air malin. Comme tous les autres courtisans de la maison se livraient au même plaisir, l'officier prit la fuite, non sans vouer une haine mortelle au Gonzo; celui-ci triomphait, et, le soir, en prenant congé, fut engagé а dоner pour le lendemain.

-- En voici bien d'une autre! s'écria Gonzo, le lendemain, après le dоner, quand les domestiques furent sortis, n'arrive-t-il pas que notre coadjuteur est tombé amoureux de la petite Marini!...

On peut juger du trouble qui s'éleva dans le coeur de Clélia en entendant un mot aussi extraordinaire. Le marquis lui-même fut ému.

-- Mais Gonzo, mon ami, vous battez la campagne comme а l'ordinaire! et vous devriez parler avec un peu plus de retenue d'un personnage qui a eu l'honneur de faire onze fois la partie de whist de Son Altesse!

-- Eh bien! monsieur le marquis, répondit le Gonzo avec la grossièreté des gens de cette espèce, je puis vous jurer qu'il voudrait bien aussi faire la partie de la petite Marini. Mais il suffit que ces détails vous déplaisent; ils n'existent plus pour moi, qui veux avant tout ne pas choquer mon adorable marquis.

Toujours, après le dоner, le marquis se retirait pour faire la sieste. Il n'eut garde, ce jour-lа; mais le Gonzo se serait plutôt coupé la langue que d'ajouter un mot sur la petite Marini; et, а chaque instant, il commençait un discours, calculé de façon а ce que le marquis pût espérer qu'il allait revenir aux amours de la petite bourgeoise. Le Gonzo avait supérieurement cet esprit italien qui consiste а différer avec délices de lancer le mot désiré. Le pauvre marquis, mourant de curiosité, fut obligé de faire des avances: il dit а Gonzo que, quand il avait le plaisir de dоner avec lui, il mangeait deux fois davantage. Gonzo ne comprit pas, et se mit а décrire une magnifique galerie de tableaux que formait la marquise Balbi, la maоtresse du feu prince; trois ou quatre fois il parla de Hayez, avec l'accent plein de lenteur de l'admiration la plus profonde. Le marquis se disait: Bon! il va arriver enfin au portrait commandé par la petite Marini! Mais c'est ce que Gonzo n'avait garde de faire. Cinq heures sonnèrent, ce qui donna beaucoup d'humeur au marquis, qui était accoutumé а monter en voiture а cinq heures et demie, après sa sieste, pour aller au Corso.

-- Voilа comment vous êtes, avec vos bêtises! dit-il grossièrement au Gonzo; vous me ferez arriver au Corso après la princesse, dont je suis le chevalier d'honneur, et qui peut avoir des ordres а me donner. Allons! dépêchez! dites-moi en peu de paroles, si vous le pouvez, ce que c'est que ces prétendus amours de monseigneur le coadjuteur?

Mais le Gonzo voulait réserver ce récit pour l'oreille de la marquise, qui l'avait invité а dоner; il dépêcha donc, en fort peu de mots, l'histoire réclamée, et le marquis, а moitié endormi, courut faire sa sieste. Le Gonzo prit une tout autre manière avec la pauvre marquise. Elle était restée tellement jeune et naïve au milieu de sa haute fortune, qu'elle crut devoir réparer la grossièreté avec laquelle le marquis venait d'adresser la parole au Gonzo. Charmé de ce succès, celui-ci retrouva toute son éloquence, et se fit un plaisir, non moins qu'un devoir, d'entrer avec elle dans des détails infinis.

La petite Anetta Marini donnait jusqu'а un sequin par place qu'on lui retenait au sermon; elle arrivait toujours avec deux de ses tantes et l'ancien caissier de son père. Ces places, qu'elle faisait garder dès la veille, étaient choisies en général presque vis-а-vis la chaire, mais un peu du côté du grand autel, car elle avait remarqué que le coadjuteur se tournait souvent vers l'autel. Or, ce que le public avait remarqué aussi, c'est que non rarement les yeux si parlants du jeune prédicateur s'arrêtaient avec complaisance sur la jeune héritière, cette beauté si piquante; et apparemment avec quelque attention, car, dès qu'il avait les yeux fixés sur elle, son sermon devenait savant; les citations y abondaient, l'on n'y trouvait plus de ces mouvements qui partent du coeur; et les dames, pour qui l'intérêt cessait presque aussitôt, se mettaient а regarder la Marini et а en médire.

Clélia se fit répéter jusqu'а trois fois tous ces détails singuliers. A la troisième, elle devint fort rêveuse; elle calculait qu'il y avait justement quatorze mois qu'elle n'avait vu Fabrice. Y aurait-il un bien grand mal, se disait-elle, а passer une heure dans une église, non pour voir Fabrice, mais pour entendre un prédicateur célèbre? D'ailleurs, je me placerai loin de la chaire, et je ne regarderai Fabrice qu'une fois en entrant et une autre fois а la fin du sermon... Non, se disait Clélia, ce n'est pas Fabrice que je vais voir, je vais entendre le prédicateur étonnant! Au milieu de tous ces raisonnements, la marquise avait des remords; sa conduite avait été si belle depuis quatorze mois! Enfin, se dit-elle, pour trouver quelque paix avec elle-même, si la première femme qui viendra ce soir a été entendre prêcher monsignore del Dongo, j'irai aussi; si elle n'y est point allée, je m'abstiendrai.

Une fois ce parti pris, la marquise fit le bonheur du Gonzo en lui disant:

-- Tâchez de savoir quel jour le coadjuteur prêchera, et dans quelle église? Ce soir, avant que vous ne sortiez, j'aurai peut-être une commission а vous donner.

A peine Gonzo parti pour le Corso, Clélia alla prendre l'air dans le jardin de son palais. Elle ne se fit pas l'objection que depuis dix mois elle n'y avait pas mis les pieds. Elle était vive, animée; elle avait des couleurs. Le soir, а chaque ennuyeux qui entrait dans le salon, son coeur palpitait d'émotion. Enfin on annonça le Gonzo, qui, du premier coup d'oeil, vit qu'il allait être l'homme nécessaire pendant huit jours; la marquise est jalouse de la petite Marini, et ce serait, ma foi, une comédie bien montée, se dit-il, que celle dans laquelle la marquise jouerait le premier rôle, la petite Anetta la soubrette, et monsignore del Dongo l'amoureux! Ma foi, le billet d'entrée ne serait pas trop payé а deux francs. Il ne se sentait pas de joie, et, pendant toute la soirée, il coupait la parole а tout le monde et racontait les anecdotes les plus saugrenues (par exemple, la célèbre actrice et le marquis de Pequigny, qu'il avait apprise la veille d'un voyageur français). La marquise, de son côté, ne pouvait tenir en place; elle se promenait dans le salon, elle passait dans une galerie voisine du salon, où le marquis n'avait admis que des tableaux coûtant chacun plus de vingt mille francs. Ces tableaux avaient un langage si clair ce soir- lа qu'ils fatiguaient le coeur de la marquise а force d'émotion. Enfin, elle entendit ouvrir les deux battants, elle courut au salon; c'était la marquise Raversi! Mais en lui adressant les compliments d'usage, Clélia sentait que la voix lui manquait. La marquise lui fit répéter deux fois la question:

-- Que dites-vous du prédicateur а la mode? qu'elle n'avait point entendue d'abord.

-- Je le regardais comme un petit intrigant, très digne neveu de l'illustre comtesse Mosca; mais а la dernière fois qu'il a prêché, tenez, а l'église de la Visitation, vis- а-vis de chez vous, il a été tellement sublime, que, toute haine cessante, je le regarde comme l'homme le plus éloquent que j'aie jamais entendu.

-- Ainsi vous avez assisté а un de ses sermons? dit Clélia toute tremblante de bonheur.

-- Mais, comment, dit la marquise en riant, vous ne m'écoutiez donc pas? Je n'y manquerais pas pour tout au monde. On dit qu'il est attaqué de la poitrine, et que bientôt il ne prêchera plus!

A peine la marquise sortie, Clélia appela le Gonzo dans la galerie.

-- Je suis presque résolue, lui dit-elle, а entendre ce prédicateur si vanté. Quand prêchera-t-il?

-- Lundi prochain, c'est-а-dire dans trois jours; et l'on dirait qu'il a deviné le projet de Votre Excellence; car il vient prêcher а l'église de la Visitation.

Tout n'était pas expliqué; mais Clélia ne trouvait plus de voix pour parler; elle fit cinq ou six tours dans la galerie, sans ajouter une parole. Gonzo se disait: Voilа la vengeance qui la travaille. Comment peut-on être assez insolent pour se sauver d'une prison, surtout quand on a l'honneur d'être gardé par un héros tel que le général Fabio Conti!

-- Au reste, il faut se presser, ajouta-t-il avec une fine ironie; il est touché а la poitrine. J'ai entendu le docteur Rambo dire qu'il n'a pas un an de vie; Dieu le punit d'avoir rompu son ban en se sauvant traоtreusement de la citadelle.

La marquise s'assit sur le divan de la galerie, et fit signe а Gonzo de l'imiter. Après quelques instants, elle lui remit une petite bourse où elle avait préparé quelques sequins. -- Faites-moi retenir quatre places.

-- Sera-t-il permis au pauvre Gonzo de se glisser а la suite de Votre Excellence?

-- Sans doute; faites retenir cinq places... Je ne tiens nullement, ajouta-t-elle, а être près de la chaire mais j'aimerais а voir Mlle Marini, que l'on dit si jolie.

La marquise ne vécut pas pendant les trois jours qui la séparaient du fameux lundi, jour du sermon. Le Gonzo, pour qui c'était un insigne honneur d'être vu en public а la suite d'une aussi grande dame, avait arboré son habit français avec l'épée; ce n'est pas tout, profitant du voisinage du palais, il fit porter dans l'église un fauteuil doré magnifique destiné а la marquise, ce qui fut trouvé de la dernière insolence par les bourgeois. On peut penser ce que devint la pauvre marquise, lorsqu'elle aperçut ce fauteuil, et qu'on l'avait placé précisément vis-а-vis la chaire. Clélia était si confuse, baissant les yeux, et réfugiée dans un coin de cet immense fauteuil, qu'elle n'eut pas même le courage de regarder la petite Marini, que le Gonzo lui indiquait de la main, avec une effronterie dont elle ne pouvait revenir. Tous les êtres non nobles n'étaient absolument rien aux yeux du courtisan.

Fabrice parut dans la chaire; il était si maigre, si pâle, tellement consumé, que les yeux de Clélia se remplirent de larmes а l'instant. Fabrice dit quelques paroles, puis s'arrêta, comme si la voix lui manquait tout а coup; il essaya vainement de commencer quelques phrases; il se retourna, et prit un papier écrit.

-- Mes frères, dit-il, une âme malheureuse et bien digne de toute votre pitié vous engage, par ma voix, а prier pour la fin de ses tourments, qui ne cesseront qu'avec sa vie.

Fabrice lut la suite de son papier fort lentement; mais l'expression de sa voix était telle, qu'avant le milieu de la prière tout le monde pleurait, même le Gonzo.-- Au moins on ne me remarquera pas, se disait la marquise en fondant en larmes.

Tout en lisant le papier écrit, Fabrice trouva deux ou trois idées sur l'état de l'homme malheureux pour lequel il venait solliciter les prières des fidèles. Bientôt les pensées lui arrivèrent en foule. En ayant l'air de s'adresser au public, il ne parlait qu'а la marquise. Il termina son discours un peu plus tôt que de coutume, parce que, quoi qu'il pût faire, les larmes le gagnaient а un tel point qu'il ne pouvait plus prononcer d'une manière intelligible. Les bons juges trouvèrent ce sermon singulier, mais égal au moins, pour le pathétique, au fameux sermon prêché aux lumières. Quant а Clélia, а peine eut-elle entendu les dix premières lignes de la prière lue par Fabrice, qu'elle regarda comme un crime atroce d'avoir pu passer quatorze mois sans le voir. En rentrant chez elle, elle se mit au lit pour pouvoir penser а Fabrice en toute liberté; et le lendemain d'assez bonne heure, Fabrice reçut un billet ainsi conçu:

«On compte sur votre honneur; cherchez quatre braves de la discrétion desquels vous soyez sûr, et demain au moment où minuit sonnera а la Steccata, trouvez-vous près d'une petite porte qui porte le numéro 19, dans la rue Saint- Paul. Songez que vous pouvez être attaqué, ne venez pas seul. »
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Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839) - Page 4 Empty Re: Stendhal - La Chartreuse de Parme (1839)

Message  _angie_ Ven 16 Nov - 20:39

En reconnaissant ces caractères divins, Fabrice tomba а genoux et fondit en larmes: Enfin, s'écria-t-il, après quatorze mois et huit jours! Adieu les prédications.

Il serait bien long de décrire tous les genres de folies auxquels furent en proie, ce jour-lа, les coeurs de Fabrice et de Clélia. La petite porte indiquée dans le billet n'était autre que celle de l'orangerie du palais Crescenzi, et, dix fois dans la journée, Fabrice trouva le moyen de la voir. Il prit des armes, et seul, un peu avant minuit, d'un pas rapide, il passait près de cette porte, lorsque а son inexprimable joie, il entendit une voix bien connue, dire d'un ton très bas:

-- Entre ici, ami de mon coeur.

Fabrice entra avec précaution, et se trouva а la vérité dans l'orangerie, mais vis-а- vis une fenêtre fortement grillée et élevée, au-dessus du sol, de trois ou quatre pieds. L'obscurité était profonde, Fabrice avait entendu quelque bruit dans cette fenêtre, et il en reconnaissait la grille avec la main, lorsqu'il sentit une main, passée а travers les barreaux, prendre la sienne et la porter а des lèvres qui lui donnèrent un baiser.

-- C'est moi, lui dit une voix chérie, qui suis venue ici pour te dire que je t'aime, et pour te demander si tu veux m'obéir.

On peut juger de la réponse, de la joie, de l'étonnement de Fabrice; après les premiers transports, Clélia lui dit:

-- J'ai fait voeu а la Madone, comme tu sais, de ne jamais te voir; c'est pourquoi je te reçois dans cette obscurité profonde. Je veux bien que tu saches que, si jamais tu me forçais а te regarder en plein jour, tout serait fini entre nous. Mais d'abord, je ne veux pas que tu prêches devant Anetta Marini, et ne va pas croire que c'est moi qui ai eu la sottise de faire porter un fauteuil dans la maison de Dieu.

-- Mon cher ange, je ne prêcherai plus devant qui que ce soit; je n'ai prêché que dans l'espoir qu'un jour je te verrais.

-- Ne parle pas ainsi, songe qu'il ne m'est pas permis, а moi, de te voir.

Ici, nous demandons la permission de passer, sans en dire un seul mot, sur un espace de trois années.

A l'époque où reprend notre récit, il y avait déjа longtemps que le comte Mosca était de retour а Parme, comme premier ministre, plus puissant que jamais.

Après ces trois années de bonheur divin, l'âme de Fabrice eut un caprice de tendresse qui vint tout changer. La marquise avait un charmant petit garçon de deux ans, Sandrino, qui faisait la joie de sa mère; il était toujours avec elle ou sur les genoux du marquis Crescenzi;, Fabrice au contraire, ne le voyait presque jamais; il ne voulut pas qu'il s'accoutumât а chérir un autre père. Il conçut le dessein d'enlever l'enfant avant que ses souvenirs fussent bien distincts.

Dans les longues heures de chaque journée où la marquise ne pouvait voir son ami, la présence de Sandrino la consolait; car nous avons а avouer une chose qui semblera bizarre au nord des Alpes: malgré ses erreurs elle était restée fidèle а son voeu; elle avait promis а la Madone, l'on se le rappelle peut-être, de ne jamais voir Fabrice; telles avaient été ses paroles précises: en conséquence elle ne le recevait que de nuit, et jamais il n'y avait de lumières dans l'appartement.

Mais tous les soirs il était reçu par son amie; et, ce qui est admirable, au milieu d'une cour dévorée par la curiosité et par l'ennui, les précautions de Fabrice avaient été si habilement calculées, que jamais cette amicizia, comme on dit en Lombardie, ne fut même soupçonnée. Cet amour était trop vif pour qu'il n'y eût pas des brouilles; Clélia était fort sujette а la jalousie, mais presque toujours les querelles venaient d'une autre cause. Fabrice avait abusé de quelque cérémonie publique pour se trouver dans le même lieu que la marquise et la regarder, elle saisissait alors un prétexte pour sortir bien vite, et pour longtemps exilait son ami.

On était étonné а la cour de Parme de ne connaоtre aucune intrigue а une femme aussi remarquable par sa beauté et l'élévation de son esprit; elle fit naоtre des passions qui inspirèrent bien des folies, et souvent Fabrice aussi fut jaloux.

Le bon archevêque Landriani était mort depuis longtemps; la piété, les moeurs exemplaires, l'éloquence de Fabrice l'avaient fait oublier; son frère aоné était mort et tous les biens de la famille lui étaient arrivés. A partir de cette époque il distribua chaque année aux vicaires et aux curés de son diocèse les cent et quelque mille francs que rapportait l'archevêché de Parme.

Il eût été difficile de rêver une vie plus honorée, plus honorable et plus utile que celle que Fabrice s'était faite, lorsque tout fut troublé par ce malheureux caprice de tendresse.

-- D'après ce voeu que je respecte et qui fait pourtant le malheur de ma vie puisque tu ne veux pas me voir de jour, dit-il un jour а Clélia, je suis obligé de vivre constamment seul, n'ayant d'autre distraction que le travail; et encore le travail me manque. Au milieu de cette façon sévère et triste de passer les longues heures de chaque journée, une idée s'est présentée, qui fait mon tourment et que je combats en vain depuis six mois: mon fils ne m'aimera point, il ne m'entend jamais nommer. Elevé au milieu du luxe aimable du palais Crescenzi, а peine s'il me connaоt. Le petit nombre de fois que je le vois, je songe а sa mère, dont il me rappelle la beauté céleste et que je ne puis regarder, et il doit me trouver une figure sérieuse ce qui, pour les enfants, veut dire triste.

-- Eh bien! dit la marquise, où tend tout ce discours qui m'effraye?

-- A ravoir mon fils! Je veux qu'il habite avec moi je veux le voir tous les jours, je veux qu'il s'accoutume а m'aimer; je veux l'aimer moi-même а loisir. Puisqu'une fatalité unique au monde veut que je sois privé de ce bonheur dont jouissent tant d'âmes tendres, et que je ne passe pas ma vie avec tout ce que j'adore, je veux du moins avoir auprès de moi un être qui te rappelle а mon coeur, qui te remplace en quelque sorte. Les affaires et les hommes me sont а charge dans ma solitude forcée; tu sais que l'ambition a toujours été un mot vide pour moi, depuis l'instant où j'eus le bonheur d'être écroué par Barbone, et tout ce qui n'est pas sensation de l'âme me semble ridicule dans la mélancolie qui loin de toi m'accable.

On peut comprendre la vive douleur dont le chagrin de son ami remplit l'âme de la pauvre Clélia; sa tristesse fut d'autant plus profonde qu'elle sentait que Fabrice avait une sorte de raison. Elle alla jusqu'а mettre en doute si elle ne devait pas tenter de rompre son voeu. Alors elle eût reçu Fabrice de jour comme tout autre personnage de la société, et sa réputation de sagesse était trop bien établie pour qu'on en médоt. Elle se disait qu'avec beaucoup d'argent elle pourrait se faire relever de son voeu; mais elle sentait aussi que cet arrangement tout mondain ne tranquilliserait pas sa conscience, et peut-être le ciel irrité la punirait de ce nouveau crime.

D'un autre côté, si elle consentait а céder au désir si naturel de Fabrice, si elle cherchait а ne pas faire le malheur de cette âme tendre qu'elle connaissait si bien, et dont son voeu singulier compromettait si étrangement la tranquillité, quelle apparence d'enlever le fils unique d'un des plus grands seigneurs d'Italie sans que la fraude fût découverte? Le marquis Crescenzi prodiguerait des sommes énormes, se mettrait lui-même а la tête des recherches, et tôt ou tard l'enlèvement serait connu. Il n'y avait qu'un moyen de parer а ce danger, il fallait envoyer l'enfant au loin, а Edimbourg, par exemple, ou а Paris; mais c'est а quoi la tendresse d'une mère ne pouvait se résoudre. L'autre moyen proposé par Fabrice, et en effet le plus raisonnable, avait quelque chose de sinistre augure et de presque encore plus affreux aux yeux de cette mère éperdue; il fallait, disait Fabrice, feindre une maladie; l'enfant serait de plus en plus mal, enfin il viendrait а mourir pendant une absence du marquis Crescenzi.

Une répugnance qui, chez Clélia, allait jusqu'а la terreur, causa une rupture qui ne put durer.

Clélia prétendait qu'il ne fallait pas tenter Dieu; que ce fils si chéri était le fruit d'un crime, et que, si encore l'on irritait la colère céleste, Dieu ne manquerait pas de le retirer а lui. Fabrice reparlait de sa destinée singulière: L'état que le hasard m'a donné, disait-il а Clélia, et mon amour m'obligent а une solitude éternelle, je ne puis, comme la plupart de mes confrères avoir les douceurs d'une société intime, puisque vous ne voulez me recevoir que dans l'obscurité, ce qui réduit а des instants, pour ainsi dire, la partie de ma vie que je puis passer avec vous.

Il y eut bien des larmes répandues. Clélia tomba malade; mais elle aimait trop Fabrice pour se refuser constamment au sacrifice terrible qu'il lui demandait en apparence, Sandrino tomba malade; le marquis se hâta de faire appeler les médecins les plus célèbres, et Clélia rencontra dès cet instant un embarras terrible qu'elle n'avait pas prévu; il fallait empêcher cet enfant adoré de prendre aucun des remèdes ordonnés par les médecins; ce n'était pas une petite affaire.

L'enfant, retenu au lit plus qu'il ne fallait pour sa santé, devint réellement malade. Comment dire au médecin la cause de ce mal? Déchirée par deux intérêts contraires et si chers, Clélia fut sur le point de perdre la raison. Fallait-il consentir а une guérison apparente, et sacrifier ainsi tout le fruit d'une feinte si longue et si pénible? Fabrice, de son côté, ne pouvait ni se pardonner la violence qu'il exerçait sur le coeur de son amie, ni renoncer а son projet. Il avait trouvé le moyen d'être introduit toutes les nuits auprès de l'enfant malade, ce qui avait amené une autre complication. La marquise venait soigner son fils, et quelquefois Fabrice était obligé de la voir а la clarté des bougies, ce qui semblait au pauvre coeur malade de Clélia un péché horrible et qui présageait la mort de Sandrino. C'était en vain que les casuistes les plus célèbres, consultés sur l'obéissance а un voeu, dans le cas où l'accomplissement en serait évidemment nuisible, avaient répondu que le voeu ne pouvait être considéré comme rompu d'une façon criminelle, tant que la personne engagée par une promesse envers la Divinité s'abstenait non pour un vain plaisir des sens mais pour ne pas causer un mal évident. La marquise n'en fut pas moins au désespoir, et Fabrice vit le moment où son idée bizarre allait amener la mort de Clélia et celle de son fils.

Il eut recours а son ami intime, le comte Mosca, qui tout vieux ministre qu'il était, fut attendri de cette histoire d'amour qu'il ignorait en grande partie.

-- Je vous procurerai l'absence du marquis pendant cinq ou six jours au moins: quand la voulez-vous?

A quelque temps de lа, Fabrice vint dire au comte que tout était préparé pour que l'on pût profiter de l'absence.

Deux jours après, comme le marquis revenait а cheval d'une de ses terres aux environs de Mantoue, des brigands, soldés apparemment par une vengeance particulière, l'enlevèrent, sans le maltraiter en aucune façon et le placèrent dans une barque, qui employa trois jours а descendre le Pô et а faire le même voyage que Fabrice avait exécuté autrefois après la fameuse affaire Giletti. Le quatrième jour, les brigands déposèrent le marquis dans une оle déserte du Pô, après avoir eu le soin de le voler complètement, et de ne lui laisser ni argent ni aucun effet ayant la moindre valeur. Le marquis fut deux jours entiers avant de pouvoir regagner son palais а Parme; il le trouva tendu de noir et tout son monde dans la désolation.

Cet enlèvement, fort adroitement exécuté, eut un résultat bien funeste: Sandrino, établi en secret dans une grande et belle maison où la marquise venait le voir presque tous les jours, mourut au bout de quelques mois. Clélia se figura qu'elle était frappée par une juste punition, pour avoir été infidèle а son voeu а la Madone: elle avait vu si souvent Fabrice aux lumières, et même deux fois en plein jour et avec des transports si tendres, durant la maladie de Sandrino! Elle ne survécut que de quelques mois а ce fils si chéri, mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami.

Fabrice était trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide; il espérait retrouver Clélia dans un meilleur monde, mais il avait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'il avait beaucoup а réparer.

Peu de jours après la mort de Clélia, il signa plusieurs actes par lesquels il assurait une pension de mille francs а chacun de ses domestiques, et se réservait, pour lui- même, une pension égale; il donnait des terres, valant cent milles livres de rente а peu près, а la comtesse Mosca; pareille somme а la marquise del Dongo, sa mère, et ce qui pouvait rester de la fortune paternelle, а l'une de ses soeurs mal mariée. Le lendemain après avoir adressé а qui de droit la démission de son archevêché et de toutes les places dont l'avaient successivement comblé la faveur d'Ernest V et l'amitié du premier ministre, il se retira а la Chartreuse de Parme, située dans les bois voisins du Pô, а deux lieues de Sacca.

La comtesse Mosca avait fort approuvé, dans le temps, que son mari reprоt le ministère, mais jamais elle n'avait voulu consentir а rentrer dans les états d'Ernest V. Elle tenait sa cour а Vignano, а un quart de lieue de Casal-Maggiore, sur la rive gauche du Pô, et par conséquent dans les états de l'Autriche. Dans ce magnifique que palais de Vignano, que le comte lui avait fait bâtir, elle recevait les jeudis toute la haute société de Parme, et tous les jours ses nombreux amis. Fabrice n'eût pas manqué un jour de venir а Vignano. La comtesse en un mot réunissait toutes les apparences du bonheur, mais elle ne survécut que fort peu de temps а Fabrice, qu'elle adorait, et qui ne passa qu'une année dans sa Chartreuse.

*FIN*
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